EPICTETE.

 

"Quand tu vois quelqu'un pleurer parce qu'il est en deuil, ou que son fils est absent, ou qu'il a perdu ses biens, prends garde à ne pas te laisser emporter par l'idée que les accidents qui lui arrivent ainsi du dehors sont des maux ; mais, aussitôt, tiens prête cette pensée : ce qui meurtrit cet homme, ce n'est pas l'événement (car un autre n'en est pas meurtri), mais le jugement porté sur lui. En paroles, certes, n'hésite pas à compatir avec lui, voire, le cas échéant, à gémir avec lui ; prends garde toutefois à ne pas gémir aussi du dedans"

EPICTETE.

 


Sur un ton familier, à l'aide d'exemples et de situations prises dans la vie quotidienne, EPICTETE rappelle la distinction stoïcienne des faits qui dépendent de nous et des faits qui ne dépendent pas de nous. Ce texte ne propose pourtant pas un enseignement théorique ; il n'est pas un rappel gratuit de cette distinction capitale. Davantage qu'un exposé, il s'agit d'une admonestation, de conseils prodigués, d'une vraie leçon de morale sur la conduite à tenir en cas de malheur : toute compassion est absurde autant qu'elle est dangereuse. Une situation ordinaire permet de montrer comment trouve à s'appliquer la distinction capitale : afin de mieux juger ce qui arrive à autrui et afin de mieux régler notre propre conduite.

Cependant, faut - il ne voir dans la compassion que ce qui menace notre tranquillité d'âme et notre propre équilibre ?

 


Quelle conduite adopter face à un homme dans la détresse ? - EPICTETE récuse la compassion. Mais pourquoi cela ?

L'auteur choisit un ton simple et s'adresse au lecteur ("Quand tu..."), - EPICTETE n'a en effet rien écrit et tout son enseignement est oral. Son propos ne contient d'abord rien qui fasse appel à la réflexion ("Quand tu vois..."). En effet, il faut se montrer philosophe non dans les livres ou dans des discussions entre doctes, - mais dans la vie de tous les jours. Des exemples qui n'ont rien d'artificiel tant ils sont communs lui donneront la matière de cet enseignement moral : des pleurs pour un deuil, une absence, une perte. Tous ces exemples ont pour point commun une séparation d'un bien ou d'un être, d'une séparation provisoire ou définitive. A cet état de fait, une séparation, "quelqu'un" pleure : une certaine attitude suit un certain jugement sur cet état de fait : il est parti. Cette attitude se donne à voir ("Quand tu vois..."), quand elle ne se donne pas en spectacle. Ce spectacle de la douleur, EPICTETE le récuse comme non fondé et comme dangereux.

À la soudaineté de ce spectacle des larmes qui peut désarçonner celui qui le voit, EPICTETE demande que lui soit opposé le recul de la réflexion ("prends garde" ; "tiens prête"). La réflexion vient au secours de la personne émue pour supprimer cette émotion. L'émotion est un danger ("prends garde"), une menace contre le salut de l'âme contre sa tranquillité. Comme l'émotion survient par surprise, il faut ne pas se laisser prendre au dépourvu afin de ne pas se laisser prendre du tout : "tiens prête cette pensée". Il s'agit donc de contracter des habitudes intellectuelles, - au moyen d'exercices spirituels. Mais quelle réflexion pourra s'opposer à ce flux de l'émotion ("te laisser emporter") ? - ce sera celle qui considérera sa cause. Toute situation, tout trouble de l'âme provient d'un ou contient un jugement. Il s'agit donc de corriger ce jugement. C'est donc d'un jugement faux que provient l'émotion. D'une part, ce qui arrive du dehors n'est pas un mal. Pour le stoïcien EPICTETE, tout ce qui arrive est nécessaire parce qu'il est conforme au destin. C'est l'ignorance de l'existence d'un destin ou l'ignorance de notre destin qui nous fait croire que ce qui arrive est un accident. Cet accident vient en réalité du dehors, - et que pouvons - nous contre ce dehors ? Il est rendu inéluctable. Enfin, ce qui arrive n'est pas un mal ; ce qui arrive est un fait et un fait nécessaire. Il est absurde de qualifier et de qualifier moralement un fait. "Ce fait est", - tel est le début et la fin de toute sagesse. D'autre part, c'est ce jugement faux qui fait souffrir ("ce qui meurtrit cet homme"). L'homme souffre non pas de l'événement mais du jugement qu'il porte sur cet événement. Que l'événement ne soit pas en soi un mal, cela se tire de l'expérience : "car un autre n'en est pas meurtri". La mort qui affecte celui que je vois pleurer ne m'affecte nullement ; en elle - même cette mort n'est ni un bien ni un mal : elle est. L'homme qui pleure pleure parce qu'il porte un jugement sur cette mort : "Quel malheur pour moi !".

Il s'agit de se prémunir contre la souffrance d'autrui parce qu'elle un trouble et parce qu'elle est sans fondements. Pour cela, EPICTETE propose un remède : un jugement fondé qui produira une attitude fondée. L'événement doit être circonscrit à ce qu'il est : un fait du destin, aux conséquences ou aux dégâts qu'il provoque : les pleurs de l'autre ne doivent pas être contagieux. Le jugement corrigé, il s'ensuit une attitude rectifiée. Il est permis ("certes") de compatir ("n'hésite pas à compatir avec lui"), voire il est permis de gémir avec lui ("voire, le cas échéant, à gémir avec lui"). Pourvu que cela ne soit que du dehors. La plainte doit accompagner la plainte de l'autre, - mais non pas la rejoindre ("prends garde toutefois à ne pas gémir aussi du dedans"). Il ne faut pas s'unir à l'autre qui gémit ; il ne faut pas faire un avec lui. Ce serait perdre la maîtrise sur soi et ainsi perdre ce qui fait notre identité : la raison. Il s'agit de jouer le rôle, - en cela il y a strictement hypocrisie -, mais de le jouer loyalement et à l'égard de celui qui pleure et à l'égard du destin qui a produit nécessairement cette séparation.

La compassion sème le désordre : il faut la contenir. Faut - il partager cette conception et suivre cette attitude ?

 


Il y a peut - être quelque froideur voire quelque inhumanité à ne pas pas partager la souffrance de l'autre.

Ne pas partager la souffrance de l'autre c'est s'écarter ou de la voie prescrite par la divinité ou de la voix invincible de la nature. Il est prescrit d'aimer son prochain (Lc. 10 : 27 - 28 ; Rm. 13 : 9 - 10), or que vaut cette prescription si elle est sans effets sur le comportement de chacun ? Cette prescription est d'autant plus légitime qu'elle trouve en dieu son principe. Cette vois divine trouve un écho dans la pitié, ce sentiment dicté par la nature1 , retrouvé par la conscience, cet "instinct divin"2 . C'est par un calcul froid, par peur et par intérêt, que chacun refuse d'écouter la voix qui porte au secours de celui qui souffre3 . Mais la compassion n'est - elle pas plus dangereuse pour celui qui l'éprouve ?

La compassion met l'âme sens dessus dessous ; elle crée le désordre dans l'âme. Elle affaiblit donc celui qui l'éprouve quand elle ne fait pas qu'humilier celui qui en est l'objet. La pitié bouleverse ; elle renverse ce qui dans l'âme devrait détenir la direction : la raison. C'est l'argument de PLATON contre les poètes tragiques4 ; c'est aussi l'argument de NIETZSCHE contre les valeurs chrétiennes. Mais faut - il se protéger à tout prix ? N'est - ce pas une faiblesse que d'avoir peur de la faiblesse ?

"Pourquoi si mous ?", demande le diamant au charbon dans une parabole de NIETZSCHE5 . La compassion n'affaiblit pas seulement : elle est faiblesse. Vouloir participer aux malheurs des autres, c'est n'être pas capable de trouver en soi - même ce qui peut nous assurer de notre identité, de notre personnalité. La compassion signifie une évasion hors de soi, une fuite pour être soi hors de soi. Celui qui éprouve de la pitié est incapable de se contenir ; il ne trouve son être et sa raison d'être que par l'autre et que dans la souffrance de l'autre.

 


La leçon d' EPICTETE n'est pas une leçon d'indifférence mais une leçon d'autonomie. Il faut savoir rester soi face aux malheurs des autres et pour rester soi, il faut savoir ce qui nous menace de n'être plus nous : il faut reconnaître l'existence d'un destin qui apporte inéluctablement des faits dépourvus de valeurs morales ; il faut reconnaître l'existence du jugement faux qui fait se méprendre celui qui s'afflige pour un fait inévitable. Partager cette souffrance, ce ne serait rien d'autre que partager une folie.


  1. Cf. : "(…) nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix (…)", ROUSSEAU (1971), p. 198.
  2. Cf. ROUSSEAU (1966 b), p. 378.
  3. Cf. ROUSSEAU (1971), p. 198.
  4. Cf. PLATON. Rép. III. 387 c - 388 e.
  5. Cf. NIETZSCHE. Ainsi Parlait Zarathoustra. III. "D'anciennes et de nouvelles tables". § 29.
 

 

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