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Peut-on penser qu'une parole puisse être dénuée de sens ?

L’opinion commune ne peut admettre que nous puissions parler sans, en même temps, donner du sens à ce que disons. L’expression " parler pour ne rien dire " est sur ce point très significative et montre assez le mépris affiché envers ceux qui se laissent entraîner par le flot des mots dans une parole non signifiante a-priori.

Cette même expression populaire pose en fait le problème de la performance du discours et du sens que nous donnons à chaque parole que nous proférons. Et il n’est pas certain que celui qui " parle pour ne rien dire ", selon le sens commun, soit en fait celui dont la parole est la moins intéressante, du moins la moins porteuse de sens.

Ce qu’il importe ici de définir est le sens véritable que nous donnons à ces deux notions que sont le dire et le parler, dont le statut dans la mise en place d’un ordre du discours est fondateur de notre expérience de la parole et répond, en fait, à deux sortes d’attentes possibles concernant le langage, mais aussi l’existence elle-même.

Ainsi, s’il est vrai que toute parole doit être le vecteur d’un sens, voire d’une information normative efficace, il n’en demeure pas moins vrai que nous parlons aussi sans rechercher toujours fondamentalement la communication d’un événement intellectuel majeur, ne serait-ce que pour partager nos émotions. En ce sens, la question se posera de savoir si la parole, dans l’espace strict du dire, est le seul moyen dont nous disposons pour ouvrir notre conscience au monde que nous cherchons à toujours mieux appréhender, voire comprendre.

* * *

1. Toute parole implique un sens.

Nous partons ici de l’opinion la plus commune, à savoir que toute parole implique un sens, i.e.: un axe du discours entre deux instances, selon les exigences de la cohérence et de la pertinence de la communication.

1.1. Nécessité d’un destinataire.

Parler implique que deux instances soient " face à face " dans l’échange de communication produit, que ces deux instances soient séparées et immédiatement identifiables, ou qu’elles soient confondues dans la même personne qui entretient alors avec elle-même un rapport de type réflexif.

Toute dérogation à cette définition que pose le sens-commun est en soi signifiante d’une aberration ou d’une grave infraction à l’ordre naturel du discours.

Analyse d’un exemple: le soliloque d’un aliéné. On constate des cas de dérèglements des fonctions phasiques normales chez des patients atteints des symptômes suivants:

  1. le patient parle avec plaisir à des êtres qui ne peuvent lui répondre, le plus souvent des animaux, et éprouve une profonde douleur à " parler dans le vide " quand il s’adresse aux humains, parents ou soignants;

  2. le patient parle à des êtres fictifs avec qui ils entretient des liens privilégiés, qu’ils soient les âmes des défunts, des êtres divins et/ou démoniaques, voire des formes d’existences non-terrestres;

  3. le patient parle à des objets et affirme pouvoir échanger et dialoguer avec eux, dans la mesure où ils sont dotés d’une forme de conscience inconnue aux autres hommes; dans certains cas ces mêmes objets peuvent refuser le dialogue et se taire pour punir le patient;

  4. le patient parle à ses proches mais utilise une langue inconnue que lui seul comprend; cette langue est souvent très cohérente, avec des structures lexicales complètes et une grammaire interne parfois très complexe; un bon thérapeute, qui a mis son patient en confiance, peut apprendre de ce dernier cette nouvelle langue et retrouver avec lui un lien de communication perdu pour tous les autres.

L’analyse de cette énumération de cas, envisagés déjà par CHARCOT dans ses recherches sur les causes de l’hystérie, où le sens habituel du discours est brisé montre que nous trouvons normal de parler à quelqu’un et de porter tout notre effort linguistique en direction d’un destinataire-cible de nos propos. Quelqu’un qui parle seul, ou qui parle dans le vide, est pour le sens commun suspect de folie, du moins de sénilité ou d’imbécillité (au sens pathologique). Cette distinction première est d’ailleurs déjà en-soi une discrimination qui ne veut pas considérer le multiple possible de toute activité langagière: seul le critère formel du schème linguistique de communication semble fonder, pour l’opinion commune, un " ordre du discours ", et hors ce schème toute parole semble s’abolir dans le non-sens...

Nota Bene : la plupart des cas mentionnés ci-dessus posent en eux-mêmes problème et sont intimement liés à notre perception de la normalité, qui est une fonction de la civilisation à laquelle nous participons: une analyse ultérieure nous montrera toute la relativité de ce système de normativité des comportements linguistiques.

1.2. La double cohérence du discours.

A la première condition du discours, qui est celle de l’échange du parler pour fonder un dire, s’ajoute un second ordre de nécessités qui touchent ici la cohérence du propos. Et cette nécessité est double, en ce sens que la cohérence doit être à la fois externe, mais encore interne.

On peut définir la cohérence externe par l’usage des moyens appropriés de communication permettant la compréhension chez l’auditeur choisi.

L’exemple le plus simple est encore celui des niveaux de langage et de technicité des mots choisis: dans le cas commun d’un dialogue entre deux personnes dans une même langue, les difficultés ne manquent pas :

  1. L’un des interlocuteurs n’est pas dans sa langue maternelle, et doit parfois découvrir seul le sens de termes qui semblent " naturels " à l’autre interlocuteur; cas peu fréquent lorsque les deux parlent hors de leur langue maternelle: simplification de la langue instrumentale commune (cf. " l’Anglais des affaires " qui est très loin de l’Anglais réputé " classique ").

  2. L’un des interlocuteurs conserve un niveau de langue très supérieur ou très inférieur à celui de l’autre interlocuteur, voire incorpore des éléments de jargon inconnu ;

  3. l’un des interlocuteurs emploie un langage très spécialisé, en soi très pertinent et très adapté à la situation en général, mais nécessitant un minimum de compétence, ou technique ou sémantique, que ne peut assumer l’autre interlocuteur au moment de l’échange.

Ces cas de non-cohérence externe entre le locuteur et l’auditeur, qui ne partagent pas le même système de références linguistiques ni la même compétence, sont souvent aggravés par une autre non-cohérence qui consiste en l’inadéquation entre le mot et la pensée, tant chez celui qui parle que chez celui qui écoute.

Le cas la plus courant est celui du quiproquo (en Latin: celui-là pour celui-ci) où les deux interlocuteurs échangent des points de vue, voire parfois des idées et des analyses, en pensant chacun à une instance ou à un objet que l’autre n’a pas identifié correctement: on parle de deux personnes, de deux actions, de deux objets en même temps, en mélangeant les affirmations, et ce jusqu’au point où la confusion devient trop évidente pour ne pas passer inaperçue.

Ce qui est remarquable ici, c’est qu’il arrive que nous interprétions les propos de l’autre dans le sens où nous conduisons nous-mêmes notre pensée; que nous corrigeons donc inconsciemment et instantanément tout ce qui nous est dit pour le rendre adéquat à notre propos et ce jusqu’à la limite du non-sens qui fera enfin rupture et nous indiquera notre erreur.

Le quiproquo n’est pas la seule forme de non-cohérence interne du discours; on peut aussi trouver les cas d’approximations de l’énonciation, voire d’énonciations volontairement et sciemment faussées comme l’est le mensonge: on dit ici une chose que l’on sait n’être pas exacte, voire totalement fausse.

Nota Bene: le mensonge se différencie de la mythomanie en ce sens que le mensonge est toujours conscient et volontaire, du moins dans sa forme explicite extérieure (ses motivations peuvent, elles, être plus inconscientes). La mythomanie est quant à elle une affection mentale dans laquelle le patient se reconnaît totalement dans le personnage ou la situation qu’il a créés: il peut y avoir des moments de conscience de ce trouble, mais en règle générale le mythomane perd de plus en plus pied dans la réalité et se réfugie donc plus volontiers dans le monde qu’il s’est créé à sa mesure. Cependant, ce qui est caractéristique de la mythomanie est qu’elle demeure profondément linguistique et pose le problème de la définition de l’individu: le mythomane, dans sa manie, cherche à se (re)définir en tant qu’être et en tant qu’essence par le jeu des définitions qu’il donne aux choses et aux êtres qui l’entourent. En ce sens, ainsi que le remarque LACAN, le mythomane est " moins dupe que nous du monde et des mots puisqu’il soumet le monde et les mots à son jeu de dénominations parallèles! ".

1.3 Pertinence et signification.

Les deux conditions analysées ci-dessus ne sont en soi que des attendus: aussi nécessaires soient-elles, elles ne peuvent être à elles seules suffisantes et ne trouvent tout leur sens et tout leur accomplissement que dans l’instauration d’une " performance discursive ", selon le mot de Noham CHOMSKI, qui consiste en l’apparition sans équivoque d’une signification qui oriente et donne son statut à l’information transmise.

En ce sens, tout système du langage qui ne permet pas une telle manifestation est et demeure radicalement dans l’ordre du " parler " et non du " dire ": la langue des signes n’est performante que pour ceux qui la connaissent et la partagent; elle est dénuée de tout sens pour tous ceux qui ne peuvent en saisir la signification, non seulement linguistique mais encore existentielle: il faut ressentir le " besoin des signes pour que ceux-ci soient pleinement saisis par notre intellect ". Un " parlant " qui utilise cette langue n’aura d’elle qu’une vision utilitaire, et donc qu’un usage; au contraire, un sourd-muet créera en elle son monde intellectuel, donc ses systèmes de références.

Qu’est-ce que la performance linguistique? Il est possible de la définir comme la puissance qu’une langue possède de signifier sans erreur ni confusion un fait de quelque nature qu’il soit. Elle fait donc appel à un premier aspect qui est la pertinence du propos, tant dans le schème de l’énonciation que dans le sens qu’il recouvre de lui-même.

Cette pertinence du propos dépend essentiellement de la structure profonde de toute langue: structure plutôt lexicale ou plutôt syntagmatique, ou mélange des deux. En fait, il importe beaucoup, selon CHOMSKI, qu’une langue offre des possibilités d’énoncer des faits de manière absolument claire et évidente, en offrant soit des mots, soit des règles de création de mots bien précises.

Si l’on suit sur ce point O. KLINEBERG, on constate que certaines langues offrent une multitude de mots pour signifier une chose selon ses divers états: un chameau, le désert ou le sable sont des faits qui font sens pour un homme des régions arides des Proche et Moyen Orients: il n’est donc pas surprenant qu’il existe un grand nombre de substantifs pour désigner ces phénomènes que la langue des Inuits ignore. De même, on sait que les Inuits possèdent une centaine de mots pour dire neige, alors qu’un seul mot suffit à d’autres civilisations chez qui ce phénomène est exceptionnel.

Dans le cas d’une langue qui ne connaît pas de fait un telle abondance, la solution pertinente est souvent la possibilité de créer, selon des règles très strictes, des mots dont le sens se définit par l’analyse des cellules lexicales constitutives. CHOMSKI parlait ici de molécules sémantiques.

Le cas le plus connu, hormis les langues agglutinantes, est celui de l’Allemand qui permet, par association de sèmes, de parvenir à la création d’un " mot performant ". Exemple: la formation du mot " Selbstbedienungwäscherei ".

Ces deux attitudes, multiplicité de termes propres ou création de termes adéquats, ont un sens très précis: elles évitent l’ambiguïté et la confusion des énonciations et permettent un échange le plus pertinent possible, donc le plus performant possible.

Cependant le problème de la pertinence et de la performance de la signification nous confronte à un nouvel aspect de notre rapport au " Dire ": Quand nous parlons, tout notre effort de sens est sous-tendu par une approche plus existentielle et inconsciente des mots, lesquels possèdent une valeur affective intrinsèque qui interfère avec leur valeur d’usage et de compréhension.

Ce point, selon l’analyse qu’en propose CHOMSKI, est très problématique: chaque mot que je prononce est toujours entouré de sens affectifs qui me sont propres et qui dépendent de mon vécu. On pourrait même dire que mes mots sont " incrustés " dans une matrice inconsciente qui leur donne une valeur et une saveur toutes particulières.

Ainsi, le mot  " gauche " n’est pas pour un gaucher un mot négatif: faire admettre à un gaucher qu’être gauche est être maladroit, que ce que comprend l’Italien par gauche est le sinistre, devient vite un exercice très périlleux qui se vide de sens, une fois l’analyse du terme effectuée démontrant que ce n’est là qu’un contenu de civilisation où les droitiers sont majoritaires...

De même, définir une bonne fois pour toute ce que veut dire " aimer " s’avère radicalement impossible, tant les expériences de l’amour sont variables et variées, et demeurent incommensurables les unes aux autres; sans parler de la polysémie profonde de ce mot ( " j’aime mon chien " - " j’aime mes parents " - " j’aime le jambon-purée " - " j’aime rire " - " j’aime Simone " (ou Gaston)...).

Il devient donc ici clair que ce que nous appelons " dire " est en fait une activité langagière très haute et très difficile, en ce sens qu’elle ne semble pas pouvoir admettre de demi-mesures: dès que la confusion, ou l’approximation, ou l’erreur, ou même encore nos simples sentiments entrent en jeu, notre dire perd de sa puissance et retombe dans le monde des simples paroles.

Qu’est-ce donc que dire? Enoncer des faits positifs et identifiables par tous et chacun, dans lesquels aucune dimension d’incertitude n’est permise, ni aucune perte ou de sens ou de temps.

En ce sens, le seul vrai langage qui puisse a-priori nous " dire " quelque chose est le langage formel que manipule la logique ou qu’utilisent les mathématiques: ces deux langues seraient les seules qui puissent permettre une énonciation claire et distincte selon les règles de l’évidence que réclame la raison.

" The rest is silence ", SHAKESPEARE, Hamlet.

 

2. Parole et universalité.

L’analyse précédente, fondée sur la reprise de l’argument du sens commun qui veut que nous évitions de parler pour ne rien dire, a montré que cette exigence de performance, prise dans sa signification la plus radicale, est en vérité très haute, voire inhumaine, car elle réclame de notre part une ascèse de la parole dans une présence constante du sens critique que nous ne pouvons pas connaître.

En fait, une telle exigence n’est qu’un " flatus voci ", un voeu pieux condamné à n’être pas réalisé. Ainsi que la psychologie le démontre, nous ne passons en moyenne que 10% de notre temps de parole à énoncer des mots " utiles ", le reste n’étant constitué que de pures " fonctions phatiques " qui sont le lien et le ciment de notre rapport intersubjectif avec nos contemporains.

Dans de telles conditions, faut-il rendre au " parler " sa dignité?

2.1. Parler et survivre.

" - Bonjour Madame la Marchande! Il va faire beau aujourd’hui !!

" - Bonjour Monsieur le Client! Il va faire beau en effet aujourd’hui !

" - C’est bien ainsi! Surtout que vous travaillez dans le Métro !
     Donnez-moi donc un ticket pour aller à mon travail!

" - Mais où travaillez-vous?

" - Je travaille à mon bureau!

" - Bien! Cela vous fera donc cent mille francs!

" - C’est pas cher!

" - Et c’est confortable! Et plus agréable que le vélo!

" - Surtout quand il pleut!

" - Surtout quand il pleut!

" - Alors à ce soir, Madame la Marchande!

" - Alors à ce soir, Monsieur le client! "

Ces quelques répliques de la pièce de TARDIEU, la sonatine bureaucratique, peuvent nous sembler stupides, voire absurdes. Elles sont en vérité la reprise de ce que nous accomplissons tous les jours sans nous en rendre compte: nous parlons dans le vide, nous remplissons le vide, nous nous échappons du vide en parlant de tout et de rien avec n’importe qui, ou plutôt quelqu’un qui ne nous importe pas. En fait, nous luttons contre le silence, pour nous symbole de mort, et nous préférons mal le remplir plutôt que bien l’écouter.

La linguistique appelle cela une " fonction phatique ": nous énonçons des choses ou des faits sans en attendre un sens. Cette fonction est en fait une fonction psychologique dont le seul but semble être de nous rattacher aux autres.

Aussi absurde qu’elle nous puisse sembler, cette opération linguistique est fondamentale, en ce sens qu’elle nous sert tout d’abord à établir un lien entre nous et nos contemporains. Le " c’est pour déjeuner? " du restaurateur, le " alors, comment allez-vous? " du médecin sont en eux-mêmes vides de sens: j’attends d’un restaurateur qu’il me donne à manger et d’un médecin qu’il me rende la santé; c’est là leur fonction; ils ne peuvent donc pas s’étonner, ni m’étonner, quand je vais à leur rencontre.

Pour autant, il serait difficile de commencer tout échange avec eux sans ces considérations d’usage qui établissent les premières secondes de notre communication. C’est là le " prix à payer pour parler ", selon le mot de CAMUS.

Ces paroles, vides de sens a-priori, sont d’autant plus importantes qu’elles peuvent rétablir un lien coupé: l’expérience de la solitude, qu’elle soit volontaire ou forcée, rend très problématique le retour au monde social. Les expériences de confinement tentées par des psychologues sur des patients, parfois désignés d’office, le montrent assez: après un délai relativement bref, un homme à qui on ne parle pas risque de perdre le sens de son existence, voire la raison; et beaucoup luttent contre ce péril en se parlant à eux-mêmes, en s’obligeant à réciter des poèmes appris dans l’enfance, voire tout simplement les tables de la multiplication.

Ce facteur (re)socialisant est en vérité la première fonction que l’homme assigne et reconnaît au langage. Dès son plus jeune âge, l’homme doit fonder son existence dans le rapport aux autres et à lui-même, et il ne peut le faire que par l’expérience du langage, fût-il primitif ou incomplet.

Le rapport aux autres, et pour commencer celui à la mère, est radicalement linguistique, même si le facteur " langue " n’intervient qu’assez tard. La mère parle à son enfant, créant par ce biais une imprégnation linguistique très forte. Ce " bain de mots " est la matrice dans laquelle les premières fonctions intellectuelles vont pouvoir voir le jour, ne serait-ce que par la reconnaissance du nom: assez tôt un enfant sait que tel nom est le sien, qu’il l’appelle ou le convoque, qu’il est donc la marque de son existence. A-contrario, on sait qu’un enfant dont le nom n’est jamais prononcé risque de sombrer dans une déréalisation de ses schémas corporels et psychiques qui peut le conduire à un état proche de l’autisme.

Le rapport à soi est tout autant linguistique: l’apprentissage du nom, puis du " je " donne à l’enfant ses premiers repères propres dans le monde: il n’est plus objet, manipulé par les autres et surtout la mère, il devient sujet et se pose - ou s’oppose - comme tel face au monde.

En ce sens, parler est pour l’enfant le moyen unique, absolument nécessaire, pour se créer en tant qu’individu, et pour l’adulte, la seule voie de reconnaissance de cette individualité acquise au prix de la scission d’avec la mère.

On peut déjà affirmer ici que parler est en soi, sur ce point, bien plus fondamental que dire, lequel ne peut venir que bien plus tard, une fois les conditions de l’apparition du sujet pensant réalisées.

Une telle analyse a été poussée vers encore plus de sens pour nous par Martin BUBER dans la vie en dialogue, oeuvre dans laquelle il définit la condition dialogique de toute existence. Selon lui, " une vie dialogique n’est pas une vie dans laquelle nous avons beaucoup à faire avec les gens, mais une vie dans laquelle nous avons vraiment affaire avec les gens avec les quels nous sommes en rapport ". En ce sens le vrai solitaire n’est pas celui " qui vit dans le monologue, (mais bien) celui qui n’est pas capable de réaliser en son essence la société où son destin le fait mouvoir ".

Cette nouvelle dimension de la parole comme système de manifestation à soi de son essence propre dialogique est le prélude à un nouveau champ de réalité dans lequel je puis " re-trouver " la personne d’autrui. " Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et les siens sont appelés par l’état de discussion. " (Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la Perception). En ce sens il est possible de dire que mes mots et ses mots " s’insèrent dans une opération commune dont aucun n’est ici le créateur, (mais par laquelle) nous coexistons à-travers un même monde " (op. cit.)

C’est ici que se tisse le vrai lien dialogique avec autrui et avec moi-même: " dans le dialogue présent je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue et m’en ressouviens, que je puis le réintégrer à ma vie , en faire un épisode de mon histoire privée. " (op. cit.).

2.2. L’impasse du mensonge.

Si parler est la condition existentielle fondamentale qui donne son sens à la vie, voire lui assigne sa dimension la plus parfaitement humaine, cette affirmation, en soi séduisante, ne peut nous faire oublier que la parole, le parler, sont aussi vecteurs de fausseté, non seulement dans la qualité des choses dites, ce qui est la cas le plus courant de l’erreur, mais aussi et surtout dans le rapport qui nous unit à notre pouvoir de dire, donc d’ " existence - dans - le - langage ", selon le mot de HEIDEGGER.

Cette désunion de notre être et du langage est à proprement parler le mensonge. Et c’est ici à l’analyse du mensonge qu’il nous faut nous livrer afin d’en saisir, au-delà des mécanismes apparents, la racine existentielle, de loin plus problématique que l’approche simplement morale.

Nous le savons tous très bien, nous ne sommes pas à l’abri du mensonge, ne serait-ce que de celui qui consiste à omettre un élément significatif lors de nos échanges avec les autres. La racine évidente de ce mensonge est soit la peur, soit la compassion, soit le simple désir de nuire à autrui en travestissant la vérité, voire en l’anéantissant. Ce qui demeure plus obscur est notre statut de menteur, notre condition d’être celui qui ment et qui néanmoins connaît le vrai, voire qui a aussi conscience du devoir de dire le vrai.

Ici se joue la plus grande tragédie, selon le mot de KIERKEGAARD: " jusqu’à quel point une vérité peut-elle s’apprendre? ", (les Miettes Philosophiques, chap.1, " l’hypothèse fictive ").

Dire le vrai, ne pas mentir est la condition existentielle la plus haute: celle de la coïncidence de soi avec sa pensée et sa propre existence. Or, ainsi que le fait remarquer KIERKEGAARD dans le Journal du Séducteur, c’est là la chose la moins connue des hommes. Nous sommes menteurs envers les autres et surtout envers nous-mêmes de manière irrémédiable, et ce parce que nous sommes atteints du pire des maux: l’angoisse.

Cette angoisse est celle de la solitude, de l’incompréhension, du vide qu’occuperait notre vie si nous n’avions pas le secours de la présence des autres. Or cette présence est une présence néfaste: nous devons paraître aux autres, et non simplement exister pour eux. Où trouver un exemple de cette scission fondamentale? Dans la personne de Dom Juan.

Pour KIERKEGAARD, Dom Juan est le modèle de l’homme saisi par l’angoisse existentielle: il trompe, il ment, il fuit pour exister. Le mensonge, la tromperie, la fuite sont ses marques distinctives selon lesquelles il existe pour les autres. Mentir à une femme, lui jurer un amour éternel et savoir qu’elle est déjà condamnée au moment où elle cède, c’est enfin exister: le mensonge dévoilé, elle haïra le menteur, voire le poursuivra ou mourra, mais elle agira en fonction de lui. Et lui alors existera au moins pour elle, au moins cette fois-là.

Il ne faut pas croire que Dom Juan est ainsi pardonné par notre auteur. Au contraire, s’il le comprend et comprend son système du mensonge, qu’il a lui-même connu dans sa vie d’homme, KIERKEGAARD a compris que ces mensonges qui nuisent à autrui sont surtout et d’abord une mort existentielle à retardement, qui condamne déjà l’homme pris dans ses paradoxes.

Dom Juan est fautif. Il est fautif de la pire des fautes, celle de ne pas avoir su surpasser le paradoxe de l’existence que nous pourrions énoncer ainsi: " dans la possibilité, tout est également possible. Et qui se met à son école a compris tout le terrible de la vie autant que son aspect enchanteur. ", le Concept d’Angoisse.

Dom Juan est libre, absolument libre. Rien ne lui est imposé. Tout lui est offert. Tout pour lui est possible. Et c’est justement cette hésitation devant les possibles qui fonde son désespoir, marque et conséquence de l’angoisse du choix infini.

" A tout instant, l’individu est lui-même et le genre humain C’est là la perfection de l’homme considéré comme état. (...) (Et) la perfection personnelle consiste donc à participer sans réserve à la totalité. (...) En même temps, c’est une contradiction. " op.cit. Dom Juan est donc l’image de son siècle, i.e.: de tous les hommes. Or il ne peut être et lui et tous ces hommes, à la fois. Le poids de ce fardeau est trop lourd: le paradoxe est trop puissant.

La seule solution que trouve donc l’homme angoissé est la fuite dans le reniement de son essence particulière (du moins son omission volontaire) quand il se conforme aux principes et idées de la foule, à ses jugements: " il est une conception de la vie pour laquelle là où est la foule, là est aussi la vérité; la vérité est dans la nécessité d’avoir pour elle la foule. Mais il en est une autre: pour elle, partout où est la foule, là aussi est le mensonge, si bien que - pour porter un instant la question à l’extrême - si tous les Individus détenaient chacun séparément et en silence la vérité néanmoins, s’ils se réunissaient en foule - qui prendrait dès lors une signification décisive quelconque par la parole, par le vote, par le tapage - l’on aurait aussitôt le mensonge. " (Un point de vue explicatif de mon oeuvre, note 1 " sur la décadence de l’individu ")

La foule est le mensonge car elle est fondamentalement ce qui se déploie " dans une totale absence de repentir et de responsabilité, ou du moins elle atténue la responsabilité de l’individu en la fractionnant. ". En un mot la foule est la lâcheté, la parole gratuite en ce sens qu’elle n’engage pas, qu’elle n’engage à rien celui qui parle et qui est noyé en son sein. Et le lâche est celui qui se cache derrière elle, dans elle, sous elle pour ne pas voir ce qui compose son essence propre d’individu. C’est en ce sens que Dom Juan est lâche: non qu’il fuie devant ses conquêtes ni devant leurs vengeurs, mais qu’il fuie devant lui-même en se donnant le rôle du séducteur que tous désormais associent à son existence. Dom Juan est une Figure de la conformité: il est ce que l’ON dit de lui. Il ne pourrait supporter que l’ON ne dise rien de lui. Il est ce que l’ON définit par le terme " séducteur ". En ce sens Dom Juan est déjà mort avant que d’exister comme Individu.

2.3. Le choix du silence.

Face un telle perte du sens que nous inflige la parole quand nous ne parvenons plus à la susciter pour notre existence, mais que nous en devenons les jouets, il est un choix que l’on peut faire: se taire et taire toute chose du monde.

Cette expérience du silence volontaire est aussi vieille que celle de la parole: il est des lieux où parler est inutile, voire où parler est impie. Le silence des cimetières, des grottes, des édifices religieux dans leurs recoins les plus retirés, de la nature-même quand elle confine au sublime est le silence parfois le plus habité qui soit. Surtout, ce silence est le lieu où habite la pensée quand elle se retourne sur elle même, et qu’elle cherche à se définir hors des normes habituelles qui entravent toute conquête de soi. Alors le silence se fait Théâtre: " si loin que remontent mes souvenirs, ma seule joie a été que personne ne pût découvrir combien je me sentais malheureux; cette exacte correspondance entre ma mélancolie et ma virtuosité à la cacher montre que j’étais destiné à vivre pour moi-même. " (KIERKEGAARD, op. cit.)

Il ne faut pas croire que KIERKEGAARD fasse ici l’apologie de la mélancolie comme seul mode de vie digne ni joyeuse. Ce qui remplit ici notre auteur de joie est qu’il ait pu éviter de livrer ses doutes et ses douleurs en pâture, entre les crocs des censeurs aveugles: enfant, il devait se rendre chaque dimanche sur la tombe de son frère aîné, mort un an avant sa naissance; or ce frère se nommait Sören, tout comme lui. C’est donc sa tombe qu’il visitait et c’est son nom qu’il lisait sur la froide pierre grise. Avouer l’horreur de cette situation, le désespoir de se savoir déjà mort - dans son frère - était inutile: comment ses parents auraient-ils compris le scandale qui l’habitait, eux qui ont choisi de perpétuer un mort dans un vivant?

Ce silence n’est d’ailleurs que le seul lieu " où la Parole puisse habiter ", selon le mot de Maître ECKHARDT: là où le silence s’instaure, les vanités du monde se taisent; et la première de ces vanités est de se croire transparent aux autres. L’expérience que fait ici KIERKEGAARD est, du point de vue existentiel, identique à celle que fait le vrai mystique qui s’abolit comme objet pensé et même comme sujet pensant dans l’introspection vraie. S’il est vrai qu’il nous faut nous " élever plus haut que Dieu dans un désert ", ainsi que le réclame ANGELUS SILESIUS dans le Pèlerin Chérubinique, il nous faut alors, dans le vide que nous créons par le silence, en nous et autour de nous, parvenir à cet état d’extase (ek-stase, dirait HEIDEGGER) qui consiste en la création de " l’ouvert ": est " ouvert " le temps et l’espace que nous ne remplissons pas de mots, ni même de pensées mais qui d’eux-mêmes se comblent de paroles inédites.

La " vie au désert " est dès lors possible , et même souhaitable, comme la seule vie où " le fond des choses du monde se fait jour en nous ". Ce désert n’est pas loin; il est même très proche: il est la suspension du dire et du parler comme activités qui prétendent faire sens, suspension qui se remplit du sens enfin accessible de l’existence, le sentiment plein et entier d’exister sans limite ni contradiction.

Ce seul silence permet " la synthèse du sentiment et de la conscience de soi-même ", que KIERKEGAARD appelle, après le psychologue ROSENKRANTZ, le " Gemüth ", que nous pouvons rendre par âme/esprit. Cette définition du sentiment d’exister comme " synthèse immédiate de l’esprit " peut signifier que, dans la suspension du parler/dire, " le sentiment s’épanouit en conscience du moi, et inversement le contenu de la conscience du moi est ressenti par le sujet comme étant le sien. C’est seulement alors qu’on peut donner à cette unité le nom de Gemüth. Car si manque la clarté de la connaissance, le savoir du sentiment, il n’existe que la poussée de l’esprit de nature, le gonflement de l’immédiateté. Mais si manque le sentiment, il n’existe rien qu’un concept abstrait qui n’a pas atteint le tréfonds intérieur de l’existence spirituelle, ni n’est devenu un avec le moi de l’esprit " (cité par KIERKEGAARD dans le Concept d’Angoisse).

C’est bien le seul silence qui nous permet de nous taire, ou de taire ce que nous disons de nous - ce que nous nous disons de nous - et qui nuit à la vraie découverte de notre essence. Dom Juan est un éternel bavard qui parle de lui dans ses conquêtes et qui aime - qui a besoin - que l’On parle de lui par ses conquêtes. C’est en cela que réside sa faute, son péché: il s’aliène et aliène son existence dans la parole stérile, le mensonge et l’accusation.

3. Les sentiers de la parole

Nous sommes donc ici à la croix des chemins: il nous faut faire le choix de parler ou de nous taire, de révéler ce que nous sommes ou de garder ce secret au plus profond de nous-mêmes. Nous sommes ici face au choix d’Oedipe.

3.1. Dire l’indicible.

Au moment où il paraît devant les Coloniotes, Oedipe, pour la première fois, semble ne plus pouvoir parler. Il est écrasé par le secret de son existence; et lui qui a su répondre au Sphynx, il ne sait même plus dire son nom: " ne..., ne..., ne me demandez qui je suis! ". Ainsi bégaye Oedipe, comme un enfant qui sait à peine parler, ou comme celui qui, pris sur le fait, ne sait plus qu’inventer pour se disculper et fuir devant ses accusateurs. Lui qui a été le plus puissant, celui devant qui tous se taisaient; lui qui a été le sauveur et l’oracle de Thèbes; lui qui imposait sa loi d’un seul mot cherche désormais ses mots pour dire la chose la plus immédiate: son nom.

Comment comprendre ce mutisme d’Oedipe? SOPHOCLE nous répond sous la formes des oxymores du choeur central de son Antigone: " il était au sommet de la cité; il n’a plus de cité. (...) Il pouvait tout; il ne peut plus rien; et c’est vers la mort seule qu’il se dirige. ".

Telle est l’indicible histoire d’Oedipe, une histoire qui nous fascine et cause notre terreur: il est l’homme que la mort devait saisir dès se naissance ou qui, s’il survivait, accomplirait les crimes les plus atroces qui soient. Le Destin, la Moïra, a choisi qu’il vive pour qu’il soit le plus vif exemple de notre condition mortelle: l’impuissance devant les décrets du Destin tout puissant dont nul, pas même les dieux, ne peuvent dire le nom.

Cette expérience que fait Oedipe pour nous a déjà été analysée par FREUD du point de vue psychologique, et nous renvoyons le lecteur à l’oeuvre du père de la psychanalyse quand il parle de refoulement, de transfert ou de sublimation, de mots d’esprit ou d’actes manqués.

Plus fondamentalement, ce que dévoile SOPHOCLE par Oedipe est la toute-puissance du non-dit, ou de l’indicible qui est pour nous une terra incognita encore à conquérir pour l’habiter. En elle, sur elle, nous devons parvenir à fonder et notre existence et notre être. Sans elle, en dehors d’elle, nous sommes condamnés à errer.

Où trouver meilleure illustration de cette quête ailleurs que dans l’oeuvre d’Emmanuel LEVINAS, philosophe juif ayant connu la terreur de la Shoah sans le secours de la foi. Athée, LEVINAS n’a pu, à l’instar de tant d’autres persécutés, trouver de soutien dans la consolation de la proximité de Dieu. En bien des pages, il avoue envier David et Salomon qui savaient que Dieu était à leur côté, dans les heures heureuses comme dans les heures sombres. Il en vient même à envier le bourreau, la brute sans remords ni conscience, qui sait qu’elle commet le plus atroce des crimes mais qui ne semble pas éprouvée: le bourreau, qui enfournait des corps dans les fours de Matthausen ou d’Auschwitz, avait la conscience légère de celui qui savait qu’il accomplissait sa mission selon des ordres strictement définis. La faute, le cas de conscience n’était pas pour lui mais pour celui qui avait donné l’ordre, en toute connaissance de cause, en toute " conscience "

En vérité, et LEVINAS le démontre très bien, lui qui l’a vécu, ce n’est plus une victime ou un bourreau qui se font face devant le charnier, mais deux êtres qui ne peuvent plus dire ce que vivre signifie. Tous deux font l’expérience de l’indicible, quoique de manière radicalement opposées.

Dans Difficile Liberté d’Etre, la victime est analysée comme la personne qui, sentant la fin inéluctable, ne parvient pas cependant à se dire mortelle. La foi en Dieu est la réponse à l’angoisse: son corps périra mais son âme éternelle demeurera et survivra aux supplices. Dans les cas les plus extrêmes, cet anéantissement qui est celui de son corps passe pour la garantie de la sauvegarde de son être, désincarné. Ici, le procédé est presque linguistique, sophistique dirait PLATON: je survis comme nom, sur une liste de victimes, comme mémoire, comme esprit; je ne meurs pas car mourir m’est impensable, insupportable, indicible.

De même, mais aussi au contraire, le bourreau est celui qui n’est plus son nom: il n’a plus d’identité, mais seulement un matricule, tout comme le condamné des chambres à gaz, à cette seule différence que lui doit survivre avec tout le poids de sa conscience noire, si tant est qu’il en possède encore une " après ". Ne pas dire, même à sa femme, à sa mère, à son fils que l’on a été cette " bête ", ne pas l’avouer à autrui est la seule façon de s’en sortir: l’oubli - non le mensonge - est le seul lénifiant possible, si bien sûr il peut être d’une quelconque puissance.

Ce que remarque ici LEVINAS c’est que des bourreaux, assez nombreux, et des victimes, très rares, revenus de ce périple en enfer, peu, presque aucun en vérité, n’ont parlé des camps. La cause en est selon lui simple: le camp c’est l’inimaginable, l’indicible par excellence, ce qui dépasse toute puissance de la parole pour les survivants, mais aussi de l’imagination pour ceux qui ne les ont pas connus. A plusieurs reprises, il avoue avoir lui-même abandonné une telle entreprise: ces cousins de NEW-YORK ne pouvaient pas le croire, et disaient qu’il exagérait pour se faire plaindre, et que cela commençait à suffire(sic). En fait, il expérimentait par là-même ce que d’autres ont appelé une " déréalisation des schémas psycho-linguistiques ": dire ce que nul ne peut comprendre, affirmer ce que nul ne peut croire, c’est risquer de créer, à cause des dénégations d’autrui, un système où le sens de la vie-même peut disparaître dans l’éloignement des références communes.

" Si même vos proches se veulent aveugles, pourquoi alors vous acharner à " en " parler: ils sont les Gentils des temps modernes; ils veulent qu’On leur montre les Plaies et les Stigmates. Mais ces Plaies et ces Stigmates sont notre mémoire, à jamais incommunicable. " C’est en ces mots que LEVINAS répondait à un de ses amis, rescapé comme lui des camps, qui se plaignait que personne chez lui ne le croyait: l’horreur indicible de l’extermination a ce pouvoir tragique qu’elle est justement indicible; " en " parler est impossible; " on " ne peut le comprendre si " on " ne l’a vécue. Il faut donc faire effort pour vivre avec ce poids immense, avec cette parole étouffée dans la gorge, avec ce " cri " silencieux car inaudible.

3.2. " Et pourquoi des poètes en temps de misère? "

Ce cri, selon le mot de LEVINAS, condamné au silence est la limite du langage humain: au-delà que trouverons-nous qui fasse sens? Plus précisément, qui donc pourra nous montrer que nous perdons le sens de notre existence? Si celui qui a vécu tant de détresse ne peut parler car " on " ne peut le croire, " on " étant " l’homme de tous les jours ", ainsi que le définit NIETZSCHE, qui aura cette puissance kérygmatique, cette voix qui " de toujours et de nulle part " qui nous parle de notre conditions humaine.

La réponse n’est pas donnée d’avance. Mais peut-être que le " poète " peut nous indiquer le chemin.

Dans Holzwege, traduit en Français par Chemins qui ne mènent nulle part, HEIDEGGER, dans la conférence intitulée " et pourquoi des poètes en temps de misère? ", d’après le ver de HÖLDERLIN dans Pain et Vin, s’interroge sur le sens qu’il nous faut donner à la parole silencieuse et mystérieuse du Poète.

Qu’est-ce que, tout d’abord, un " Holzweg "? HEIDEGGER nous répond et cette réponse va grandement illuminer notre route. " Holzweg " c’est le " chemin qui, le plus souvent encombré de broussailles, s’arrête soudain dans le non-frayé. (...) Chacun suit son propre chemin, mais dans la même forêt. Souvent, il semble que l’un ressemble à l’autre. Mais ce n’est qu’une apparence. Bûcherons et forestiers s’y connaissent en chemins. Ils savent ce que veut dire: être sur un Holzweg, un chemin qui ne mène nulle part. "

Le " non-frayé " est l’espace qui n’a pas encore reçu de détermination d’être: c’est un libre-espace qui peut se remplir d’être, ou ne pas se remplir. Et c’est justement être " sur un chemin " (" auf einem Holzweg zu sein ") qui peut donner être à cet espace non-frayé dans lequel se développe notre " ek-sistence " dans toute l’amplitude de ses étants possibles. Or cette marche dans les fourrés de l’être est pour beaucoup une marche en aveugle: incapables de saisir ce qu’être veut dire, ils en viennent à oublier ce qu’ils sont, un " être-pour-la-mort " en perpétuel progrès dans la néantisation de leur essence, ainsi que cela est analysé dans Etre Et Temps (Sein und Zeit).

Comment dès lors comprendre la question du poète? Quels sont ces " temps de misère "? Ce sont les temps marqués par le " Mot de NIETZSCHE ": " Dieu est mort ": " désormais la nuit du monde étend ses ténèbres. Désormais l’époque est déterminée par l’éloignement du dieu, par le défaut de dieu (qui) signifie qu’aucun dieu ne rassemble plus, visiblement et clairement, les hommes et les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d’un tel rassemblement, l’histoire du monde et le séjour humain en cette histoire ". Le non-frayé de l’absence du dieu devient ainsi crucial; et " avec ce défaut, c’est le fond du monde, son fondement même qui fait défaut; (...) Long est le temps de détresse de la nuit du monde ".

Qu’est-ce alors que le rôle du poète? " Etre poète en temps de détresse, c’est, alors: chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré. Voilà pourquoi, dans la langue de HÖLDERLIN, la nuit du monde est la nuit sacrée ".

L’essence du poète, son état et sa vocation, est donc d’abord la question (de l’être). Le poète doit " expressément, en son dict poétique, dire l’essence de la poésie (Dichtung) ". Notre tâche est alors d’écouter ce dire du poète, de le saisir comme dévoilement de l’être du monde, le nôtre comme celui de toute chose.

" Plus la nuit du monde va vers sa mi-nuit, plus exclusivement règne l’indigence, de sorte que son essence (celle du monde) se dérobe. Non seulement le sacré, en tant que trace de la divinité, se perd, mais encore les traces de cette trace sont presque effacées. Plus les traces s’effacent, moins un mortel ayant atteint à l’abîme (" Abgrund ", ou " fond ultime vers quoi on tend ") est-il encore capable d’être attentif à un signe et à une assignation ".

Pourquoi cette époque est-elle indigente? Elle l’est " non seulement parce que Dieu est mort, mais encore par ce que les mortels connaissent à peine leur être-mortel, et qu’ils en sont à peine capables ". Cet oubli de " l’être-mortel ", ailleurs " être-pour-la-mort " est ce qui a le plus marqué ce siècle selon HEIDEGGER, créant les idéologies modernes de " l’homme nouveau ", qu’ils soit nazi ou soviétique. Face à cet oubli, la parole du poète retentit de manière tout à fait singulière en tant qu’elle " retient encore la trace du sacré ", lequel n’est pas forcément d’ailleurs annexé à une religion. Ici, laissons la parole à Rainer-Maria RILKE, dans le 19ème Sonnet à Orphée (1ère partie):

 

Promptitude des métamorphoses du monde,
Comme formes de nuages,
Toute chose accomplie
Retourne au sein du Tout-Ancien.
 

Au-dessus du changement et des cours,
Plus vaste et plus libre
Dure toujours ton prélude,
Dieu qui tiens la lyre.

 

Les souffrances ne sont pas reconnues,
L’amour n’est pas appris
Et ce qui dans la mort nous éloigne

 

N’est pas dévoilé.
Seul le chant sur la terre
Consacre et maintient.

Quel est donc ce chant sur la Terre? Un mortel en est-il capable? " Comment en est-il capable? A partir de quoi le chant chante-t-il? Jusqu’où plonge-t-il dans l’abîme? "

Ce chant est celui du poète, de l’homme, qui explore " cette région, la vérité de l’étant, telle qu’elle s’est déployée depuis l’accomplissement de la Métaphysique occidentale par NIETZSCHE ". Si Dieu est mort; si la métaphysique a été accomplie, i.e.: menée à son terme alors le recours - le secours - de Dieu est problématique: le défaut du sacré nous enchaîne à un banc de nage atroce qui est de chercher sans trace visible ce qui fonde notre être dans tous ses étants. Sans la lumière du poète, qui illumine le non-frayé de son trajet unique, notre entreprise est vaine: nous sommes aveugles, ou plutôt aveuglés par les ténèbres de la nuit sacrée.

3.3. Le déploiement dans la parole.

Cette oeuvre, qui est celle du poète, nous est-elle à jamais interdite? Sommes-nous condamnés à errer dans la nuit sacrée sans trouver de repos ni de havre, si jamais la voix du poète, celle d’Orphée, se tait?

HEIDEGGER l’a un moment cru. Face à la barbarie de la guerre, face à l’immondice de la Solution Finale, et abasourdi par le silence qui a suivi ce cataclysme(la fine fleur de l’intelligence était alors presque entièrement décimée), il a un jour écrit que " toute parole désormais est vaine ", en réponse à Emmanuel LEVINAS, qui lui demandait de parler à nouveau, de conjurer ce silence qui l’avait saisi dès 1938, et que certains, mal intentionnés, ont pris pour de la collaboration passive avec le régime nazi.

HEIDEGGER ne reprend la parole, et encore en privé, que vers 1950, et ses conférences tournent toutes autour de la Parole, de la puissance du Dire, qu’il considère désormais comme une puissance de vérité dans le sens grec du mot " alèthéia ", qu’il lit et écrit alors " a-lèthéia ": le déchirement du voile de l’oubli, le dévoilement.

Il reprend alors la thèse qu’avait en son temps développée HUMBOLDT: " la parole (Sprache), saisie en son essence effective, est quelque chose de constamment et à chaque instant passager. Même sa conservation par l’écriture n’est jamais qu’une sauvegarde imparfaite (...), et qui demande toujours à nouveau qu’on cherche à y rendre sensible le discours vivant. Elle-même n’est pas une oeuvre (ergon) mais une activité (énergeïa). (...) Elle est le travail de l’esprit dans sa répétition éternelle en vue de rendre le son articulé apte à exprimer la pensée ". Or, le fait que la Parole soit un travail de l’esprit nous conduit à " considérer la parole non pas tant comme un pro-duit (ein Erzeugtes) mort que comme une pro-duction (eine Erzeugnung). (En ce sens, il faut donc retirer de cela l’idée que la puissance de dire) effectue en tant que désignation des objets et communication (Vermittelung) de la compréhension (...) la Forme interne de la Parole (innere Sprachform) ". Dès lors, "  quand dans l’âme s’éveille pour de vrai le sentiment que la parole n’est pas simplement un moyen d’échanges réciproques, mais qu’elle est au contraire un vrai monde que l’esprit doit nécessairement poser entre lui et les objets grâce au travail interne de sa force, alors elle est sur le vrai chemin de toujours mieux s’y retrouver et d’y trouver gîte. (Et c’est seulement) dans un tel aperçu du monde (qu’)une humanité s’élève à sa propre expression ".

Or, " qu’est-ce qu’un chemin? Le chemin fait parvenir, il laisse atteindre. La Dite , voilà ce qui nous laisse atteindre, dans la mesure où nous lui portons écoute, le fait de parler dans la parole ". Alors, ainsi que le fait remarquer HEIDEGGER, le chemin vers la parole se déploie dans la parole elle-même, est la parole en tant que Dite. Ce mot " Dite ", néologisme créé pour l’occasion par le traducteur pour rendre le mot " die Sage ", est le fait de dire en tant que montrer-dans-le-même-mouvement: " ce qui se déploie dans la parole est la Dite entant que Monstration (Das Wesende der Sprache ist die Sage als die Zeige) "

La parole est donc, en ce sens, un déploiement de notre être dans le monde des étants et son rôle, sa fonction, son essence est " d’indiquer des chemins qui mènent à la possibilité de faire une expérience ". La seule question est maintenant de savoir si " la parole fait présent du mot approprié, ou (si) elle le refuse. L’un de ces cas est celui du poète. Ainsi est-il même possible qu’un poète parvienne jusque-là où il est nécessaire, en propre, et cela veut dire poétiquement, de porter à la parole l’expérience qu’il fait avec la parole ". Ce que sous-entend ici HEIDEGGER est que tout homme qui fait " effort vers la parole " est lui-même ce poète.

Comment conclure notre réflexion ici? La vieille question du sens qu’il faut donner à la parole nous semble désormais presque insensée: elle n’est que l’attention extérieure que portent ceux qui ne savent pas que la parole engage dès qu’elle est prononcée. Parler n’est jamais un acte vain ni gratuit car parler c’est déjà faire l’expérience de son existence dans le " manifester-hors-de-soi-de-son-être-là ", pour reprendre HEIDEGGER dans Etre et Temps.

Nous avons ici examinés les réquisits fondamentaux de la parole que l’opinion commune nomme " sensée " et nous avons vu qu’elle ne peut faire sens que dans la mesure où elle subsume à ses propres conditions un formalisme aride d’où toute vie s’est déjà enfuie. La tentation du silence et l’échec que représente le mensonge sont encore d’autres limites que nous avons découvertes et qui nous cachent toujours le fonds primordial de l’être de la parole qui se prétend dialogique, mais tend souvent à un dialogue de sourds

Nous sommes ainsi parvenus à la fin du trajet, et la lumière semble commencer à luire assez pour nous. " Toute parole est obscure " disait le poète, averti déjà par l’art que son dire est toujours source de plurivocité, donc de vie et d’existences multiples, et que la réduction de sa Parole au seul critère du sens immédiat était en soi le vrai et unique non-sens: la parole fait sens quand elle exprime l’essence de celui qui la " parle ", au-delà des strictes contraintes de la logique ou de la cohérence du propos, qui ne sont que les armes du faible, de celui qui est " humain, trop humain ", selon le mot de NIETZSCHE, celui qui ne peut - ni ne veut - supporter la vie dans toutes ses manifestations et dans toutes ses contradictions.

Laissons donc le mot de la fin à Martin HEIDEGGER, dans sa conférence sur " la Parole ", telle que François FEDIER la traduit:

La parole est parlante. Son parler enjoint à la Différence de venir, qui libère monde et choses au simple (contact) de leur intimité.

La parole est parlante.

L’homme parle pour autant qu’il répond à la parole. Répondre, c’est être à l’écoute. Il y a écoute où il y a appartenance à l’injonction du Silence. En rien il ne s’agit de présenter une vue nouvelle sur la parole. Tout revient à apprendre l’habitation dans le parler de la parole. Il est besoin pour cela de constamment mettre à l’épreuve: sommes-nous capables, et jusqu’à quel point, de ce qui est propre de la cor-respondance: la pré-venance dans la retenue. Car l’homme ne parle que dans la mesure où il correspond à la parole.

La parole est parlante.

Son parler parle pour nous là où a été parlé ".

Un soir d’hiver

Quand il neige à la fenêtre,

Que longuement sonne la cloche du soir,

Pour beaucoup la table est mise

Et la maison est bien pourvue.

 

Plus d’un qui est en voyage

Arrive à la porte sur d’obscurs sentiers.

D’or fleurit l’arbre des grâces

Né de la terre et de sa sève fraîche.

 

Voyageur entre paisiblement;

La douleur pétrifia le seuil.

Là resplendit en clarté pure

Sur la table pain et vin.

 

Friedrich HÖLDERLIN

 
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