Claude BERNARD.

 

"D'abord a - t - on le droit de pratiquer des expériences et des vivisections sur l'homme ? Tous les jours le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés. On peut donc expérimenter sur l'homme, mais dans quelles limites ? On a le devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l'homme une expérience toutes les fois qu'elle peut lui sauver la vie, le guérir ou lui procurer un avantage personnel. Le principe de la moralité médicale et chirurgicale consiste donc à ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût intéresser beaucoup la science, c'est - à dire la santé des autres"

Claude BERNARD.


Le principe même de la recherche scientifique est d'aller au - delà des frontières de ce qui est connu. Mais quant il est question du vivant, cette connaissance ne peut pas se faire à partir de modèles mathématiques. La complexité de l'objet étudié comme de ses réactions contraint le chercheur à expérimenter. L'objet étudié n'est ni indifférent ni inerte : il en va de notre santé mais il en va aussi de notre intégrité et de notre dignité. En pleine expansion du positivisme, le médecin Claude BERNARD se pose la question du droit à l'expérimentation, question aussitôt tranchée par le fait : les médecins expérimentent dans leur pratique quotidienne. Cependant le fait de l'expérimentation ne peut pas faire fi de considérations morales que l'auteur ramènent à des questions de déontologie.

Face aux nouvelles possibilités ouvertes par la recherche scientifique sur le vivant, peut -on laisser les professionnels de la recherche fixer eux - mêmes les limites et les critères éthiques ?

 


La question posée est préjudicielle et essentielle : elle concerne la personne de l'homme. La première des questions est "d'abord" celle du droit à l'expérimentation et aux vivisections sur l'homme.

Le texte commence par des réponses implicites à deux questions que l'auteur ne pose pas et qu'il ne songe sans doute pas à poser : celle de l'expérimentation sur l'animal ; celle de la dissection sur le corps de l'homme. Le statut de l'animal en plein siècle du positivisme est celui sinon d'un objet, du moins d'un être sans intériorité, d'un être mis à la disposition de l'homme. En un sens, le positivisme retrouve la pensée chrétienne selon laquelle l'homme a tout pouvoir sur l'animal. De même, la dissection ne pose pas de difficultés morales : le corps de l'homme mort a depuis plusieurs siècles, en catimini d'abord, puis dans les amphithéâtres des facultés de médecine, instruit puis formé des générations de chirurgien. Le corps de l'homme mort n'impose pas le même respect, ni les mêmes devoirs que le corps de l'homme vivant. Mais biologiquement le corps de l'homme présente des caractéristiques absentes du corps de l'animal ; la dissection peut instruire sur l'anatomie, elle ne peut guère apprendre sur la physiologie. Il faut donc se résoudre pour ces raisons de recherche à la vivisection. Mais : "D'abord a - t - on le droit de pratiquer des expériences et des vivisections sur l'homme ?".

La question de l'auteur est celle du droit, - non pas certes celle du Droit objectif, des codes, des réglementations décidées par l'homme. BERNARD évoque ici le droit moral, le droit dont peut exciper le chercheur pour justifier et légitimer sa démarche. D'une part la législation de l'époque ne comportait sans doute pas pareille réglementation ; d'autre part, les limites ne pouvaient être que celles qu'une profession se reconnaissait à travers les codes de déontologie et le serment d'HIPPOCRATE. Le corps médical délimite ainsi lui - même le champ de l'expérimentation et le champ moral.

La question du droit est aussitôt, et bien curieusement, tranchée par le fait : le médecin expérimente ("Tous les jours le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades") ; le chirurgien procède à des vivisections ("et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés"). La résolution est curieuse parce qu'un fait ne peut pas à lui seul traiter de la question du droit : qu'une pratique ait cours et qu'elle soit donc possible n'implique pas qu'elle soit légitime. Se contenter de cette réponse reviendrait à confondre l'ordre descriptif et l'ordre normatif, qui ne suivent pas les mêmes règles. Elle est curieuse encore parce qu'elle fait de la consultation médicale une expérimentation et du geste chirurgical qui veut sauver une tentative pour voir. BERNARD feint de confondre la thérapeutique et l'heuristique : les interventions qu'il cite ont des fins précises, toutes subordonnées au recouvrement de la santé de l'homme, et toutes fondées sur des connaissances acquises. Il est vrai que la prescription d'un médicament ne produit pas toujours les effets escomptés et que l'intervention chirurgicale peut entraîner des complications délétères.

Peut - on conclure du fait au droit, du possible à l'impératif ?

 


Ce sera bien la réponse de l'auteur. La pratique fonde et autorise l'expérimentation aux fins de la découverte.

"On peut donc expérimenter sur l'homme, mais dans quelles limites ?". La question n'est pas celle de la possibilité de l'intervention sur l'homme mais celle de ses limites. BERNARD pense avoir montré que toute la médecine n'est jamais qu'une intervention expérimentale, même si elle est subordonnée à des fins thérapeutiques. Or, la question est bien différente. Expérimenter, c'est mettre en place un dispositif expérimental afin de vérifier la valeur d'une hypothèse. Les résultats ne peuvent pas être prévus : la méthode expérimentale dont la paternité est attribuée à Claude BERNARD suppose une opacité de la nature qui ne peut pas être connue déductivement par les seules forces de la raison. Mais les gestes du chirurgien appliquent des techniques déjà connues, transmises dans les formations hospitalières, et, le plus souvent, éprouvées par leur emploi répétitif. Enfin ils entendent sauver la vie de l'opéré. L'intention n'est donc pas la même : l'expérimentation cherche à savoir et cherche un savoir ; les gestes médicaux et chirurgicaux partent d'un savoir et cherche à l'appliquer : idéalement le résultat est connu à l'avance et il dirige la main du chirurgien. La seule question que se pose BERNARD est celle des limites.

Le geste médical est subordonné à une valeur : la sauvegarde du patient. Cela assigne un devoir au médecin ("On a le devoir") et ce même devoir fonde un droit. Puisque le médecin doit sauver la vie, alors il peut la sauver ("On a le devoir et par conséquent le droit"). Le pouvoir moral procède d'un devoir moral. "Tu peux, parce que tu dois'", énonçait déjà KANT. Le principe suprême que reconnaît le médecin est lui - même un principe médical déterminé par le Serment d'HIPPOCRATE. La médecine se pose des questions morales depuis sa pratique quotidienne et auxquelles elle entend répondre par sa pratique quotidienne.

L'expérimentation est ainsi encadrée par les principes de la déontologie. L'expérimentation peut avoir lieu pour "sauver la vie, le guérir ou lui procurer un avantage personnel". Mais rien de plus inconsistant et de plus incertain que ses limites. Les principes sont inconsistants : le premier fait de la vie la valeur suprême, en omettant la qualité et la dignité de la vie, alors que le dernier ouvre au contraire la porte sur cet aspect de la la vie. Ces principes sont aussi incertains. La fermeté des énoncés ne peut pas dissimuler la difficulté de leur interprétation dans la pratique. Sauver la vie peut sauver une vie malheureuse : sauver la vie d'un accidenté, sans doute, mais s'il sera par cette opération tétraplégique ? Quelle vie sera ainsi sauvée ? De plus, la médecine rencontre des questions casuistiques : qui de la mère ou de l'enfant faudra - t - il sauver si l'intervention projetée met en jeu les deux existences ? La guérison reste une notion bien imprécise : faut - il tenter une intervention pour une guérison dont nul n'est certain ? Ne faudrait - il pas recourir à d'autres principes pour éclairer et guider la pratique ? Enfin l'"avantage personnel", plus soucieux de la personne que les précédents principes qui laissaient la porte ouverte à une concurrence effrénée pour la gloire ou la satisfaction d'intérêts économiques, apporte une restriction plus sévère à l'expérimentation. Mais ce principe n'est guère satisfaisant. Outre qu'il faudra définir ce que peut être l'avantage personnel, il faudra préalablement déterminer qui définira cet avantage : le médecin, la famille, le patient, - et si ce dernier est mineur, incapable ou empêché (coma) ?

Il semble que Claude BERNARD laisse au corps médical l'initiative de fixer pour lui - même ses limites.

 


Et en effet, il est ultimement question du "principe de la moralité médicale et chirurgicale". Toute la morale se résume à une question de déontologie, de conscience professionnelle. Les questions d'éthique de la santé sont des questions de professionnels, de techniciens, et qui négligent le public.

Les questions de bioéthique comme il est devenu d'usage de les nommer sont elles donc seulement l'affaire de la "moralité médicale et chirurgicale" ? Les praticiens sont trop intéressés par les résultats de leur recherche : fièvre de la découverte, soif de la gloire et de reconnaissance, appétits ou enjeux financiers considérables (cf. la polémique sur la paternité de la découverte du virus HIV) ; les nouvelles technologies intéressent le statut de l'humanité tout entière et chacun peut avoir sa voix à donner. L'institution du CCNE (février 1983) entend sans doute élargir la portée du débat et étendre le pouvoir de décision. L'auteur n'entrevoit pas ce débat rationnel public, que souhaiterait l'éthique de la discussion (HABERMAS).

Il énonce cependant un principe : "ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque". L'expérience tentée ne doit pas avoir pour fin l'expérimentation gratuite qui ferait du patient un cobaye malgré lui, un matériau utilisable à la merci du chirurgien. L'auteur n'évoque pas ce qui sera l'un des principes ultérieurs de la recherche : le bilan risque / avantage acceptable au profit du patient. L'expérimentation doit au moins entrouvrir l'espoir d'une amélioration ; elle doit se faire dans ce sens ("bien que le résultat pût intéresser beaucoup la science, c'est - à dire la santé des autres"). Ce principe sera celui qui sera rappelé dans le Code de Nüremberg, qui dénoncera les exactions des nazis sur des victimes pour de prétendues expérimentations, dont les résultats n'auraient pu profiter qu'à d'autres personnes que ces victimes. Tout ce qui n'est pas scientifique n'est pas éthique rappellera le président d'honneur du CCNE, Jean BERNARD.

On ne peut manquer de constater l'absence du malade dans ce texte. BERNARD n'évoque jamais ce qui deviendra la notion capitale : le consentement libre, éclairé, et exprès du malade. Le malade doit connaître exactement, dans les limites de ses capacités et de celles imposées par son état, l'expérimentation. Il doit librement l'accepter sans y être contraint par sa faiblesse, par des promesses. Cet engagement doit être autant que possible exprès afin de ne pas laisser libre cours à une interprétation qui dénaturerait l'intention initiale de l'intéressé. Le malade n'a pas davantage d'épaisseur sociale : il est ici sans famille, sans entourage. Il est rangé dans une salle d'hôpital parmi d'autres corps malades. Pour Claude BERNARD, le malade ne semble rien d'autre qu'un échantillon d'une maladie.

 


Le texte illustre les tendances d'une époque et d'une profession qui pose des questions éthiques et qui leur apporte des réponses exclusivement en termes de déontologie. La médecine serait seule concernée par ces questions et le bon praticien, rompu à la clinique, saurait les résoudre. Mais la présence de médecins dans les camps de déportation, l'assistance bienveillante voire la complicité de médecins dans les cliniques des pays du bloc soviétique remettent en question l'autosuffisance d'une profession. De plus, les enjeux posés par les nouvelles technologies médicales concernent le sort de l'humanité en tant qu'espèce, et le public ne saurait être écarté du débat. Enfin, le malade dans la pratique de tous les jours ne peut être le corps malade : son identité de personne, ses aspirations, ses valeurs doivent aussi être considérées. Une médecine ne saurait sa faire sans les hommes à moins de se faire inhumaine.

 

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