La passion est - elle une erreur ?

 

Dans La recherche du temps perdu, PROUST fait dire à SWANN : " Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre !"1 . SWANN découvre que sa passion pour Odette était et demeure une erreur : ce n'est pas Odette qu'il aime, mais une certaine image qu'il s'en est fait ; le sentiment qui le porte vers Odette est une passion mais non pas de l'amour. Mais si la passion est une erreur, comment est - elle possible ? Si la passion était une erreur, il serait en effet toujours possible soit de l'éviter par la juste direction de la raison, soit de la rectifier, - pour la supprimer ou pour la dominer -, par la correction du jugement faux qui en est la cause. Or, - et chacun l'éprouve -, il ne semble pas que toute passion puisse aussi facilement être évitée ou aussi aisément être conduite par la raison.

Quelle sorte d'erreur est donc la passion, - si vraiment elle est une erreur ?

 


La passion est une erreur en cela qu'elle ne porte sur son objet ni comme il le faudrait ni sur l'objet qu'il faudrait ni même sur l'objet sur lequel elle croit cependant porter.

La passion est une erreur en ce premier sens qu'elle est démesure. Point de retenue dans la passion. Elle est faite d'ambivalences : SWANN hait tout autant Odette qu'il croit l'aimer ; elle est faite d'excès : SWANN accepte le déclassement social que provoque sa passion pour une demi - mondaine ; il n'hésite pas à l'espionner. La passion est ici erreur en ceci qu'elle porte à des comportements déraisonnables : la passion fait faire des folies. Elle serait erreur au regard de la raison pratique, - si la raison est cette faculté qui peut diriger nos actions.

La passion est une erreur en cet autre sens qu'elle se porte sur un objet qui ne convient pas au regard de la raison ou au regard des exigences sociales. La raison de SWANN aurait dû lui faire découvrir qu'il n'est pas digne d'un homme de son rang de s'intéresser à une coquette. La passion est une erreur en ceci qu'elle comporte la déraison : la passion est folie, - comme le dit l'expression synonyme de la passion l'amour - fou. Elle serait erreur au regard d'une raison sociale, - si la raison est un ensemble de normes reçues de la société et qui dirigent nos actions.

La passion est une erreur en cet autre sens qu'elle ne porte pas même sur l'objet qu'elle prend pour le sien propre. La passion se trompe sur l'identité de son objet. Ainsi DESCARTES, après avoir réfléchi sur le goût qu'il avait pour les femmes myopes, en trouve la cause dans le souvenir d'une fillette qu'il aimait étant enfant2 . Dès lors, les femmes qui faisaient l'objet de sa passion n'étaient pas l'objet de sa passion. A travers elles, et sans le savoir, DESCARTES aimait cette fillette. La passion de DESCARTES est alors une erreur : "(…) depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en est plus été ému"3. La passion est une erreur en ceci qu'elle est aveuglement de la raison : elle ne détermine plus qui aimer, quoi aimer, comment aimer. Elle serait erreur au regard de la raison spéculative : : il y a erreur sur la personne dans la passion amoureuse.

Cependant, la passion est une tendance et l'erreur relève d'une opération du jugement. Comment une tendance pourrait - elle être une erreur si l'une et l'autre relèvent de deux aspects distincts de l'homme : sa raison et son affectivité ?

 


Sous chacun des aspects recensés, la passion est moins une erreur qu'une faute, qu'une illusion, qu'une tendance moins déraisonnable qu'affranchie de toute norme raisonnable.

La passion est démesure ne signifie pas qu'elle soit une erreur. Tout au plus s'agit - il d'une faute et cette faute ne paraît telle qu'aux yeux du monde social ou qu'au regard des contraintes du monde extérieur. La passion de SWANN est une faute, non aux yeux de SWANN, aux yeux des parents du narrateur qui voit un homme se déclasser pour plaire à une femme qui n'est pas de son monde. La passion d'HARPAGON est une faute au regard des contraintes du monde extérieur qui exige que l'on se nourrisse plutôt que d'amasser inutilement de l'argent. Ce qui importe pour le passionné n'est pas ce qui importe pour le monde social ou pour le milieu naturel : la passion est plutôt une faute qu'une erreur. La confusion provient de ce que le passionné se méprend sur ce qu'il fait.

Que la passion ne porte pas sur son l'objet qu'elle croit être le sien ne signifie pas qu'elle soit une erreur. Elle est à tout prendre une illusion : ce qui est cherché, recherché, estimé par dessus tout n'est pas ce qui est cru être cherché, recherché, estimé. STENDHAL nomme cristallisation ce processus par lequel une personne passionnément aimée se voit parée des qualités et des vertus qu'elle n'a pas4 . La passion si elle était une erreur ouvrirait sur un monde faux, qui n'est pas celui de tous, mais le monde du passionné n'est pas plus vrai ou faux que le monde de tous : il est autre. Le monde de passion de SWANN n'est pas plus faux que le monde bourgeois des parents du narrateur.

La passion parce qu'elle est une tendance ne saurait donc être une erreur, - mais une tendance qui est affranchie de toute norme sociale, morale ou rationnelle. Comme le dit HUME : "Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt"5 . L'erreur provient d'une opération de l'esprit, elle résulte d'un jugement non conforme aux relations réelles entre les objets qu'il relie ; la passion est un mouvement : "Je suis une force qui va", s'écrie un héros tragique.

Cependant, cette force de la passion ne porte pas indistinctement sur toute espèce d'objet ni sur tout objet de même sorte : la passion est détermination, sélection et valorisation d'un objet. En cela, la passion est une erreur.

 


La passion est une erreur en cela qu'elle implique un jugement faux sur le monde extérieur, sur soi, comme sur l'objet privilégié.

La passion est erreur en cela qu'elle est jugement et jugement faux sur ce qui arrive. Les stoïciens voient dans un jugement faux l'origine des quatre passions fondamentales : la crainte, le chagrin, le désir, la joie6 . Ce jugement est faux en cela qu'il confond l'objet et la représentation de l'objet, ce qui arrive et la représentation de ce qui arrive. Ainsi, le décès n'est pas source de chagrin ; est source du chagrin le jugement faux : "Ce décès est un mal pour moi".

La passion est erreur en ce qu'elle est jugement faux sur soi. Le passionné est un homme qui prend son corps, son affectivité et son imagination comme critère et source de toute vérité. Le passionné ne doute pas du bien - fondé de sa passion. HARPAGON amasse de l'argent, lui semble - t- il, avec autant et même davantage de raison qu'un autre le dépenserait pour soulager des nécessiteux. Le passionné a oublié de réfléchir : il s'est lancé à corps perdu dans la passion.

La passion est erreur sur ce qu'elle cherche. "J'aimais à aimer", dit AUGUSTIN7 : à travers la passion du plaisir charnel AUGUSTIN ne sait pas encore ce qu'il cherche pourtant effectivement : la présence divine. De même, le discours de DIOTIME apprend aux protagonistes du Banquet que ce que la passion amoureuse cherche c'est l'immortalité et l'éternité dans la contemplation du Beau. En ce sens, la passion est bien une erreur si l'erreur c'est errare : errer.

 


La passion est erreur aussi longtemps que le passionné ne cherche pas dans l'objet de sa passion ce qu'il a déjà trouvé dans ce qu'il croit être l'objet de sa passion. La passion est ainsi erreur, c'est - à - dire écart et voyage mais au sein de l'objet de la passion. C'est dans l'objet aimé que le passionné trouvera la source qui est en réalité le but de sa passion ; c'est au terme de sa recherche du plaisir charnel qu'AUGUSTIN finira par trouver le Dieu chrétien.


  1. Cf. PROUST (1954), p. 441.
  2. Cf. DESCARTES. A Chanut. 6 juin 1647 in DESCARTES ( 1953), p. 1277 - 1278.
  3. Cf. DESCARTES. A Chanut. 6 juin 1647 in DESCARTES ( 1953), p. 1277.
  4. Cf. : "Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections", STENDHAL (1965), p. 35.
  5. Cf. HUME. Traité de la nature humaine. Livre II, III.
  6. Cf. CICERON. Tusc. Livre IV, chapitre 7, (14 - 15).
  7. Cf. AUGUSTIN. Les Confessions. Livre III, chapitre 1.

 

 

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