Peut - on apprendre à se connaître ?

 

Dans la tragédie de SOPHOCLE, le roi de THEBES, OEDIPE, apprendra progressivement la terrible vérité qui est à l'origine de l'extension de la peste dans la Cité. Il découvrira qu'il est l'époux de sa mère comme il a été le meurtrier de son père. Le plus étrange n'est pas qu'il a suivi contre son gré l'inflexible destin que l'oracle lui avait fait connaître : le plus étrange c'est qu'OEDIPE est le premier et le seul à avoir dénoué l'énigme du SPHINX. Si OEDIPE sait parfaitement ce qu'est l'homme, cet animal qui marche à quatre, puis deux, et enfin trois pattes au cours de sa carrière, il n'a pas la moindre notion de ce qu'il est et qui il est lui - même. Il ne suffit donc pas d'avoir les prémisses de la connaissance anthropologique pour être détenteur de la plus importante des connaissances : celle qui me délivre qui je suis.

Comment donc peut - il se faire que moi qui connait les autres, qui connait le genre humain, je ne peux pas définir quelle est ma nature ?


Comment l'homme serait - il donc capable de connaître ce qui l'entoure, les éléments naturels les plus grands et les éléments naturels les plus infimes sans être capable de se connaître lui - même.

Selon le témoignage de XENOPHON, SOCRATE aurait été le premier philosophe à se détourner de la connaissance de la nature, activité à laquelle se livraient les anciens physiologues Ioniens, pour se préoccuper de la connaissance de l'homme. La première des connaissances est donc celle de sa nature : je sais qui je suis quand je sais que je suis un homme, et rien de plus qu'un homme. La formule delphique : "Connais toi toi - même" trouve ici sa plus exacte interprétation. Il ne faut pas se méprendre : l'homme est un être mortel qui ne doit pas rivaliser avec la condition divine. Mais cela n'épuise pas le sens de la connaissance de soi.

Il s'agit de se connaître en tant qu'une personne. C'est moi que je dois apprendre à connaître et non pas tout homme en général. A quoi me servirait de savoir que je suis un homme, si je ne sais pas quel homme je suis. Or cela est possible d'abord parce que j'ai conscience d'être moi : je me distingue de ce que je vois et de ce qui m'entoure ; je me distingue aussi des autres hommes. Aucun homme ne m'est plus familier que moi. Au réveil je sais aussitôt que je suis le même que la veille. Cependant cela ne suffit pas parce que la conscience de soi signifie moins que la connaissance de soi.

Effectivement je peux apprendre à me connaître en tant que telle personne, à connaître ma personnalité. Il me suffit de me regarder dans un miroir pour appréhender de l'extérieur mon corps, de bouger mes membres pour en faire la découverte de l'intérieur, d'examiner mes états de conscience pour apprécier mes humeurs. Bien des procédés sont à ma disposition pour définir ce qui fait ma personnalité : l'écriture d'un journal intime, le récit autobiographique. Moi seul et moi tout seul, je peux me connaître. Les procédés introspectifs livreraient la clé de la connaissance que je peux avoir de moi - même.

Pourtant, je ne suis pas nécessairement celui que je pense être, celui que je pense connaître. Comment expliquer sans cela ma mauvais humeur quand je suis jugé par d'autres ?

 


Si OEDIPE sait qui est l'homme sans pour cela savoir qui il est lui - même, cela indique que cette connaissance est loin d'être aisée et les moyens qui semblaient les plus sûrs sont peut - être les plus trompeurs.

La connaissance immédiate de soi par soi ou par les procédés introspectifs est un leurre. Je ne peux pas être à la fois celui qui observe et celui qui est observé. Auguste COMTE estimait que cette tentative est aussi vaine que celle de se mettre à la fenêtre pour se voir passer dans la rue. Je ne peux pas m'observer sans prendre du recul, et, précisément, prendre du recul c'est ne plus être tout à fait soi. Si je veux découvrir qui je suis quand je me mets en colère, il me faudra m'asseoir et noter ce qui se passe en moi. Mais alors je ne serai plus en colère. Et si je cherche à me connaître par rétrospection, par un examen de conscience, à la fin de la journée, comme SENEQUE se plaisait à le faire, rien ne garantit que je ne me mens pas à moi - même. Le secours semble alors tout trouvé : les autres m'aideront à apprendre qui je suis.

Mais le remède est sans efficacité. Le regard que les autres porte sur moi peut être intéressé ou partisan. Les amoureux ne considèrent que les qualités morales et les grâces physiques de la personne qu'ils aiment, - les imperfections sont tenues pour négligeables. A cette tendance à la cristallisation, ainsi que la nomme STENDHAL, s'ajoute ceci que le regard de l'autre nous façonne : le regard que l'autre porte sur moi est un regard qui me fige dans un rôle sans m'évaluer dans ma personnalité. Ainsi le client regarde le garçon de café comme un garçon de café, duquel il attend et exige un certain nombre d'attitudes en réalité fortement codées (SARTRE). Bien plus, le regard des autres me change : je ne suis pas le même en famille ou dans mon lieu de travail, en boîte ou dans la salle d'attente d'un dentiste.

L'impossibilité de se connaître vient enfin de ce que nous sommes un continent dont la partie connue et visible, la conscience, n'occupe que peu de place. La psychanalyse montre quels abîmes sont en nous que nous ne connaissons pourtant pas. Si se connaître, c'est parcourir tout ce qui se trouve en nous, avec les angoisses et les souvenirs constitutifs de notre personnalité, nous ne saurions aller au bout de cette entreprise.

Je ne pourrai donc me connaître ni immédiatement, ni médiatement, ni totalement. Et pourtant il me semble bien me connaître. Comment lever ce dilemme ?

 


 

En réalité, il faut apprendre à se connaître. La connaissance que nous pouvons acquérir de nous est infinie parce que nous ne sommes pas une réalité invariable et définitivement figée depuis la naissance.

Le moi n'est pas une substance comme le soulignent les critiques de PASCAL : quelles qualités pourraient nous définir (beauté, intelligence) alors que nous pouvons les perdre (maladie, accident) sans nous perdre nous - mêmes (je reste cependant le même) ? Le moi est une réalité mobile qui se constitue à travers les étapes d'une existence. Car l'homme existe, il se fait et il se forme par le projet qu'il se donne ; il ne se contente pas de vivre et de respirer. La temporalité, et BERGSON la nomme la durée, n'est pas une propriété qui s'ajoute à nous : elle nous constitue.

Parce que le moi change, la connaissance que nous pouvons prendre de nous - mêmes n'est jamais qu'une approximation, qu'une approche. Il n'y a donc rien de surprenant à ce qu'OEDIPE ignore tout de sa propre nature ; c'est son histoire que la lui révélera. Ainsi il ne peut pas savoir qui il est avant d'avoir accompli tout ce qui le définira : parricide, fils incestueux. La connaissance de soi passe donc par notre histoire et par les événements qui la ponctuent.

Ainsi l'apprentissage de la connaissance de soi ressemble à la constitution d'une œuvre dont nous serions à la fois les auteurs et les spectateurs. Je ne peux me connaître que si je me fais, à travers ce que je fais ce que HEGEL nomme la connaissance pratique de soi, à travers ce que je fais de moi. La connaissance de soi apparaît alors comme l'exploration de ses capacités, l'expression de ses possibilités et la rencontre de ses limites. Ce que je peux apprendre de moi, c'est aussi ce que je ne peux pas faire de moi soit par faiblesse : je ne suis pas aussi endurant qu'un marathonien, soit par choix : je refuse de faire de moi un criminel ou un pervers.

 


Il n'est donc pas surprenant de voir OEDIPE s'empêtrer dans la recherche de sa propre nature. Il ne peut pas la connaître parce qu'il ne l'a pas encore constituée. Cette réponse ne revient pas à faire de la mort le seul moment où l'on peut espérer se connaître. Bien des hommes meurent dans l'ignorance de leur propre nature. Ce moment où l'homme accomplit tout ce qu'il est et tout ce qu'il peut être porte le nom de sagesse. Et comme elle réside en effet dans l'exercice de ses capacités, les Stoïciens estimaient qu'elle peut s'acquérir d'un seul coup et en un seul coup. Seul le sage peut apprendre à se connaître au moment où il accomplit sa vraie nature.


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