L’opinion est souvent valorisée alors
qu’elle paraît inférieure à la connaissance ou à la réflexion critique.
L’opinion, dans la mesure où elle consiste
à tenir une proposition pour vraie sans preuve, autrement dit de façon
immédiate, paraît avoir toujours tort en ce sens qu’on n’a pas le droit
d’affirmer ce qu’on ne connaît pas.
Cependant, une opinion peut être
légitime lorsqu’on ne peut pas ne pas faire confiance aux autres, voire aux
choses, et qu’on ne peut pas ne pas se prononcer.
On peut alors se demander si l’opinion a
toujours tort dans tous les domaines. Elle a tort dans l’affirmation sans
connaître, mais est légitime dans la mesure où tout n’est pas vérifiable,
quoiqu’elle a tort à cause de son origine dans les besoins.
Ce qui caractérise l’opinion c’est
qu’elle consiste en propositions qu’on tient pour vraies. Elle se distingue
ainsi de la connaissance dans la mesure où elle est immédiate et ne repose pas
sur des preuves. Elle ne provient pas d’une hypothèse ou conjecture testée. Or,
une opinion peut être vraie ou fausse. Dans ce dernier cas, il est clair
qu’elle a tort puisqu’elle prétend être vraie. Cela présuppose que toutes les
opinions ne sont pas vraies. En effet, si toutes les opinions étaient vraies, il
y aurait selon Aristote dans la Métaphysique
(K, 1) contradiction entre elles. Il faudrait admettre que la réalité varie en
fonction des points de vue de même que celui qui louche voit deux personnes
alors que celui qui ne louche pas en voit une. Or, il est manifestement absurde
que la même personne soit une ou deux. Mais l’opinion en général ne semble pas
alors avoir tort s’il lui arrive d’être vraie.
En fait, avoir une opinion, c’est
justement ne pas savoir et affirmer comme vraie une proposition dont on ne sait
pas si elle est vraie ou fausse. On peut dire alors avec Épictète dans les Entretiens (Livre II, XI Quel est le
commencement de la philosophie) que l’opinion doit être refusée car on n’a
aucune raison de soutenir notre opinion, qu’elle soit personnelle ou qu’elle
soit celle de notre culture. Ainsi, si mon opinion est fausse, je ne peux pas
le savoir. Autrement dit, avoir une opinion implique de pouvoir se tromper sans
le savoir. Par exemple, si je crois qu’un champignon est une nourriture saine
alors qu’il est nuisible, je risque de mourir. Aussi paraît-il préférable de
douter plutôt que d’avoir des opinions aussi bien dans le domaine de la connaissance
que dans la pratique.
Toutefois, il faut agir et donc prendre
des décisions. Et il n’apparaît pas possible de réfléchir à tout, sur tout, tout
le temps Il est donc alors nécessaire de soutenir des opinions en l’absence de
connaissance de sorte que l’opinion en tant que telle ne paraît pas avoir toujours
tort. Ne faut-il pas aussi admettre des opinions non seulement dans la pratique
mais aussi dans la connaissance ?
En effet, l’opinion est une proposition
que l’on tient pour vraie sans chercher à la vérifier. Or, en ce sens, si avoir
tort, c’est faire ou penser contrairement à ce qu’on doit, on peut avoir une
opinion sans avoir tort lorsqu’on fait confiance aux autres. C’est bien évidemment
le cas dans la pratique où il paraît nécessaire de s’appuyer sur des opinions, notamment
dans la vie sociale comme Tocqueville le montre dans De la démocratie en Amérique (1835). En effet, sinon, chacun suivant
ses opinions, il n’y aurait pas d’opinions communes et donc pas de société qui implique
coopération, accord. Il en va de même dans la connaissance. Par exemple, en
géographie, on fait confiance aux témoins qui nous décrivent les pays. Même si
je ne suis jamais allé au Burkina Faso, comment ne pas croire les descriptions
qu’on m’en donne ? C’est qu’en effet, il est impossible de tout vérifier.
Cependant, en sciences, ne doit-on pas tout vérifier, y compris refaire les expériences
que d’autres ont faites ?
Vérifier, c’est apporter une preuve qui
peut être une expérience ou un témoignage notamment en histoire. Si on vérifie
la preuve, il en faut une autre, et ainsi de suite à l’infini. Ainsi,
l’exigence de tout vérifier, loin de rendre la science possible, la détruit.
Autrement dit, tout vérifier reviendrait à ne rien connaître. Il n’est pas
possible de tout vérifier, y compris en science de sorte que l’opinion n’a pas
toujours tort en science. Par exemple, lorsque Galilée (1564-1642) a braqué la
lunette qu’il avait améliorée vers le ciel en 1609 et découvert quatre
satellites de Jupiter, il a fait confiance en son instrument. Sans quoi, il n’aurait
rien pu affirmer.
Néanmoins, lorsqu’on a une opinion, elle
dirige nos éventuelles investigations et risque ainsi non seulement de nous
induire en erreur, mais de ne pas nous permettre de nous corriger. Dès lors, ne
doit-on pas rejeter toujours l’opinion ? Comment est-ce possible s’il est
impossible de tout vérifier ?
Comme l’opinion s’affirme sans preuve,
elle a donc une autre source. On peut donc penser avec Bachelard dans la Formation de l’esprit scientifique
(1938) que l’opinion est la traduction de besoins en termes de connaissance. Par
exemple, au XVIII°, on trouve des traités “scientifiques” qui soutiennent que
l’or ou l’argent se reproduisent. L’exemple montre que l’opinion exprime un
besoin, ici celui de richesse. C’est pour cela que l’opinion a toujours tort en
ce sens qu’elle implique une mauvaise argumentation. Ainsi au XVII° l’opposition
des ovistes et animalculistes suite à la découverte du microscope montre comme
l’opinion dirige la recherche lorsqu’on ne s’en est pas débarrassé. En effet,
chaque camp voyant la reproduction comme un emboitement, le dogme du péché
originel trouvait ainsi une sorte de “preuve”. Il n’en reste pas moins qu’il
est impossible de tout vérifier, donc comment commencer ?
On peut remplacer l’opinion par
l’hypothèse, c’est-à-dire par ce qu’on ne tient ni pour vraie ni pour faux. Et
pour cela, il faut refuser l’opinion, en faire la critique. Finalement, cela
implique qu’on commence par poser des problèmes comme le soutient à juste titre
Bachelard dans la Formation de l’esprit
scientifique. Par exemple, pour les Grecs de l’époque d’Hésiode (VIII° av.
J.-C.), la Terre était une déesse sur laquelle on repose. D’où l’idée qu’elle
avait des racines profondes (Hésiode, Théogonie).
Sa forme, sa place dans l’univers ne sont pas des problèmes avant de les poser.
Thalès (VII°-VI° av. J.-C.) a dû poser le problème avant de proposer sa thèse
selon laquelle elle est un disque plat. La science implique de toujours tout
remettre en cause, y compris ses propres découvertes pour qu’elles ne se figent
pas en opinions.
Disons donc pour finir que le problème
était de savoir si l’opinion a tort dans tous les domaines. Il est apparu
qu’elle risque d’induire en erreur le sujet sans qu’il le sache mais qu’elle a
raison lorsqu’elle permet une décision dans l’action, voire dans la
connaissance. Toutefois, dans ce dernier domaine, l’opinion est illégitime en
ce qu’elle y transporte des considérations étrangères et en ce sens qu’elle
n’est nullement nécessaire : au contraire, elle empêche que des problèmes
soient clairement posés.