La personne est - elle un objet ?

 

"Je ne suis pas ta chose ; je ne suis pas une chose". Le mouvement de révolte par lequel une femme s'affranchit de la tutelle tyrannique de son mari exprime cette volonté d'indépendance et donc d'autonomie, cette exigence de respect, cette manifestation d'une présence originale et irréductible à toute autre par lesquelles la personne se dégage de l'horizon des objets. La confusion apparaît impossible entre la personne et la chose ; tant de caractères semblent les distinguer : depuis la configuration spatiale à l'acte de langage qui fait que j'entre en dialogue avec la personne mais non pas avec la chose. Comment le mari tyrannique peut - il prendre sa femme pour une chose, pour sa chose ? Mais la personne est d'abord perçue ; elle est au bout de mon regard et nul ne saurait s'étonner que l'homme qui regarde une femme comme un objet sexuel ne la considère ensuite comme une chose propre à satisfaire ses appétits. Une chose se possède, or le mari peut se méprendre sur le sens profond du contrat de mariage et le ramener à un contrat d'appropriation d'un bien ("ma femme").

Mais la confusion de la personne avec l'objet n'est - elle que le fait d'un abus répondant à des intérêts ?


La personne peut bien apparaître comme un objet. Le mode d'être de la personne ne semble pas d'abord se démarquer du mode d'être de l'objet.

La personne est d'abord une réalité spatiale. Elle est au bout de mon regard ; je la vois ; je la touche ; je la contourne. Je peux avoir avec elle les mêmes relations qu'avec un objet. Comme l'objet, la personne est devant moi : objectum. L'étymologie abonde dans ce sens : la personne désigne le masque de l'acteur, sous lequel il se cache, un objet donc. La personne se découpe sur l'horizon perceptif. DESCARTES à sa fenêtre perçoit d'abord, et il ne perçoit strictement que des chapeaux et des manteaux.

La personne est une présence sur laquelle, comme sur un objet, je peux agir. L'action transformatrice ne cesse pas avec ou devant la personne. Le nourrisson est transporté ; le grabataire véhiculé ; le malade transféré d'un service à un autre. Le corps de la personne est lui aussi le lieu de transformations : les vaccinations, les circoncisions, les excisions, les amputations, les interventions chirurgicales manifestent ce rapport technique à la personne objectivée.

La personne est enfin un objet en cela qu'elle me résiste. Je ne passe pas à travers sa présence ; je dois la contourner comme je contourne un objet : une table, un lit. Elle me résiste de tout son poids et de toutes ses forces : dans le corps à corps, le boxeur doit résister à la puissance physique de l'adversaire. Mais la personne résiste encore de tout le poids de sa volonté, de sa capacité à me dire : "non" et devant qui je dois me plier aussi bien que devant le rocher qui se dresse sur mon chemin.

Mais une personne résiste autrement qu'une chose ; cette résistance n'est pas la résistance passive de l'inertie, du poids mort et insignifiant de l'objet. Sa présence a une autre signification que celle de la masse de l'objet devant moi.


Si persona désigne le masque de l'acteur, il désigne métonymiquement : le porteur du masque. Si le masque est un objet, sous le masque se trouve une présence originale.

La personne dispose au rebours de l'objet de la faculté de raisonner et de celle de me fera part de ses raisonnements. Cela signifie d'une part que la personne est une présence qui pense, qui pense son rapport au monde extérieur, qui est capable de se rapporter à lui, de le saisir, ce que HUSSERL nomme l'intentionnalité, et de saisir sa façon d'être dans le monde. La personne est à même, d'autre part, d'exprimer et de communiquer à d'autres ses rapports. L'usage de signes, de signes communs et transmissibles, donne le moyen de distinguer le plus bête des hommes de la bête la plus humanisée par le dressage.

La personne dispose d'une intériorité. Sous le masque, l'acteur avec ses sentiments, sa souffrance réelle ou feinte. La personne a une réflexivité par laquelle elle sait qu'elle est elle, - ce que les philosophes ont nommé la conscience de soi. Cette réflexivité est aussi le dialogue qu'elle peut entretenir avec elle - même, avec ses pensées et ses sentiments. Elle n'est pas dans le monde ; elle est aussi par rapport au monde et par rapport à elle - même. Cette intériorité est celle de l'affectivité : le monde retentit dans la personne. Tout événement agit sur elle, mains non point à la manière d'un prolongement. Toute action du monde est aussi une sollicitation de la personne : elle est appelée à réagir de manière originale, personnellement.

La personne enfin dispose d'une initiative telle que je ne peux pas la prévoir. Elle jouit d'une liberté telle que la personne la mieux connue, semble- t - il, peut encore me surprendre. Elle peut aller toujours au - delà de ce que je prévoyais. Cette capacité d'initiative fait de la personne un être libre, si libre que je ne peux pas peser sur sa vie intérieure, ses représentations. Cette liberté est celle qui donne à la personne une histoire : la personne est ce qu'elle se fait, ce qu'elle est devenue non pas au fil des accidents, mais au gré de ses choix.

Pourtant, rien n'assure que ces caractères de raison, d'intériorité et de liberté ne puissent se retrouver dans une espèce animale évoluée ou dans une machine sophistiquée.


La personne n'est pas tellement une réalité faite qu'une réalité se faisant, et dans le processus de constitution d'une personne, mes propres actions aussi interviennent.

La personne dispose d'une valeur. KANT parle en ces termes de la personne qu'elle ne doit pas être considérée seulement comme un moyen. Traiter la personne comme un moyen serait en faire une chose : prélever ses organes pour les vendre, retirer la graisse des tissus pour la saponifier, l'écorcher pour en faire des abat - jours, manger sa chair, épandre dans les jardins les os calcinés. KANT énonce comme une loi de la raison pratique que la personne doit toujours être traitée en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen. Dans toutes mes actions sur la personne doit apparaître la manifestation de sa volonté consentante.

La personne est ce qui résiste à ma volonté parce qu'elle a une volonté. Elle détermine elle - même ses fins ; elle résiste ainsi à mes vues sur elle, à mes vues pour elle. La personne jouit d'une valeur inconditionnelle et absolue : je ne peux ni la vendre, ni la céder. Elle est inaliénable en cela que je ne peux pas faire d'elle une annexe ou une dépendance de ma personne. Elle peut agir selon ses plans, qui ne sont pas les miens.

La personne est la présence que je ne peux pas transgresser. Elle est peut - être le seul vrai sanctuaire qu'un homme peut connaître. LEVINAS parle du visage d'autrui comme ce qui m'introduit d'emblée dans un rapport éthique. Le rapport à la personne est avant tout un rapport éthique alors que le rapport à l'objet est un rapport technique. Dieu laisse à l'homme le pouvoir légitime de trafiquer, de transformer les choses, mais il proscrit le meurtre de l'homme. Le trafic des organes, la conservations des embryons surnuméraires sont autant de tentations d'objectiver la personne, qui refusent de reconnaître le sacré de la personne.


La personne ne saurait être un objet parce que, par delà ses volontés manifestes, un monde de volontés existe qui se refuse aux miennes. Le cadavre, les cendres, le fœtus sont ces volontés inexprimées, ces voix inouïes qui, dans le silence de leur objectivité devenue, demandent l'acquiescement de ma volonté à ce que leur volonté réclame. Les dernières volontés du mourant sont en cela les volontés ultimes devant lesquelles ma volonté doit plier.

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