Autrui est - il un autre moi - même ?

 

Dans l'Amphitryon, Sosie s'étonne de voir le Dieu MERCURE prendre sa place et sa figure. Comment un être divin peut - il s'incarner dans un être en tout point semblable à un mortel dont il ne partage ni les intérêts ni la condition ? La délimitation entre moi et les autres semble immédiatement donnée par les différences corporelles et la distance spatiale. Mais à trop pousser la différence entre ma personne et celle d'autrui, j'en viens presque à considérer autrui non plus comme une personne mais comme un objet. Je vois autrui, je le touche : tout cela le met à distance. Comment donc penser ce rapport à autrui qui ne serait ni moi - même ni un autre comme peuvent l'être les éléments du monde extérieur ?


Autrui est bien un autre moi - même puisque nous partageons bien des traits en commun : les traits qui me définissent définissent de même tout être humain.

"Mais qu'est - ce donc que je suis ?" demande DESCARTES (Méd. Mét. II)1 après avoir établi l'existence de la seule certitude indubitable : le cogito. Il en vient à établir qu'il est une chose qui pense étroitement jointe à un corps. Mais ce trait qui me définit peut fort bien s'étendre à d'autres qu'à DESCARTES ou son lecteur. Tout être humain pense, agit et se meut dans le monde. Pourtant ce trait commun ne me définit pas exactement : ces caractères restent encore trop généraux pour dire qui je suis et si autrui est vraiment un autre moi même.

Autrui est bien un autre moi - même parce que nous partageons le même monde que nous investissons des mêmes projets, des mêmes intentions. Nous vivons dans un monde commun et avec la même familiarité si bien qu'il me suffit de suivre les gestes d'autrui pour en comprendre sinon la signification exacte, - du moins pour comprendre que cette attitude a une signification humaine. En ce sens, on peut dire avec cet autre personnage de TERENCE que rien de ce qui est humain nous est étranger2 . Nous sentons avec une proximité telle qu'aucune autre relation ne saurait s'en approcher. Pourtant, là encore, cela ne suffit pas pour affirmer qu'autrui est un autre moi - même.

Un dernier caractère peut cependant autoriser cette assertion. L'identité de parenté et d'origine atteste qu'autrui est un autre moi -même. Nous appartenons à une même espèce qui pour se déchirer ne se déchire pas pour d'autres raisons que des raisons semblables. KANT évoque cette "insociable sociabilité" qui pousse les hommes à se chercher et à se fuir, à empiéter sur la personne et sur réalité d'autrui.

Tous ces caractères manquent cependant à poser l'existence d'autrui comme un autre moi - même. Ils n'établissent au plus que ceci que nous sommes également des hommes.


Etre soi - même, certes, c'est être un soi et ainsi c'est disposer d'une intériorité. Mais encore être soi - même c'est être un être tel que nul autre ne puisse lui ressembler voire lui être identique.

Autrui peut bien m'être égal par ses aptitudes ou par ses droits devant la loi. Il reste qu'égalité des qualités n'est pas identité de nature. L'égalité est une propriété des propriétés : deux êtres sont égaux quand ils ont dans la même mesure les mêmes propriétés. L'identité suppose une exacte correspondance de nature. Or, selon le principe de l'identité des indiscernables, il n'existe pas deux êtres tels, soutient LEIBNIZ, qui soient deux seulement selon le nombre. Nous nous distinguons toujours pas plus de choses que des différences spatiales. Il n'existe pas de monde dans lequel ADAM eût pu ne pas pécher parce qu'en ce cas il n'aurait pas été ADAM mais un autre premier homme (L. IX3 ). Ontologiquement autrui ne peut pas être un autre moi - même.

Cela s'entend aussi des histoires respectives. Etre soi - même, c'est avoir été formé et transformé par les circonstances et les hasards de la vie. Il faudrait un miracle pour que deux êtres puissent parvenir au terme des années d'apprentissage à partager identiquement les mêmes goûts et les mêmes répugnances. Notre intimité du moi est davantage qu'une résultante génétique. Des jumeaux parfaits se distingueraient encore par leur histoire si elle venait à différer.

Enfin, autrui et moi sommes des personnes. Nos engagements peuvent être semblables sans que nos personnes soient identiques. Nous pouvons partager les mêmes convictions politiques, sociales et religieuses sans que nous y mettions les mêmes espoirs, les mêmes attentes et les mêmes exigences. Il se trouve que nous nous rencontrons sur ce terrain sans que le chemin qui nous y a conduit soit le même. Etre une personne c'est faire un usage unique de sa liberté et l'engager dans des voies distinctes de celles des autres.

De la sorte, jamais autrui ne peut être un autre moi - même : notre position est irréductiblement l'extériorité et l'altérité.


Si je suis moi et de telle sorte que nul autre ne puisse être moi - même, - sauf au prix d'un artifice comme la pièce d'Amphitryon le montre -, il reste que notre identité à autrui est plus forte que ne le montrent les différences ontologique, historique et pratique.

Etre soi - même n'est possible qu'en la présence d'autrui. HEGEL évoque cet épisode de construction de soi par l'autre et avec l'autre. La lutte pour la reconnaissance (PhG. Maîtrise et servitude) fait de la lutte symbolique l'accès à soi par le conflit avec l'autre. Nul n'est soi - même dans l'isolement. Souffrir de la solitude, c'est souffrir de n'être pas soi. La présence de l'autre est requise pour être soi - même. Pourtant la lutte évoquée par HEGEL aboutit dans le renoncement de l'esclave et dans le déséquilibre de l'humanité en force dominante et force asservie à l'existence.

Autrui n'est un autre moi même que si je le veux et que si je fais de lui un être avec qui je partage le même sort. L'identité à autrui n'est pas donnée ; elle est voulue et construite. Ainsi, l'autre moi - même, l'alter ego, le miroir dans lequel je peux me contempler, me connaître et me reconnaître, n'est pas le double que je trouve. Il est la personne vers laquelle convergeront tous mes efforts pour m'en rendre proche. Le temps partagé, l'écoute patiente, la culture commune feront d'autrui cet autre moi même à la condition que je fasse moi aussi cet effort pour sortir de moi - même pour être autrui.

Autrui n'est un autre moi - même que si je suis un autre lui - même. Non pas certes à la façon de l'influence qui assujettit à la dévotion d'un homme, mais à la façon d'un effort pour partager un autre sort. L'effort, peut - être impossible et sans cesse menacé par les nécessités de la vie vers l'autre, seul peut constituer cette commune identité qui faisait dire à LELIUS que SCIPION et lui étaient deux personnes en un seul corps. Mais il apparaît assez vite que tout être humain indistinctement ne peut pas être un autre moi - même. Des relations privilégiées et des circonstances exceptionnelles, comme le proclamait MONTAIGNE à propos de son amitié pour LA BOETIE, sont pour cela nécessaires4 . Telles en sont les conditions mais aussi les limites.


Autrui n'est pas un autre moi - même : nous devenons autrui et moi une seule personne au terme sans doute incertain d'efforts de rapprochement pour partager et, littéralement, pour se partager. En ce sens si tout autrui est bien un autre moi, en ce sens qu'il dispose des mêmes aptitudes que les miennes, tout autrui n'est pas un autre moi - même. Il faut pour cela renoncer à soi pour être lui comme il devra renoncer à lui pour être moi. Peut - être faudrait - il dire qu'autrui n'est pas un autre moi mais que nous devenons un même nous.


  1. DESCARTES (1953), p. 278.
  2. "Je suis un être humain : je pense que rien de ce qui est humain n'est sans m concerner", TERENCE. Le bourreau de soi - même. I, 1 in TERENCE (1990), p. 137.
  3. "Quand on considère en Adam une partie de ses prédicats, par exemple, qu'il est le premier homme, mis dans un jardin de plaisir, de la côte duquel Dieu tire une femme, et choses semblables conçues sub ratione generalitatis (c'est - à dire sans nomme Eve, le paradis et autres circonstances qui achèvent l'individualité),, et qu'on appelle Adam la personne à qui ces prédicats sont attribués, tout cela ne suffit point à déterminer l'individu, car il peut y avoir une infinité d'Adams, c'est - à dire de personnes possibles à qui cela convient, différentes entre elles", L. IX, in LEIBNIZ (1984), p. 108.
  4. "(…) certainement il ne s'en lit guère de pareilles, et, entre nos hommes, il ne s'en voit aucun trace en usage. Il faut tant de rencontres à la bâtir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles", MONTAIGNE. E. I, 28 in MONTAIGNE (1965), p. 266.

 

 

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