Commentaire d'un texte d'Alain
sur la foi au progrès

 

 

"La route en lacets qui monte. Belle image du progrès. Mais pourtant elle ne me semble pas bonne. Ce que je vois de faux, dans cette image, c'est cette route tracée d'avance et qui monte toujours; cela veut dire que l'empire des sots et des violents nous pousse encore vers une plus grande perfection, quelles que soient les apparences; et qu'en bref l'humanité marche à son destin par tous moyens, et souvent fouettée et humiliée, mais avançant toujours. Le bon et le méchant, le sage et le fou poussent dans le même sens, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils le sachent ou non. Je reconnais ici le grand jeu des dieux supérieurs, qui font que tout serve leurs desseins. Mais grand merci. Je n'aimerais point cette mécanique, si j'y croyais. Tolstoï aime aussi à se connaître lui-même comme un faible atome en de grands tourbillons. Et Pangloss, avant ceux-là, louait la Providence, de ce qu'elle fait sortir un petit bien de tant de maux. Pour moi, je ne puis croire à un progrès fatal; je ne m'y fierais point."

Alain

 

Le maïs transgénique, le clonage, le téléphone portable, la voiture électrique et bientôt les habits autonettoyants… Que nous réserve donc encore le deuxième millénaire ? Toutes ces prouesses technologiques sont perçues par beaucoup comme étant un grand pas en avant de l'humanité et comme allant irrésistiblement dans le " bon sens ", celui de perfection. Mais est-ce bien le cas ?

ALAIN de son vrai nom Emile CHARTIER, célèbre professeur de philosophie du début de ce siècle, s'est interrogé sur le bien fondé de l'idée optimiste que nous avons de ce que nous appelons le "progrès" et a pris position dans un passage de son oeuvre qui fera l'objet de notre étude.

L'analyse critique qu'ALAIN consacre à l'idée que l'on se fait communément du progrès devrait nous permettre de prendre nous-mêmes du recul à l'égard de la façon dont nous concevons l'origine et le sens de celui-ci.

 

 

Dans son texte, ALAIN énonce clairement son point de vue sur la vision que l'on a communément du progrès.

Il se demande ce qu'elle recouvre afin de savoir ce qu'elle vaut.

Alors que l'on pense volontiers que l'on n'arrête pas le progrès, ALAIN donne à penser que le progrès n'est pas si fatal qu'on le pense et qu'il ne conduit pas nécessairement à une plus grande perfection.

Pour faire comprendre au lecteur son idée sur le cours effectif des choses humaines, ALAIN procède à l'analyse critique de la représentation commune du progrès, perçu comme étant "une route en lacets qui monte". Il fait valoir son rejet d'une telle représentation grâce surtout à la mise en évidence de ses présupposés - métaphysiques et religieux - inadmissibles, ce qui a pour effet de la disqualifier.

 

 

Alain présente l'idée que l'on se fait communément du progrès, perçu comme " une route en lacets qui monte " . " Belle image du progrès ", dit ALAIN, non sans ironie. On se représente ainsi le progrès par un long chemin qui conduit, par ses détours mêmes, à un sommet, celui de la perfection. Bien qu'il ne soit pas droit, mais en zigzag, parsemé d'embûches, il "monte", autrement dit achemine les hommes vers des lendemains toujours meilleurs.

ALAIN ne tarde pas à nous fait sentir son désaccord avec cette métaphore du progrès : il l'exprime dès la première phrase avec l'expression " mais pourtant " et ensuite, dans la deuxième ligne que l'image ne lui " semble pas bonne ". Il rejette ainsi la vision populaire du progrès convaincu, une fois de plus, que " l'image est une perception fausse accompagnée de croyance ".

A partir de la deuxième ligne, ALAIN explique pourquoi cette image du progrès ne lui convient pas : il n'est pas d'accord avec l'idée d'une marche en avant qui déboucherait inévitablement sur une plus grande perfection. Il l'explicite avec la phrase " ce que je vois de faux c'est cette route tracée d'avance et qui monte toujours ".

Pour étayer son refus, ALAIN utilise une sorte de raisonnement par l'absurde en donnant à imaginer ce qui se passerait si le progrès avait déjà effectivement un avenir tout tracé . Pour illustrer sa critique, on pourrait prendre comme exemple le cas du Kosovo avec le président MILOSEVICH, qui représenterait à lui seul " l'empire des sots et des violents " dont parle d'ALAIN. MILOSEVICH a essayé de pratiquer sans le moindre scrupule une épuration ethnique des kosovars en pensant, " quelles que soit les apparences " offrir à son peuple un monde meilleur, qui se rapprocherait " d'une plus grande perfection ". Ce raisonnement est indéfendable, car personne, et surtout pas les kosovars, ne peut penser que la perfection puisse résulter d'une élimination sanglante de toute une ethnie. Même si, à long terme, cette guerre pouvait conduire à la perfection serbe, un tel "progrès" ne saurait justifier autant de morts. C'est pourquoi ALAIN dénonce l'horreur d'un progrès que cautionnerait l'avènement d'un monde prétendument meilleur.

Alain ne se contente pas de montrer l'inacceptabilité du prix à payer pour un progrès monstrueux, il dénigre l'idée qui lui est "jumelle ", celle d'une humanité qui serait prédestinée au progrès, qui " marcherait à son destin par tout moyen " et donc malgré les problèmes de tous ordres qu'elle rencontrerait sur sa route : comment admettre, nous amène-t-il à penser, que l'humanité continuera à avancer " fouettée et humiliée ". La fin ne saurait moralement justifier les moyens, nous demande-t-il d'admettre. Pour ALAIN, la chose est entendue : " il n'y a de progrès et d'humanité que par la révolte des individus ", pas par leur humiliation !

Aussi dénonce-t-il la pensée d'un cours des choses qui serait impossible à changer, que l'on soit " bon ou méchant ou encore sage ou fou ". Il est contre l'idée d'une fatalité du progrès malgré tout : pour lui , " le monde est sans raison ni fin " . S'il fait référence à la mythologie païenne où les " dieux " déterminaient le sort des mortels, impuissants à leur échapper, c'est pour souligner l'arrière fond superstitieux de l'idée d'un progrès fatal.

 

Après avoir étayé sa pensée en démontrant l'absurdité de la foi aveugle au progrès, il reformule son point de vue en disant qu'il ne croit toujours pas que le progrès soit fatal. Si progrès il y a, celui-ci naît à ses yeux de l'action de l'homme . Pour illustrer son avis, il évoque ironiquement l'idée tout d'abord de TOSLTOI, bien connu pour son mysticisme, pour qui les hommes seraient pris dans le " tourbillon du progrès ", emportés inexorablement par lui. Il évoque enfin, en ironisant toujours, la pensée providentialiste de PANGLOSS, le professeur de CANDIDE, vrai moulin à paroles mystiques, imaginé par Voltaire pour ridiculiser la pensée de ceux qui, tel Leibniz à l'époque, pensent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. ALAIN termine son analyse critique de l'idée commune de progrès en réitérant son refus de l'admettre " pour moi, je ne puis croire à un progrès fatal, je ne me fierais point ". Le progrès, pense ALAIN - même s'il ne le dit pas explicitement ici - ne naît pas de la fatalité mais des actions de l'homme. Il ne saurait s'y fier : ce serait faire confiance à une force irrationnelle que ses convictions profondes lui interdisent d'admettre.

 

 

Alain nous fait réfléchir à la nature exacte du progrès en nous mettant en garde contre l'idée que l'on serait tenté de s'en faire. En cela réside essentiellement l'intérêt de son analyse critique.

Souvenons-nous de l'origine religieuse de l'idée de progrès : elle nous vient de la pensée judéo-chrétienne. Dans la civilisation grecque, l'idée de progrès n'existait pas. En héritant de cette idée, les Lumières l'ont coupé malheureusement de son terreau initial. Et la vieille idée grecque de destin a repris malencontreusement le dessus. ALAIN nous fait découvrir les ravages de tel couplage idéologique : celle d'une foi païenne en un progrès irréversible servant de caution aux pires atrocités !

 

Mais son étude peut laisser entrevoir quelques limites. N'oublie-t-il pas l'existence d'un progrès effectif qui peut amener dans certaines domaines des changements bénéfiques, conduisant à une certaine perfection, comme on le constate en médecine, si l'on pense qu'il y a moins d'un siècle l'espérance de vie était de moins de 50 ans et que, maintenant, elle est d'environ 78 ans. On peut remarquer également que le progrès a marqué notre siècle dans le domaine moral et juridique. La reconnaissance universelle des droits de l'homme n'est pas sans lien, reconnaissons-le, avec les atrocités qui l'ont précédée. On peut déplorer avec ALAIN que l'humanité ait à passer par le pire pour connaître le meilleur. On ne saurait pourtant le nier.

 

 

ALAIN refuse de croire à un progrès fatal. Il pense que seuls les hommes sont maîtres de leur destin et que le progrès n'a rien d'assuré. Il ne tiendrait qu'à nous, laisse-t-il entendre, de l'orienter afin qu'il soit bénéfique. L'idée est généreuse. Mais n'est-elle pas elle-même par trop optimiste ?

 

Copie de Karine WAGNER, élève en Terminale ES au Lycée Saint Pierre Chanel deThionville en 1999/2000, revue et corrigée par Michel PERIGNON

 

© M. Pérignon