Apprendre, est - ce seulement s'informer ?

 

CHEREPHON qui se rend à DELPHES pour consulter l'oracle et savoir s'il existe un homme sur terre plus sage que SOCRATE s'informe auprès du Dieu APOLLON. Le message du Dieu est une information : l'identité de SOCRATE comme la personne la plus sage est confirmée1 . Par cette information, CHEREPHON apprend mais cette connaissance est pauvre en vérité. Il apprend d'une part quelque chose qu'il savait déjà, et d'autre part une chose dont il ne peut pas rendre raison : quels motifs ont fait dire au Dieu cette réponse et en quoi consiste la sagesse de SOCRATE ? A cela ni CHEREPHON ni SOCRATE ne peuvent apporter une réponse, - si bien que SOCRATE devra mener une enquête parmi les Athéniens pour éclairer la parole du Dieu sur sa prétendue sagesse. S'informer permet donc d'apprendre mais non pas de manière satisfaisante, semble - t - il, ni de manière complète.

Quand nous nous informons, que pouvons - nous bien apprendre par l'information acquise si vraiment cela ne saurait suffire pour dire que nous avons appris ?

 


S'informer semble la première étape pour apprendre. Sitôt la réponse du Dieu connue, SOCRATE va aller parmi ses concitoyens pour, s'informer sur sa propre sagesse. En l'absence de cette première information, jamais SOCRATE n'aurait entrepris cette enquête.

S'informer ce serait d'abord prendre connaissance de quelque chose que nous ignorions. C'est le propre des bulletins d'information que de donner connaissance des événements lointains dont personne n'aurait eu vent sans ces bulletins. En ce sens, on parle avec justesse des médias : des moyens d'information. La connaissance n'est donc ni notre état premier : nous ne savons pas,- telle est notre situation première ; ni un état immédiat : il nous faut prendre connaissance ; un effort est nécessaire pour cela. Ainsi, SOCRATE se rend - il sur l'agora pour chercher l'information qui l'intéresse.

S'informer c'est chercher, selon l'expression populaire, à se mettre au courant : à être éclairé sur ce qui se passe comme à être dans le bain de l'actualité. S'informer, c'est apprendre : par l'information, chacun d'une part participe au devenir du monde, d'autre part connait ce même devenir. S'informer ce serait alors coïncider avec le devenir du monde en même temps que chacun participe à ce changement. Telle est l'importance des bulletins d'information : le spectateur, l'auditeur, le lecteur sont en même temps les acteurs ou les complices du changement qui leur est présenté.

S'informer, c'est, selon une autre expression, récolter l'information. L'image de la récolte signifie que l'information est d'abord trouvée, puis collectée. BACON évoquait à propos du travail de l'homme de science la chasse de Pan . Cette chasse consiste à recenser toutes les causes possibles pouvant expliquer la production d'un phénomène et, ainsi, à chercher partout l'information. Cependant l'image de la récolte suppose un travail préalable : on ne récolte que ce qui a d'abord été semé ; et elle suppose une sélection : on ne cueille que ce qui importe, on jette ce qui est périmé ou impropre à la consommation. De même, il est à craindre que dans la récolte de l'information il y ait une sélection, c'est - à - dire un choix de ce qui semble important. Or comment savoir si ce choix est impartial ? N'est - il pas à craindre que ce que l'information apprenne ne soit qu'une présentation habile mais erronée des faits ?

Ainsi, l'information qui serait une prise de connaissance, une mise au courant ou une récolte des faits ne saurait apprendre tout à fait si s'informer c'est être face à des faits sélectionnées, interprétés par d'autres.

 


Apprendre, cela ne peut être seulement s'informer. L'information ne se suffit pas. Et en effet SOCRATE doit entreprendre une enquête pour comprendre le sens de l'information recueillie par CHEREPHON auprès de l'oracle de DELPHES.

S'informer, ce n'est pas apprendre parce que l'information ne donne pas les causes, ni la nature du fait sur lequel l'information est donnée. Etre au courant d'une guerre ou d'une grève, cela ne suffit pas à savoir quelles sont les causes de cette grève, ni quels sont les motifs de la grève. Or apprendre, c'est avoir accès à une connaissance des causes. La langue française emploie apprendre pour désigner et le processus d'acquisition des connaissances (apprendre quelque chose...) et le processus de la transmission des connaissances (apprendre quelque chose à quelqu'un). Ne peut être appris à d'autres que ce qui a été préalablement appris sur un fait : ses causes, sa nature.

L'information laisse dans l'ignorance du sens ou de l'importance. L'information se donne dans l'instant ; elle suit l'actualité si près que nul recul n'est possible. Tout fait sur lequel l'information est donnée occupe une place que ne démentirait pas un regard plus averti pou plus complètement informé. Apprendre, au contraire, c'est savoir distinguer l'essentiel de l'anecdotique, l'important du superflu, le fondamental du superficiel. Apprendre exige un temps de formation plus long au terme duquel chaque connaissance acquise prend l'importance qui est la sienne en regard des autres connaissances.

L'information est une collecte désordonnée des faits. S'informer peut se faire au hasard des rencontres, des lectures, des conseils des amis. Apprendre ne peut se faire que selon un certain ordre et en vertu de la nécessité des choses mêmes. Cet ordre respecte l'aptitude de la personne qui apprend à chaque étape de sa formation : un enfant apprend ce qu'il est en mesure de comprendre à son âge. Cet ordre se conforme aux exigences logiques ou chronologiques des connaissances2 . Ainsi, apprendre l'histoire de la Première Guerre Mondiale, c'est apprendre les causes, les processus marquants, les conséquences de ce conflit. Apprendre suppose que soient respectés les processus de compréhension du sujet qui apprend comme les nécessités logiques de la matière qu'il apprend.

Ignorance des causes, du sens et de l'ordre comme des capacités de celui qui s'informe, pour toutes ces raisons s'informer ne saurait proprement être : apprendre. Pourtant, comment apprendre si l'on ne sait pas ce qui est à apprendre ? Ce paradoxe des sophistes3 se pose si l'information n'est pas une forme de connaissance : je dois savoir ce que je dois savoir pour l'approfondir.

 


Apprendre, c'est approfondir l'information donnée dans sa superficialité : c'est chercher les raisons profondes du fait sur lequel porte l'information ; c'est aussi chercher en soi les raisons de la compréhension de ce fait.

Apprendre exige une assimilation du savoir sur lequel d'abord une information a été donnée. L'information s'adresse indistinctement à tous sans avoir égard aux différents aptitudes de compréhension de chacun , sans mettre en valeur ce qui importe, sans mettre de l'ordre entre les divers éléments de l'information, et en soulignant parfois à outrance ce qui est susceptible d'étonner, de frapper l'imagination. Mais apprendre exige au contraire de l'accumulation une assimilation. Assimiler c'est rendre semblable à soi : la connaissance n'est apprise que si elle peut être appropriée, c'est - à - dire ajustée aux capacités de chacun et rendue propre à chacun. Est apprise la connaissance qui désormais est mienne. La connaissance apprise est désormais à moi et en moi.

Apprendre suppose une intériorisation du savoir. Une campagne d'information ou, comme on le dit avec à propos, de sensibilisation, ne touche que le plus superficiel : les sens, l'imagination. SOCRATE qui enquête sur le sens des paroles du Dieu trouvera en lui - même cette signification4 . SOCRATE est comparé à un Silène par ALCIBIADE5 . Sa sagesse se trouve en lui et non pas au dehors comme le voudrait AGATHON6 : pour le poète la sagesse se transmet de l'extérieur continûment et sans efforts. Ce qui est appris vient de soi et non pas du dehors. Telle est encore la leçon de la réminiscence7 .

Apprendre exige une extériorisation du savoir. La réminiscence enseigne en effet que chacun dispose en lui - même de toutes les connaissances. S'informer suppose que l'on cherche dehors ce qui se trouverait d'abord en nous et qu'il faut exprimer. Il est vrai que toutes les connaissance n'y sont pas, mais sont en nous toutes les dispositions pour les comprendre. Seul l'esprit est véritablement inné à lui - même, disait LEIBNIZ. Apprendre demande que l'on sache faire la preuve de ce que l'on sait soit par la démonstration pour les autres soit par la mise à l'épreuve de son savoir dans la mise en pratique de ses connaissances. Apprendre l'anglais, ce n'est pas en effet s'informer sur le vocabulaire ou la grammaire de la langue anglaise.

 


S'informer ce n'est pas apprendre, mais l'information fournit le commencement de ce qui sera à apprendre. Les philosophies empiristes voyaient dans l'information donnée par les sens ce qui aurait ensuite accès à la raison, procurant ainsi toutes les connaissances. L'information est première au moins chronologiquement. Il reste que la connaissance ne sera complète que si les connaissances sont organisées par les facultés intérieures de l'homme, dont la raison, si elles sont assimilées, si elles peuvent être exprimées et mises à l'épreuve par la mise en pratique. L'acte de comprendre vient de chacun : il vient en chacun pour le transformer comme il doit sortir de chacun pour transformer ensuite ce qui est à l'extérieur de lui.


  1. Cf. PLATON. Apologie de Socrate. 21 a in PLATON (1950, I), p. 152 - 153.
  2. Cf. : "Le troisième [précepte], de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés (...)", DESCARTES. Discours de la méthode in DESCARTES (1953), p. 138.
  3. Cf. PLATON. Ménon. 80 d in PLATON (1950, I), p. 528.
  4. Cf. PLATON. Apologie de Socrate. 21 d, 22 e.
  5. Cf. PLATON. Le Banquet. 215 a - b in PLATON (1950, I), p. 753.
  6. Cf. PLATON. Le Banquet. 175 c - d in PLATON (1950, I), p. 697.
  7. Cf. PLATON. Ménon. 81 b et sq in PLATON (1950, I), p. 529 et sq.


 

 

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