ROUSSEAU (2).

 

"Les affections sociales ne se développent en nous qu'avec nos lumières. La pitié, bien que naturelle au coeur de l'homme, resterait éternellement inactive sans l'imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons - nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant hors de nous - mêmes ; en nous identifiant avec l'être souffrant. Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Qu'on songe combien ce transport suppose de connaissances acquises ! Comment imaginerais - je des maux dont je n'ai nulle idée ? Comment souffrirais - je en voyant souffrir un autre si je ne sais pas même qu'il souffre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui et moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut être ni clément ni pitoyable. Il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n'imagine rien ne sent que lui - même ; il est seul au milieu du genre humain"

ROUSSEAU. Essai sur l'origine des langues. Chapitre IX .

 


Quoi de plus naturel qu'un sentiment : il surgit à mon insu, il n'exige aucune réflexion. Quoiqu'elle semble être naturelle, la vie affective de l'individu semble tributaire du développement des capacités de l'esprit, de la culture, de la vie en société. L'affectivité ne serait rien en l'absence de l'insertion dans le groupe social avec le développement qui s'ensuit des capacités humaines. ROUSSEAU propose cette thèse avant de l'illustrer par l'exemple de la pitié : provenant de la nature elle n'en consiste pas moins dans un jugement par lequel la conscience de la personne souffrante est découverte. Le sentiment de pitié naît tout autant de l'identification que du jugement.

Mais l'affectivité est - elle aussi dépendante que le présente ce texte de ROUSSEAU de la société et du développement des connaissances ?

 


L'existence de l'affectivité est dépendante du développement des capacités intellectuelles ("Les affections sociales ne se développent en nous qu'avec nos lumières").

La thèse de ROUSSEAU ne manque pas de surprendre : les mouvements qui nous semblent les plus spontanés ne seraient rien ou peu de chose en l'absence d'un accroissement de facultés extérieures à la sensibilité. L'affectivité dont parle l'auteur est déjà restreinte aux "affections sociales". Or il semble que l'affectivité soit issue de la nature alors que les passions soient quant à elles le fruit de la société : les passions naissent, s'il faut en croire le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité..., de la comparaison des hommes entre eux, de la comparaison de leur condition inégale sous le rapport des biens, de l'apparence ou du pouvoir. Les affections sociales : "ne se développent en nous qu'avec nos lumières". Le développement de l'intelligence et l'accroissement des connaissances sont la condition pour le développement de l'affectivité : l'affectivité se développe, c'est - à - dire qu'elle ne naît pas de l'intelligence ou de la connaissance. L'affectivité n'est pas le prolongement de la connaissance ou des facultés intellectuelles dans la société. L'expression de la vie affective reste cependant tributaire du développement de la société et des connaissances acquises.

ROUSSEAU choisit un exemple qui ne manque pas de surprendre puisqu'il prend celui de la pitié. Or le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité... faisait de la pitié un sentiment naturel, donné par la nature à l'homme afin de veiller à la conservation mutuelle de l'espèce humaine. Le portrait fait ici de la pitié en change considérablement les traits. La pitié est encore un sentiment naturel ("La pitié, bien que naturelle au coeur de l'homme (...)") mais son rôle, sa manière de naître changent notablement depuis le deuxième Discours. La pitié n'agit pas inconditionnellement dans l'homme ; elle ne naît pas davantage du regard porté sur celui qui souffre ; elle n'est pas subordonnée à la réalisation d'un plan naturel. Elle dépend de l'exercice d'une faculté dont l'homme de la nature du Discours semblait privé : l'imagination. L'imagination ne fait pas surgir la pitié du coeur de l'homme ; elle lui donne du jeu : elle lui permet de s'exercer. La pitié serait présente mais "éternellement inactive" sans l'imagination. De plus, la pitié ne vient pas du regard porté sur l'autre, mais de la représentation de l'autre : la souffrance de l'autre n'est pas vue, immédiatement présente ; elle est imaginée, représentée. La pitié enfin ne semble pas être rattachée à la fonction de sauvegarde de l'espèce humaine. Mais comment s'exerce - t - elle ?

"Comment nous laissons - nous émouvoir à la pitié ?". L'expression laisse entendre que la pitié n'est pas un sentiment irrépressible : on se "laisse" émouvoir ; rien n'empêcherait donc de s'opposer à l'action de la pitié en soi. Il y a un consentement à ou une complicité avec la pitié, - ce qui distingue la pitié dans le texte présent de celle du Discours. La pitié est à la fois extase, jugement et identification. La pitié nous fait sortir hors de nous - même ("En nous transportant hors de nous - mêmes") : la pitié est un transport, un mouvement. Elle est une sortie, une sortie hors de soi pour aller vers l'autre, - ce pourquoi il est juste de dire de la pitié qu'elle est une extase : elle est mouvement hors de soi et mouvement incontrôlable vers l'extérieur. Mais l'extase est une sortie de soi sans entrée. La pitié est au contraire pénétration dans un autre soi ; elle va de l'intériorité d'une conscience vers l'intériorité d'une autre conscience : "ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons". Elle est même confusion de ces deux intériorités : "en nous identifiant avec l'être souffrant". L'identification suppose ou la perte complète de la conscience de soi ou la confusion des consciences : je ne sais plus qui je suis ni qui est l'autre. La confusion n'est pas sans condition puisqu'il faut encore qu'elle se fasse vers l'autre qui souffre. Pourtant, présenté en ces termes, le mouvement de la pitié serait un mouvement naturel aidé de l'imagination qui précipiterait le processus de l'identification.

 


L'originalité de la thèse de ce texte vient de l'intervention de facultés rationnelles et des connaissances dans la détermination d'un sentiment présenté comme naturel.

ROUSSEAU ajoute : "Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre". Cela semble aller à rebours : le jugement est une opération intellectuelle qui met en branle autre chose que les simples tendances naturelles. Le jugement suppose, de plus, un recul qui semble mal s'accommoder de l'identification. Je ne peux juger que de ce qui ne me touche pas si fort qu'il me laisse le loisir de juger. Le jugement n'est pas une réaction à une stimulation extérieure. Le jugement s'oppose donc au mouvement de confusion et d'identification que l'imagination précipite dans la pitié.

Les connaissances semblent nécessaires pour ce jugement ("Qu'on songe combien ce transport suppose de connaissances acquises !"). Or, comment un sentiment naturel peut - il dépendre de connaissances ? Ce trait de la pitié est très différent de celui du Discours qui se place au moment hypothétique de l'état de nature où les hommes ne disposent pas de la moindre connaissance. Ces connaissances sont nécessaires pour que l'imagination mette en jeu la pitié ("Comment imaginerais - je des [maux] dont je n'ai nulle idée ?"). L'imagination n'est pas une faculté aveugle qui détermine un mouvement au hasard, sans raison. Je ne peux imaginer que ce que je sais, - et ces connaissances ne sont pas données par la nature : elles sont "acquises". Mais quelles sont ces connaissances ?

L'auteur le dit et la connaissance requise est la plus difficile de toutes : la connaissance de la connaissance de l'autre ; la connaissance de la communauté de nature entre moi et l'autre ("Comment souffrirais - je en voyant souffrir un autre si je ne sais pas même qu'il souffre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui et moi ?". Cela distingue encore la pitié dans le texte de l'Essai et dans la texte du Discours. Dans le Discours, la pitié requerrait le regard comme condition nécessaire et, presque, suffisante. L'Essai souligne le rôle dominant de la connaissance (" Comment souffrirais - je en voyant souffrir un autre si je ne sais pas même qu'il souffre (...)"). Il me faut savoir que l'autre souffre, - et comment le savoir ? Il semblait bien que tel était le rôle de la pitié précisément que de mettre en état de connaître cette souffrance. Le Discours avait affaire à un être qui était presque moins qu'un animal, dépourvu de toute faculté de raisonnement. Mais l'Essai évoque la plus difficile des connaissances : la connaissance de la communauté et de l'identité des natures ("si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui et moi ?"). Le Discours laissait entendre que la pitié avait ce rôle d'accès à l'autre par sa souffrance, par le spectacle de sa souffrance. Ici, au contraire, la pitié exige la connaissance.

 


ROUSSEAU étend son analyse de la pitié à toutes les affections sociales. La société, les connaissances et l'affectivité semblent être dans un rapport de dépendance dans ce texte.

Privé des connaissances, l'homme reste dans l'amoralité ("Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut être ni clément ni pitoyable. Il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif"). Qui est privé de la réflexion est, par la même, privé de d'affectivité. La vie affective est imprégnée de la présence de la pensée ; elle n'a rien de cette spontanéité que nous lui croyons. Privé de la réflexion, l'homme est de même privé de toute moralité : ni clément, ni pitoyable ; ni méchant, ni vindicatif. Il est en - deçà du seuil de la moralité. La moralité semble donc dépendre du sens qui est apporté par la réflexion, ou ajouté par elle à une tendance naturelle. Ainsi, la moralité de nos actions ne doit rien à la nature ou à des tendances qui nous pousseraient. La moralité apparaît avec la connaissance. Par là, ROUSSEAU retrouve le thème de la Genèse : le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal doit être consommé pour que la morale apparaisse, et apparaisse avec et par le mal.

Mais l'affectivité est aussi dépendante de la société ("Celui qui n'imagine rien ne sent que lui - même (...)"). L'imagination me fait aller vers l'autre. Privé d'imagination, l'homme resterait emmuré dans ses émotions, dans ses sensations du moment. L'imagination étend la vie affective parce qu'elle étend le champ des représentations. La sensation sans l'impulsion de l'imagination est le vrai solipsisme ("il est seul au milieu du genre humain"). L'imagination étend au genre humain, - et l'on notera que l'Essai parle de genre, alors que le Discours évoquait l'espèce -, la personne de l'homme. Participer à l'humanité c'est participer à la vie affective des hommes, - ce qui n'est possible que par le secours de l'imagination.

 


Le texte de l'Essai est étrange en cela qu'il se distingue du texte du Discours : la pitié n'est pas seulement un sentiment naturel ; elle n'est pas irrépressible ; elle ne suffit pas ; elle n'est pas subordonnée à la conservation de l'espèce humaine ; elle ne naît pas du seul spectacle de la souffrance de l'autre. De plus, la thèse semble insuffisante. Des connaissances, et non des moindres (la connaissance de la souffrance de l'autre ; la connaissance de la communauté de nature entre autrui et moi) semblent requises pour que la pitié s'exerce, alors que la pitié était précisément le moyen que le Discours avait conçu pour reconnaître autrui dans et par sa souffrance. La thèse pose encore une difficulté plus lourde et qui relève de sa cohérence : l'identification et le jugement ne sont pas deux attitudes homogènes, l'une suppose la confusion avec l'autre, la seconde le détachement. Faudrait - il croire que l'affectivité confusionnelle naît du détachement intellectuel ? Ce qui revient à demander, par delà la pitié, si l'affectivité est aussi dépendante que le présente ce texte de la société et du développement des connaissances.

  

 

Sommaire. Corrigés | Bibliographie générale