THOMAS D'AQUIN

 

"Notre connaissance naturelle a son origine dans les sens, elle ne peut donc pas s'étendre au - delà du point où le sensible peut la conduire. En partant des réalités sensibles, notre intellect ne peut pas parvenir à la vision de l'essence divine. Les créatures sensibles, parce qu'elles sont les effets de Dieu, n'ont pas le même pouvoir que leur cause. Il n'est donc pas possible, en partant de la connaissance des réalités sensibles, de connaître tout le pouvoir de Dieu, ni par conséquent de voir son essence. Mais parce que les effets dépendent de la cause, ils peuvent nous conduire à savoir que Dieu est, et à connaître tous les attributs qui lui conviennent nécessairement, au titre de cause première de tout le réel et supérieure à tous ses effets. Nous connaissons donc de Dieu son rapport aux créatures, c'est - à - dire qu'il est la cause de toute la création ; nous connaissons aussi la différence entre Dieu et ses créatures, car il ne fait pas nombre avec les êtres dont il est la cause ; et nous savons que la distance qui le sépare des êtres créés n'est pas en lui un défaut mais un excès."

THOMAS D'AQUIN. Somme théologique. I, q. 12, a. 12.

 


Quelle connaissance l'homme peut - il acquérir sur DIEU ? THOMAS D'AQUIN mesure toute la "distance" qui sépare une créature et une créature nécessairement finie sur son créateur qui jouit nécessairement de l'infinité. Pourtant, l'homme ne doit pas désespérer : la distance qui le sépare de l'infinité n'est pas telle qu'il ne puisse rien connaître de son Créateur. Bien sûr, nos sens limitent la portée de notre connaissance, mais nous savons à tout le moins que DIEU nous a créés : cet acte créateur qui nous sépare de l'auteur de notre être est celui - là même qui nous permet de trouver quelques unes des propriétés divines. Le tour de force de l'Aquinate consiste à retourner l'argument de la faiblesse gnoséologique et la diminution ontologique de l'homme en moyen de connaissance de ce qui nous excède. Mais cet optimisme tolérable pour un Docteur de l'Eglise mérite plus de nuances.

Quel crédit accorder à cette argumentation qui conclut à l'affirmation de propriétés de l'essence divine ?

 


Si la connaissance de DIEU nous est impossible, notre nature en est responsable : nous ne pouvons pas tout connaître.

Notre connaissance est limitée par notre condition de créature : "Notre connaissance naturelle a son origine dans les sens". Ou encore selon l'adage scolastique : "rien n'est dans l'entendement qui n'ait d'abord été dans les sens". Les sens sont l'origine de notre connaissance. Ce postulat empiriste signifie que l'homme ne peut s'élever au - dessus des réalités qui tombent sous les cinq sens et que les seules idées abstraites qu'il peut se former proviennent d'abord de l'expérience que les sens lui procure. Nous ne pouvons par ce moyen atteindre qu'une "connaissance naturelle". THOMAS D'AQUIN laisse à DIEU la possibilité de se manifester à l'homme par une voie surnaturelle que serait la révélation par la grâce. Mais cette connaissance surnaturelle est gracieuse et ne dépend pas des seules forces de l'homme. Parce que notre connaissance est ainsi délimitée, l'homme ne peut pas aller au - de là de ce que ses sens lui présentent ("elle ne peut donc pas s'étendre au - delà du point où le sensible peut la conduire").

L'Aquinate en tire cette conséquence que l'homme ne peut, par ses seules forces, aller au - de là de ce que les sens lui présentent. Il peut voir certes, mais il ne peut voir qu'avec les yeux de son corps. L'intuition de l'essence divine, de ce que DIEU est en tant qu'il est DIEU, reste hors de sa portée et il "ne peut pas parvenir à la vision de l'essence divine". THOMAS D'AQUIN refuse à l'homme cette expérience mystique par laquelle les saints et les ascètes voient DIEU, comme MOISE le vit sur l'HOREB. La contemplation de DIEU face à face reste à sa seule discrétion. L'homme ne peut voir DIEU que s'Il se manifeste à lui. Mais les sens ne font pas tout : l'homme dispose d'un intellect.

En suivant l'ordre des connaissances auxquels il a accès, il peut remonter de l'individuel qui tombe sous les sens au général qu'il peut abstraire de la répétition des expériences semblables. L'esprit humain peut dégager la notion générale de rotondité de la succession des expériences de vision des divers objets sphériques (pomme, soleil). L'intellect de l'homme ne peut connaître qu'"en partant des réalités sensibles". Il va de soi que l'essence divine ne trouve aucun équivalent dans le monde ici - bas. En cela, l'Aquinate va à l'encontre des thèses d'un PARACELSE qui trouve dans les créatures sensibles des "signatures" de la présence de l'Etre total de la divinité ; en lui - même invisible, DIEU se manifeste dans ses créatures.

Ni mystique, ni théosophe, THOMAS D'AQUIN ne laissera pas d'entrouvrir une porte à la connaissance humaine.

 


THOMAS D'AQUIN s'interroge sur les raisons de cette incapacité de l'intelligence humaine à embrasser la nature de Celui qui l'a pourtant créé.

Si l'intellect de l'homme ne peut rien connaître sinon ce qui d'abord est tombé sous les sens, c'est parce que l'homme est une créature sensible. Ces deux mots s'appellent d'ailleurs l'un l'autre : la créature se fie à ses sens ; n'est dirigée par des sens qu'une créature pétrie de matière. La déficience du pouvoir de connaissance de l'homme n'est que la conséquence d'une déficience ontologique : "les créatures sensibles (...) sont les effets de Dieu". Or, il subsiste nécessairement plus d'être et plus de pouvoir dans la cause que dans l'effet. Les hommes ne peuvent jouir de ce privilège d'omniscience du Créateur ("n'ont pas le même pouvoir que leur cause"). omniscience qui n'est que l'autre versant de l'omnipotence. DIEU voit tout parce qu'Il a tout créé.

Suivant sa démarche inévitable, l'homme ne peut concevoir d'autre pouvoir que celui qu'il observe autour de lui (la force de la nature, la puissance terrifiante des orages et la puissance dévastatrice des séismes) ou celui qu'il expérimente en lui (la volonté de se mouvoir, de déplacer les objets qui l'entourent). Mais cette expérience immédiate ou cette observation ne lui donnent que la connaissance de puissances bornées puisqu'elles sont celles de créatures ("Il n'est donc pas possible, en partant de la connaissance des réalités sensibles, de connaître tout le pouvoir de Dieu"). Certes, l'homme peut se faire une idée de la toute - puissance divine, mais elle n'en est qu'un faible aperçu ("connaître tout le pouvoir de Dieu").

Et c'est bien pourquoi il ne saurait voir l'essence de DIEU ("ni par conséquent de voir son essence"). L'acte créateur aurait donc coupé la créature de son Auteur. L'Aquinate conçoit la relation de causalité comme une relation ontologique de transfert d'être et une relation dans laquelle la cause perd de son être en causant l'effet. L'effet disposerait de moins d'être que sa cause. Rien de surprenant "par conséquent" à ce que l'homme ne puisse connaître l'essence de DIEU faute de disposer du pouvoir dont Il jouit et faute d'avoir la moindre idée exacte de son pouvoir causal.

Mais THOMAS D'AQUIN n'imagine pas que l'homme ait été abandonné sur ce monde par un DIEU indifférent et qui se complairait dans le silence. Il est loisible à l'homme de savoir quelque chose de son Créateur.

 


"Mais...", écrit le Docteur Angélique. "Mais..." aussi limitée qu'elle soit, et précisément parce qu'elle est limitée, la capacité de compréhension de l'homme peut étreindre quelque chose de la nature divine, - mais non pas tout.

Une preuve de l'existence de DIEU découle immédiatement du statut de créature de l'homme. Nulle créature s'il n'y a un Créateur puisqu'il serait inconcevable de penser un effet sans poser la cause de cet effet : "les effets dépendent de la cause". L'Aquinate n'examine pas ici cette dépendance ; il énonce un principe ontologique général. De la sorte une première connaissance, qui ne doit rien à l'expérience mystique est permise : "ils peuvent nous conduire à savoir que Dieu est". Parce que nous sommes et parce que nous disposons pas de cette connaissance intuitive, nous savons que nous sommes des créatures, et nous savons ainsi qu'un Créateur a décrété notre être. Mais nous pouvons oser affirmer davantage encore puisqu'il faut reconnaître à ce Créateur tout ce qui convient à son Etre de Créateur ("et à connaître tous les attributs qui lui conviennent nécessairement, au titre de cause première de tout le réel et supérieure à tous ses effets"). DIEU est cause de notre être mais Il est cause première : nous devons notre existence à nos parents, et par delà eux à nos plus lointains aïeux, aux propriétés de la matière organique, aux grandes lois du vivant. Mais il ne s'agit là encore que de causes secondes : elles doivent leur être elles - mêmes à une cause. Cette cause de toutes les causes, la cause première, c'est DIEU ("cause première de tout le réel"). Et par là, nous en savons davantage sur lui.

L'examen par l'intellect de notre statut de créature nous permet d'affirmer quelque chose de la nature de DIEU ("Nous connaissons donc de Dieu son rapport aux créatures"). Nous savons qu'Il est notre Créateur, et même Celui de l'univers ("c'est - à - dire qu'il est la cause de toute la création"). Cela, THOMAS D'AQUIN ne le démontre pas : son propos ne pouvait au mieux conclure que DIEU est notre Créateur, et non pas Celui de toutes les créatures. L'argument de l'Aquinate peut être rétabli de deux façons : les causes secondes (les lois de la nature) qui ont présidé à notre création sont celles qui ont participé à la constitution des autres créatures ; la cause de l'homme, conçu comme sommet de la Création est a fortiori la cause du reste de la Création. De ce statut de Créateur, deux autres conséquences s'ensuivent.

Nous pouvons poser la supériorité absolue de DIEU : la cause est "supérieure à tous ses effets". DIEU peut être connu comme le veut la théologie négative qui prétend qu'un discours sur DIEU est possible en énonçant tout ce qu'Il n'est pas faute de pouvoir dire ce qu'Il est. Parce que selon le principe de causalité, la cause dépasse sont effet et parce que DIEU est cause première, il est possible de conclure que DIEU dépasse infiniment ses créatures. "La différence entre Dieu et ses créatures" ouvre la possibilité d'un discours : DIEU ne peut ni être une créature comme le voudrait un panthéisme, ni être parmi ses créatures comme le voudrait un monisme ("il ne fait pas nombre avec les êtres dont il est la cause"). Cette distance est la marque de la transcendance de la divinité ("distance qui le sépare des êtres créés n'est pas en lui un défaut mais un excès"). L'acte créateur requiert un être tout - puissant, et la toute puissance se exige un Etre totalement Etre qui n'enferme aucune limite, aucune imperfection, aucun "défaut". DIEU est transcendant par "excès" d'être : Il est l'être complet et total, l'être infini et parfait.

 


THOMAS D'AQUIN oppose à l'intuition de l'essence divine dont l'homme est inévitablement privé au titre de créature, la connaissance par l'intellect des attributs de DIEU. Une connaissance de DIEU est permise à l'homme précisément parce qu'il est une créature. Cependant, toute l'argumentation de l'Aquinate repose sur un ensemble de présupposés qui peuvent chacun être remis en question : la conception de la connaissance qui place les sens à l'origine ; l'interprétation ontologique du principe de causalité ; la possibilité de remonter du monde sensible à sa Cause première ; l'extension de cette cause première de l'homme à la cause première de tout l'univers. Deux points faibles retireraient toute pertinence à la démonstration : la confusion de la causalité première avec l'acte créateur ; l'identification de cette cause première avec le DIEU chrétien. En effet, une cause peut avoir un pouvoir supérieur sans donner l'être total (ce que signifie créer) ; la cause première n'est autre que le premier moteur aristotélicien et rien n'implique qu'Il soit le DIEU d'amour des Evangiles. Il peut rester un DIEU indifférent aux sorts des hommes qu'Il aura créés.

 

 

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