HEIDEGGER.

 

"L'être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu'écouter ou lire ; nous parlons même si, n'écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d'une manière ou d'une autre. Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d'une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. On dit que l'homme possède la parole par nature. L'enseignement traditionnel veut que l'homme soit, à la différence de la plante et de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu'à côté d'autres facultés, l'homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c'est bien la parole qui rend l'homme capable d'être le vivant qu'il est en tant qu'homme. L'homme est homme en tant qu'il est celui qui parle"

HEIDEGGER. Acheminement vers la parole1 .

 


Le langage a souvent été présenté comme l'un des signes distinctifs de l'homme, - voire comme le signe distinctif de l'homme. Mais, chez DESCARTES par exemple, la parole est le signe extérieur, et ainsi le signe vérifiable, de la présence de la raison dans l'homme. La parole demeure le signe d'une autre capacité, dont la présence est plus difficile à discerner. L'homme parle parce qu'il pense ; sa parole atteste la présence de la raison qui demeure la vraie différence de l'homme d'avec l'animal. HEIDEGGER renverse les données de ce problème de la distinction de l'homme. La parole ne serait pas un pouvoir accessoire accordé de surcroît à l'homme parmi d'autres capacités, comme la raison ou la vie au sein d'un Etat. La parole : "rend l'homme capable d'être le vivant qu'il est en tant qu'homme". La parole définit l'homme parce que la parole fait l'homme. L'auteur expose d'abord des situations des plus diverses dans lesquelles s'exprime cette nature parlante de l'homme. Une première conclusion lui fait retrouver les assertions plus anciennes d'ARISTOTE et de DESCARTES : il est naturel à l'homme de parler. Mais c'est aussitôt pour reconsidérer les rapports de l'homme et de sa parole. C'est la seconde conclusion et la thèse même de ce texte: l'homme parle parce que parler est ce qui le fait homme.

Mais en quoi la parole est - elle un critère distinctif de l'homme préférable ou supérieur aux autres ?

 


"L'être humain parle". HEIDEGGER n'est certes pas le premier à relever la présence de cette capacité en l'homme. Mais il lui donne une signification toute nouvelle qui oblige à reconsidérer les rapports de l'homme à sa parole.

En effet : "L'être humain parle" : l'être humain, - non pas : l'homme. L'auteur ne choisit vraisemblablement pas une périphrase pour désigner en d'autres termes l'homme. L'être humain est l'être vivant qui est homme ; l'homme est d'abord un être mais un être dont la particularité qui le fera homme lui est donnée par la parole : "L'être humain parle". Il parle et c'est tout autre chose de parler que de disposer d'un langage. La plupart des auteurs qui s'intéressent à la différence entre l'homme et l'animal la place le plus souvent dans le langage, c'est - à - dire dans la capacité dont disposerait seulement l'homme à combiner des signes selon des règles et de telle sorte que ces combinaisons de signes aient un sens, un et le même, commun et communicable donc, à d'autres que ceux qui les ont formés. Mais HEIDEGGER parle de parole. Certes les linguiste après DE SAUSSURE distinguent! eux aussi le langage, de la langue et de la parole. La langue relève de la communauté tandis que la parole est l'usage individuel de cette langue, usage qui inclut d'autres éléments extra - linguistiques comme les mimiques, les intonations, les gestes qui accompagnent les sons prononcés. Que désigne donc HEIDEGGER par parole ? Les exemples qu'il propose peuvent nous aider à le comprendre : inintentionnelle, insignifiante, involontaire, silencieuse, accompagnant notre vie, tels sont les caractères qui apparaissent. Le premier caractère est donné avec la première situation exposée. "Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve" : la parole évoquée par HEIDEGGER n'est donc pas la parole consciente ou la parole prononcée à certaines fins, la parole qui veut dire. Cette parole est aussi une parole qui nous échappe ; une parole est qui est parlée malgré nous : "nous parlons en rêve". Et sans doute ne faut - il pas voir là l'écho d'une thèse de LACAN qui considère que l'inconscient est structuré comme un langage. Pas davantage ne faut - il voir une allusion aux thèses qui feraient du rêve et de son contenu un langage. Peut - être HEIDEGGER s'intéresse - t - il aux paroles prononcées pendant que nous dormons, mais c'est pour souligner les aspects à la fois inintentionnel et radical de la parole qui nous tient si bien au corps que même en état de sommeil nous parlons encore. Le second caractère de la parole telle que la conçoit HEIDEGGER est apporté par la situation suivante : "Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu'écouter ou lire". La parole en question n'est donc pas une parole vocale, un ensemble de sons physiologiquement émis, requérant et sollicitant le pharynx, les lèvres les dents et la bouche : "même quand nous ne proférons aucune parole". Il s'agit d'une parole silencieuse qui s'exerce même quand : "nous ne faisons qu'écouter ou lire", c'est - à - dire quand nous sommes en situation de réceptivité, mais de réceptivité d'une autre parole, quelle soit audible et entendue ou qu'elle soit écrite et transcrites par des symboles. Peut - être nous parlons - nous à nous - mêmes quand quelqu'un nous parle, cela afin de mieux comprendre les propos tenus. Se répéter intérieurement pour soi - même les paroles entendues favoriserait leur compréhension. De même, la lecture a longtemps été pratiquée à haute voix ; la lecture silencieuse est d'apparition plus récente et là encore elle est souvent accompagnée d'une parole intérieure. Nous nous lisions à nous - mêmes le texte écrit. La parole qu'évoque HEIDEGGER n'est pas une parole sonore, retentissante. Enfin, elle semble même n'être plus, parole du tout, du moins selon nos critères ordinaires : "nous parlons même si, n'écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire". Il pourrait s'agir d'une parole qui accompagne nos faits et gestes ("nous nous adonnons à un travail") : la chanson du peintre au chantier ; la chanson de la lavandière au lavoir. il pourrait encore s'agir d'une parole qui meuble le silence et l'oisiveté : le célibataire qui finit par parler tout seul et tout haut ; l'enfant qui s'abandonne à sa rêverie ; l'adulte qui s'ennuie de sa solitude et qui se tient compagnie ; le marcheur solitaire qui se tient des paroles de réconfort. Mais cette parole est une parole qui accompagne l'action et l'inactivité. Est - ce bien celle - là que la texte désigne ?

"Nous parlons sans cesse" ; "Constamment nous parlons". L'homme est un être prolixe : "un moulin à paroles", dit - on quelquefois. Mais cette image serait fausse si on entendait l'appliquer à la pensée de HEIDEGGER : la production de la parole dans l'image du : "moulin" suppose une production standardisée et réglée ; elle suppose encore une transformation d'un donné (le grain) en un autre (la farine) par une technique, des machines et un ensemble de procédés ; elle suppose enfin une intention de produire de la parole comme le meunier a l'intention de moudre du grain. Rien de tout cela ne paraît pouvoir se rapporter à ce qu'avance le texte. L'être humain parle : "d'une manière ou d'une autre", - qu'il chante, qu'il chantonne, qu'il parle, qu'il se parle. Il y a plus d'une façon de parler. De plus, "parler nous est naturel". Parler n'est pas une activité artificielle, une activité créée par l'homme et qu'il aurait pu ne pas créer : une activité rapportée et contingente, qui ne relèverait pas la nature de l'homme. Et parce que parler nous est naturel, nous parlons ("Nous parlons parce que parler nous est naturel"). L'homme est un être humain parce qu'il est un être de paroles : fait pour parler, mais aussi fait homme par la parole. Enfin, la parole qu'évoque HEIDEGGER dans ce texte n'est pas le résultat d'une préméditation, d'une intention de parler : "Cela ne provient pas d'une volonté de parler qui serait antérieure à la parole". L'exemple du rêve nous en instruisait déjà : la parole est ici une parole qui nous échappe, qui part de nous. La parole n'est pas précédée de la volonté. D'abord, la volonté est peut - être elle même une parole que chacun se tient à lui - même : "Je m'en vais faire cela", se dit- on avant de passer à l'acte. Ensuite, la volonté de parler n'est pas déterminante pour une parole qui est naturelle : la parole ne procède pas d'un fiat, elle part de nous peut - être comme un fruit part de l'arbre. Mais l'auteur semble alors revenir sur une conception de la parole qu'il semblait partager jusqu'ici avec d'autres auteurs. Quelle conception de la parole est celle de HEIDEGGER ?

La thèse de HEIDEGGER semblait en effet retrouver les conceptions de : "L'enseignement traditionnel". PLATON, ARISTOTE, DESCARTES eux aussi assignent chacun à la parole un statut privilégié : elle permet de distinguer l'homme des autres espèces du règne vivant ("L'enseignement traditionnel veut que l'homme soit, à la différence de la plante et de la bête, le vivant capable de parole"). PLATON voit dans la parole un moyen d'expression de la pensée : la pensée est un discours silencieux que chacun se tient à lui - même (Sophiste. 263 e). DESCARTES considère que la parole, et tout usage combinatoire de signes, est le moyen le plus sûr de déceler la présence de la raison ; de la sorte, l'animal dépourvu du pouvoir de la parole est incapable de penser (Discours de la méthode. V). ARISTOTE définit l'homme par son pouvoir de parler: l'animal politique, telle est sa définition de l'homme, est en effet l'animal capable de délibérer et cela au moyen de la parole. Chacun de ces auteurs voit en l'homme un : "vivant capable de parole". La parole est une possibilité pour l'homme et une possibilité parmi d'autres ("à côté d'autres facultés, l'homme possède aussi celle de parler"). Tels serait l'aménagement de la vie organisée dans un Etat (ARISTOTE), la technique (PLATON. Protagoras), le travail et la production de ses moyens d'existence (MARX). Mais HEIDEGGER radicalise ("Cette affirmation ne signifie pas seulement") la conception de ces auteurs qui fait de l'homme un : "vivant capable de parole". L'homme ne dispose pas incidemment ou accidentellement du pouvoir de la parole : "c'est bien la parole qui rend l'homme capable d'être le vivant qu'il est en tant qu'homme". D'abord, la parole lui permet d'exercer toutes les autres activités qui sont les siennes : travailler, produire, légiférer, croire, car le croyant prie, le législateur parlemente, le producteur conçoit, et tout cela suppose l'usage de la parole. L'homme n'est pas un vivant qui parle, et qui pourrait ne pas parler ; l'homme est homme parce qu'il parle. Ainsi HEIDEGGER évoquait au début de ce texte l'"être humain" parce que la parole permet à l'homme de s'élever à son humanité. La parole constitue l'humanité de l'homme : "L'homme est homme en tant qu'il est celui qui parle". L'homme est un être de paroles, non parce qu'il parle comme il a d'autres activités (travailler, produire, légiférer), mais parce que sans la parole il ne serait pas cet être qu'il est. Parler est pour l'homme essentiel : la parole fait son essence.

Faut - il cependant reconnaître dans la parole le critère le plus juste pour distinguer l'homme ? Qu'apporte donc de nouveau le critère retenu par HEIDEGGER ?

 


La distinction de l'homme d'avec les espèces vivantes est l'une des pierres de touche des différents systèmes philosophiques. Ce débat reste l'enjeu des conceptions matérialistes selon lesquelles l'homme est un animal plus développé que d'autres, et des conceptions spiritualistes qui placent l'homme au - dessus des autres espèces vivantes. De ce point de vue, la question du langage est décisive puisqu'elle permet de trancher en faveur de l'une ou l'autre thèse.

La parole est le signe et l'expression d'une intériorité et de la présence de la pensée. Nul animal, aussi habile qu'il semble, ne se sert de signes pour faire entendre sa pensée ( DESCARTES. Discours de la méthode. V2 ).Certes, un chien saura exprimer sa faim ou sa peur mais il s'agit d'une expression limitée aux besoins. Le langage seul atteste de la présence d'une conscience : la conscience est la faculté de se distinguer d'un mode extérieur et de soi - même. Mais par nature, il est impossible d'atteindre immédiatement la conscience : les psychologues behavioristes, pour cette raison, s'en tiennent à l'observation des comportements sans préjuger de l'existence d'une conscience ou d'une vie psychique inobservables. Le langage est l'expression privilégiée, a - t - on cru, de la conscience : nommer une chose, c'est non seulement l'identifier, mais c'est aussi aussi disposer d'un concept permettant de nommer toutes les choses semblables. Parler n'est pas seulement communiquer, c'est aussi signifier, c'est - à - dire avoir conscience de l'existence d'une chose et pouvoir la désigner même en son absence. Bien plus, le langage serait le signe de la présence de la raison parce qu'il est impossible que des signes puissent être agencés en des énoncés ayant un sens sans que la raison n'ait présidé à cette construction. Inversement, la raison ne peut se développer qu'à l'aide de signes, de représentations générales, - ce que les signes linguistiques lui offrent. Mais cela suffit - il à distinguer l'homme de l'animal ?

Le langage serait bien le signe de la présence et de la pensée et de la conscience si vraiment il en provenait. Or selon le Discours sur l'origine de l'inégalité, le langage provient du cri, c'est - à - dire de la nature3 . La nature dicterait les premiers signes et l'histoire ferait le reste : les inflexions de la voix ; la décomposition en sons élémentaires et leur réunion en mots. Comme par ailleurs la raison serait développée par les passions4 , tout lien serait coupé entre le langage et la raison. Ce pourquoi ROUSSEAU se doit de chercher ailleurs la ligne de démarcation entre l'homme et l'animal : la liberté, et la perfectibilité dont l'homme est seul capable, forment la frontière nouvelle. D'autres verront dans le travail, la religion, l'Etat et le Droit de nouveaux critères. Pourtant, la parole est un signe distinctif précieux dans la mesure où elle manifeste davantage que les autres manifestations humaines la qualité dont les hommes s'enorgueillissent : la raison, puisque selon HEGEL : "C'est dans les mots que nous pensons".

La thèse de HEIDEGGER est ici importante parce qu'elle utilise un argument ancien pour l'habiller de neuf. En effet, pour HEIDEGGER la parole n'est pas une qualité à côté d'autres ou parmi d'autres. La parole fait l'homme. La parole n'est pas le langage ni la langue : elle est l'utilisation singulière que chacun des membres d'une communauté fait de la langue. En ce sens elle témoigne de la conscience de la singularité de chacun, de sa conscience d'être un à part des autres. Elle témoigne encore de la capacité de chacun à se rapporter au monde extérieur de manière différente que les autres : la parole est plus inventive que la langue. La parole exprime en ce sens une personnalité. Enfin et surtout, la parole est la preuve du pouvoir de symbolisation de l'homme : par la parole, les choses sont représentées même quand elle ne sont plus présentes. On peut parler aux temps passé ou au temps futur, c'est - à - dire en des temps qui ne sont plus ou pas encore ; on peut recourir au mode conditionnel et ainsi témoigner de sa capacité de représenter des mondes possibles. Dire de l'homme qu'il est un être de parole, c'est dire qu'il est un être capable de vivre dans un monde de signes et non plus seulement de choses.

 


HEIDEGGER étaye par un argument de soi ancien une thèse inédite : l'homme est un être de parole, un être dont l'essence est de parler, un être dont l'être est la parole. Représenter, et se représenter dans et par la parole sont donc les propriétés originales de l'homme. La parole n'est pas une qualité quelconque ou accidentelle ou historique : l'homme parle par nature parce que parler est de sa nature. Il reste néanmoins que toutes les paroles n'affirment pas cette qualité : il y a une parole vaine, une parole prolixe, bavarde. HEIDEGGER ne présente pas ici quelles paroles permettraient, davantage que les autres, d'exprimer la nature de l'être humain.


  1. Cf. HEIDEGGER (1981), p. 13.
  2. Cf. DESCARTES (1953), p. 165.
  3. Cf. ROUSSEAU (1971), p. 190.
  4. Cf. : "Quoiqu'en disent les moralistes, l'entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d'un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi : c'est par leur activité que notre raison se perfectionne (...)", ROUSSEAU (1971), p. 182.

 

 

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