ARENDT.

"L'institution de l'esclavage dans l'antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main d'oeuvre à bon marché ni un instrument d'exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain. (C'était d'ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l'esclave. Aristote qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort, libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes n'ont tendance à le croire. Il ne niait pas que l'esclave fut capable d'être humain ; il refusait de donner le nom d'"hommes" aux membres de l'espèce humaine tant qu'ils étaient totalement soumis à la nécessité".

 

ARENDT. Condition de l'homme moderne. Le travail1 .

 


Le travail est imposé à l'homme par la faiblesse de sa constitution, par la débilité de ses forces, par son inadaptation naturelle aux conditions que lui impose son milieu. Cependant l'homme cherche à mettre en évidence ce qui le fait proprement homme : sa pensée et sa liberté. Ainsi déchiré entre son humanité et son appartenance au règne animal, l'homme a trouvé la solution de reléguer les tâches productrices à certains. Du même coup, en reléguant la tâche productive à des esclaves, l'homme a privé ces esclaves de leur humanité. Si l'homme ne peut réaliser son humanité que dans les tâches qui le détachent du monde de la vie, il condamne à faire produire des êtres à qui il retire aussi leur humanité. Arendt ne prend pas parti dans ce processus historique. Elle entend montrer comment l'esclavage était représenté dans la Grèce antique. Comment cependant sortir de ce cercle qui précipite des hommes dans l'animalité alors que cette prétendue animalité autorisera un renforcement de la pratique servile ?

 

Arendt ne s'intéresse ni à l'histoire de l'esclavage ni à ses fondements théoriques. Elle détermine ce qu'a pu être l'esclavage en son principe : "au début du moins".

L'esclavage antique est d'abord une nouveauté : il a été "institué". Ce qui marque déjà un changement de régime dans la manière d'appréhender le monde des besoins et dans la manière de la satisfaire. Il existait sans doute d'autres façons de satisfaire les besoins vitaux ; la cueillette et la chasse pouvaient demander la collaboration des hommes. L'esclavage n'avait donc rien d'une fatalité. En revanche c'est l'esclavage qui crée cette fatalité en s'institutionnalisant. Les pratiques serviles ne sont pas des faits ; ce sont des faits organisés par des structures et intégrés dans des mentalités. Rien de moins spontané ni de naturel que cette pratique qui a requis des lois, des codes et qui a marqué des manières de vivre et de penser. Pourquoi donc cette institution si elle n'était pas nécessaire ?

Les raisons pourraient se trouver dans l'économie. Le commerce triangulaire a tristement témoigné de la cupidité occidentale. Cependant, pour Arendt, et "au début du moins", l'esclavage n'a rien d'économique ni dans la sphère privée ni dans la sphère publique. "Main d'oeuvre à bon marché" certes l'esclave exécute les tâches domestiques pour d'autres raisons que la facilité à en posséder. Le droit du vainqueur est souvent invoqué pour réduire en soumission permanente ceux que le vainqueur a choisi de laisser la vie sauve. L'esclave est esclave en dépit des bénéfices qu'il réalise parce que son état de servilité n'a pas la richesse pour mobile : ce n'est pas : "en vue de faire des bénéfices" qu'il est réduit à cet emploi. Quelle peut alors être cette origine ?

L'esclavage est d'abord un effort, une "tentative" dont le succès reste incertain puisqu'il s'est agi d'"éliminer des conditions de la vie le travail". Le travail est une nécessité vitale : l'homme ne vit pas dans le pays de Cocagne de Bosch ; les oeufs n'accourent pas tout exprès pour être gobés. Il faut cueillir, planter, recueillir ou capturer, élever, entretenir tout ce qui est nécessaire à la vie. Le travail n'est pas une fin en lui - même. L'Antiquité ne sanctifie pas l'activité de production comme l'éthique protestante a pu le faire (Max Weber). Le travail reste l'une "des conditions de la vie" ; il est destiné à s'approprier ce qui de la nature est nécessaire à l'homme. Et cette vie n'a rien de noble : le travail maintient l'homme en l'état, sans le faire progresser, sans lui donner d'autre satisfaction que de devoir recommencer.

Comment comprendre ce mépris des grecs pour les esclaves des productions desquelles ils tiraient leur substance ?

 


Parce que le travail est naturel et qu'il est commandé par les exigences de l'environnement, le travail n'a rien de proprement humain.

Le travail permet de vivre certes, mais de vivre comme une bête, en satisfaisant les fonctions vitales. L'esclave est méprisé parce qu'il est attaché à ce perpétuel combat, et son cette incessante défaite, pour subvenir aux besoins. Manger, boire, dormir, se reproduire, "Ce que les hommes partagent avec les autres animaux", cela fait le vivant. Mais cela ne fait pas l'homme . De l'humanité comme fait, l'homme est un vivant, les grecs ont fait une valeur : ce qui ne permet pas de remplir la fonction d'homme, cela n'a pas de valeur :"on ne le considérait pas comme humain". Le travail est ignoble et ceux qui s'y livrent partagent cette ignominie. Mais qu'y a - t - il donc d'ignoble dans le travail ?

Les grecs considèrent comme proprement humain, ce qui va au - delà des fonctions strictement vitales. La contemplation, les Idées, la théorie doivent occuper le noble. Ou plus exactement l'homme ne peut être noble que s'il accomplit son humanité, que s'il cultive tout ce qui fera de lui autre chose qu'un être de besoin. L'anecdote de Thalès tombant dans un puits tandis qu'il observait les étoiles illustre ce génie grec pour ce qui se passe au - delà de nos besoins. Mais génie boiteux et inconséquent. Boîteux parce que ces occupations nobles exigeait de réquisitionner une main d'oeuvre ignoble, - Thalès emploie une servante Thrace. Génie inconséquent : Thalès se serait enrichi, non par la spéculation théorique, mais grâce à elle, en spéculant sur la hausse du prix de l'huile à la suite d'une sécheresse que sa science lui aurait permis de prévoir.

Le mépris pour l'esclave résulte d'un mépris pour leur occupation et de ce fait pour la nature du temps qu'ils y consacraient. Le temps du travail est un temps de souffrance et de déchéance alors que le temps de la spéculation, de la réflexion est un temps d'accomplissement. L'homme n'est homme que dans le loisir et non dans la dispersion des travaux, dans la considération des cieux non dans l'immersion dans la matière, la "nécessité" vitale.

Mais pourquoi avoir relégué cette tâche à des hommes qui inévitablement devaient perdre leur humanité dans cette activité ?

 


Il semble qu'il y ait une inconséquence : le travail apparente l'homme à l'animal et pour que les hommes deviennent hommes il fallait que des hommes devinssent esclaves et perdent cette humanité.

Arendt évoque : "la théorie grecque, si mal comprise, de la nature non humaine de l'esclave". L'esclavage n'est donc pas seulement un fait pour Arendt, et il n'est pas seulement une institution pour les grecs. Une théorie a été élaborée pour l'expliquer ou pire à nos yeux ("si mal comprise") pour la fonder et la justifier. Dire que l'esclave a une : "nature non humaine", cela ne veut pas dire qu'il est inhumain en tant qu'il serait un monstre. Il est non humain parce qu'il travaille. Son emploi le disqualifie de l'humanité. Cette suspension est aussi bien privée que publique : l'esclave regagnera l'humanité à la fin de son service et les affranchis abondent dans l'Antiquité ; les esclaves ne sont nécessaires que faute de moyens de faire autrement. Ils sont les instruments, le seul secours pour pallier à nos insuffisances. Dans le poème homérique, les trépieds s'avancent seuls et des servantes de bronze font le service. Bien avant la technique moderne qui réalise les rêves les plus fous (voler, déplacer à distance), les grecs ont proposé l'institution sociale de l'esclavage qui favorise la vie proprement humaine.

Mais n'est - ce pas alors au prix d'un autre paradoxe : l'homme ne peut être homme que parce que d'autres ne le sont pas, - du moins le temps de leur travail. L'esclave est "capable d'être humain". Son humanité n'est pas contestée : elle est suspendue aux conditions de vie de l'esclave. Vivant et voué à la reconduction de la vie par les tâches les plus terre à terre, l'esclave n'est pas potentiellement un humain. Sa qualité occulte cette humanité. Nul n'est esclave par nature ; l'esclavage est l'expression d'une volonté de domination de la nature, de conquête de sa nature d'homme contre les contraintes de la nature. Les esclaves restent bien "membres de l'espèce humaine". Mais comment justifier alors cette pratique ?

Les "modernes" croient voir une contradiction entre le propos des Politiques et le dernier épisode de la vie d'Aristote. Aristote, détaché de la vie par la mort, détache ses esclaves de leur servitude. En un sens, en quittant la vie, en libérant son âme des contraintes matérielles, Aristote conquiert sa vraie humanité. L'affranchissement de ses esclaves exprime la même chose : les contraintes vitales sont déshumanisantes ; seule importe la spéculation. Ces serviteurs, pris dans le processus de production, étaient bien esclaves mais "tant qu'ils étaient totalement soumis à la nécessité". Affranchis de la nécessité vitale ils peuvent participer à l'humanité.

 


Arendt entend retrouver l'esprit d'un temps, temps où les hommes ne portaient pas le travail aux nues, où les nues étaient l'essentiel de la vie proprement humaine. C'est la vie qui asservit, et l'accomplissement de l'humanité exige que des hommes soient affectés à cette corvée de pourvoir à ce qui est irremplaçable mais inessentiel. Pour être homme, il faut bien que tous ne le soient pas. L'apparition des techniques a t - elle pour autant soulagé cet effort de conquête de son humanité ? L'homme qui perd son temps dans son travail a - t - il retrouvé ce temps de l'otium dans le temps libre qui lui est laissé ?


  1. Cf. ARENDT (1983), p. 128 - 129.

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