Que gagne-t-on en travaillant ?

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Annales corrigées
Classe(s) : Tle Générale | Thème(s) : Le travail
Type : Dissertation | Année : 2012 | Académie : France métropolitaine
 
Unit 1 - | Corpus Sujets - 1 Sujet & Corrigé
 
Que gagne-t-on en travaillant ?
 
 

Le travail et la technique

La culture

phiT_1206_07_01C

 

France métropolitaineJuin 2012

dissertation • Série L

 

Définir les termes du sujet

Gagner

Gagner, c’est réaliser un gain. Autrement dit, c’est accéder à une chose en plus, à un surplus. Gagner, c’est aussi triompher : au vainqueur qui a gagné s’oppose le vaincu qui a perdu. Gagner s’oppose ainsi à perdre : on dit d’une chose qu’on l’a perdue quand on l’a eue et qu’on ne la possède plus – on l’a oubliée, on nous l’a volée ou enlevée.

Travailler

  • L’étymologie du travail (de tripalium, qui en latin signifie « instrument de torture à trois pals »), indique l’idée selon laquelle le travail serait en soi douloureux : il correspondrait à un effort, voire à un renoncement ou à un sacrifice. Cette idée est présente dans le récit biblique de la Genèse : Adam, pour prix de sa désobéissance, se voit condamné à « gagner son pain à la sueur de son front ». Autrement dit, le travail est alors l’effet d’une malédiction divine.
  • Travailler implique en effet de fournir un effort : autrement dit, j’applique mes forces contre une chose afin de la transformer, et c’est par cet effort, qui me pousse à développer mes forces, que je suis amené à dépasser la chose comme obstacle, et à me dépasser moi-même.
  • « En travaillant » signifie : pendant même qu’on travaille. Autrement dit, la formulation du sujet semble nous orienter vers l’examen d’un gain qui serait interne au processus même du travail, et non extérieur à lui.

Dégager la problématique et construire un plan

La problématique

  • Le problème posé par le sujet réside dans le rapport posé entre le gain et le travail. A priori, on aurant tendance à dire, pour reprendre l’expression, qu’en travaillant on « gagne sa vie ». Mais que signifie gagner sa vie ? Si gagner c’est accéder à une chose en plus, n’avait-on pas cette vie avant de travailler ?
  • La problématique découle de ce problème central, puisqu’à partir du présupposé selon lequel en travaillant on gagne quelque chose, il s’agira de se demander quelle pourrait être cette chose. Qu’est-ce que je gagne pendant que je travaille ? Que m’apporte le travail en lui-même ? S’il s’agit, par le travail de « gagner sa vie », de quelle vie parle-t-on ? Si l’on entend par là que l’on gagne de l’argent, l’argent n’est-il pas seulement le résultat extérieur de mon travail ? Mais à quoi pourrait tenir la valeur propre du travail ? Autrement dit, dans quel but travaillons-nous ?

Le plan

  • Dans un premier temps, nous examinerons l’hypothèse selon laquelle le gain du travail résiderait dans un salaire : en travaillant, on gagnerait sa vie sous la forme d’une satisfaction de nos besoins. Mais alors, le but du travail peut-il être extérieur au travail lui-même ? Le travail est-il une nécessité à laquelle je me plie afin de survivre ?
  • Dans un second temps, nous nous demanderons ce qui pourrait faire la valeur du travail en tant que tel : que me permet d’acquérir le travail et en quoi me permet-il de me développer ?
  • Enfin, nous nous demanderons dans quelle mesure le travail peut être pensé comme une activité qui serait à elle-même sa propre fin : ce que je gagnerais en travaillant, ce serait essentiellement le travail lui-même, conçu comme une activité de réalisation de soi.

Éviter les erreurs

Il est essentiel, pour traiter ce sujet, de ne pas oublier d’en identifier le présupposé : on ne vous demande pas si on gagne quelque chose en travaillant, mais ce qu’on gagne. Le présupposé peut faire l’objet d’une remise en cause dans la troisième partie, mais pas avant.

Corrigé

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Introduction

Se demander ce que l’on gagne en travaillant, c’est présupposer que l’on gagne quelque chose pendant que l’on travaille. Mais quel gain nous ferait réaliser le travail ?

A priori, on aurait tendance à répondre qu’en travaillant, on « gagne sa vie ». Mais que signifie gagner sa vie ? Si gagner, c’est accéder à une chose en plus, ne l’avait-on pas avant de travailler, cette vie ? Gagner, c’est en effet réaliser un gain. Autrement dit, c’est accéder à une chose en plus, à un surplus. Gagner, c’est aussi triompher : au vainqueur qui a gagné s’oppose le vaincu, qui a perdu. Gagner s’oppose donc à perdre : on dit d’une chose qu’on l’a perdue quand on l’a eue, et qu’on ne l’a plus – on l’a oubliée, on nous l’a volée ou enlevée. Mais que pourrait donc nous apporter le travail ? L’étymologie du travail (de tripalium, qui en latin signifie « instrument de torture à trois pals ») indique pourtant l’idée selon laquelle le travail serait en soi douloureux : il correspondrait à un effort, voire à un renoncement ou à un sacrifice. Cette idée est présente dans le récit biblique de la Genèse : Adam, pour prix de sa désobéissance, se voit condamné à gagner son pain à la sueur de son front. Travailler implique en effet de fournir un effort : j’applique mes forces contre une chose afin de la transformer, et c’est par cet effort que je suis amené à dépasser la chose comme obstacle, et à me dépasser moi-même. Mais alors, qu’est-ce que je gagne pendant que je travaille ? « En travaillant » signifie : pendant même qu’on travaille. La formulation du sujet semble donc nous orienter vers l’examen d’un gain qui serait interne au processus même du travail, et non extérieur à lui.

Cependant, que m’apporte le travail en lui-même ? S’il s’agit, par le travail, de « gagner sa vie », de quelle vie parle-t-on ? Si l’on entend par là que l’on gagne de l’argent, l’argent n’est-il pas seulement le résultat extérieur de mon travail ? Mais à quoi pourrait tenir la valeur propre du travail ? Autrement dit, dans quel but travaillons-nous ?

Dans un premier temps, nous examinerons l’hypothèse selon laquelle le gain du travail résiderait dans un salaire. Mais alors, le but du travail peut-il être extérieur au travail lui-même ? Dans un second temps, nous nous demanderons ce qui pourrait faire la valeur du travail en tant que tel. Et, enfin, nous nous demanderons dans quelle mesure le travail peut être pensé comme une activité qui serait à elle-même sa propre fin : ce que je gagnerais en travaillant, ce serait essentiellement le travail lui-même, conçu comme une activité de réalisation de soi.

1. En travaillant, on gagne sa vie

A. Le travail a pour but la satisfaction de nos besoins

Dans un premier temps, on pourrait faire l’hypothèse suivante : le gain du travail réside dans ce qu’il vise, à savoir la satisfaction de nos besoins. Car le besoin peut apparaître comme la raison d’être du travail : si je trouvais dans la nature de quoi survivre, je n’aurais aucune raison de fournir l’effort que suppose le travail. Par conséquent, le travail serait cet effort que je dois faire pour entretenir ma vie. En d’autres termes, je dois produire pour consommer, ce qui me permet de renouveler mes forces.

B. Le travail n’est-il pas alors une perte de temps ?

Pourtant, dire que le travail vise la survie, c’est faire du travail une activité propre à la sphère de la nécessité. C’est là, précisément, la conception du travail propre à l’Antiquité, telle que l’évoque Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne : le travail est conçu, dans le monde grec, comme relevant d’une sphère de la nécessité opposée au monde de la liberté. Celui qui travaille s’inscrit dans la régularité et la répétition propre au monde biologique défini par sa cyclicité – c’est l’esclave, c’est-à-dire celui dont le temps n’a pas de valeur puisque ce temps n’est pas libre. À la cyclicité du monde naturel s’oppose alors le temps du monde politique – monde des hommes libres affranchis des considérations vitales.

[Transition] En somme, on peut dire alors qu’en travaillant, on gagne sa survie plutôt que sa vie – on perdrait précisément, en travaillant, une vie comprise comme étant faite d’actions et non de répétitions. Mais finalement, le but du travail, ce vers quoi il est supposé tendre et ce qu’il doit m’apporter, est-ce une chose extérieure au travail lui-même ? Qu’est-ce qui pourrait se jouer pour moi dans le processus du travail lui-même ?

2. En travaillant, je gagne mon humanité

A. Le processus du travail me sépare de mon animalité

C’est précisément ce que se demande Marx en définissant, dans Le Capital, le travail comme une activité essentiellement humanisante. « Le travail, dit-il, est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature », c’est-à-dire un acte par lequel, en transformant la nature extérieure à lui, l’homme se transforme lui-même : « En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. » Ce que je gagne en travaillant, ce n’est donc pas le résultat extérieur de mon travail, ce que je produis : ce que je gagne en travaillant, c’est mon humanité elle-même. Marx distingue ainsi l’activité d’animaux producteurs et le travail de l’homme : « Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, dit-il, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. »

Autrement dit, le travail se définit comme l’effort par lequel je suis amené à développer mes facultés : c’est bien le travail qui m’humanise, qui me sépare de ma nature animale. L’homme est ainsi défini par Marx comme étant essentiellement un travailleur : l’homme ne devient homme qu’en s’affrontant à la nature.

B. Mais le travail moderne peut se définir 
par son caractère aliénant

Pourtant, ce gain propre au processus du travail disparaît dans le travail moderne, travail dont Marx précise le caractère aliénant dans les Manuscrits de 1844. Le travail moderne, ou travail productif, se distingue de ce que serait ce « vrai travail » humanisant, dans la mesure où il nous reconduit dans la sphère de la nécessité et de la répétition propre au monde naturel. Ce que je gagne, dans un travail productif dont la valeur ne tient qu’à son résultat extérieur à moi, ce n’est jamais que le salaire par lequel je satisfais mes besoins. De fait, je deviens un travailleur aliéné, c’est-à-dire étranger à soi, dans la mesure où le travail n’apparaît plus comme le moyen de me réaliser, mais comme le moyen de m’asservir : le travailleur devient dépendant de son salaire, et ne travaille plus que dans le but d’obtenir ce salaire ; il ne se reconnaît plus dans le produit de son travail et, finalement, se perd lui-même en se vendant à un autre.

[Transition] Mais alors, si je ne gagne rien à travailler, si, au contraire, je me perds moi-même dès lors que je ne gagne plus, dans mon travail, qu’un résultat extérieur à moi, n’est-ce pas parce que ce que je devrais gagner dans le travail ce n’est jamais que le travail lui-même ?

3. Le gain du travail est le travail lui-même

A. Ce que je dois chercher, à travers mon travail, 
n’est pas un but extérieur à moi

Dans le Gai Savoir, Nietzsche envisage justement la question du travail à travers celle de notre rapport au gain. Que gagne-t-on à travailler ? « Chercher le travail pour le gain, dit Nietzsche, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation ; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même : aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfice. » En d’autres termes, si je pense qu’en travaillant je dois gagner de l’argent, si mon but est tel, je subordonne le choix de mon travail à ce but. Par conséquent, je manque d’exigence vis-à-vis de moi, dit Nietzsche : je m’oublie. De fait, le travail cesse d’« être un but en lui-même », c’est-à-dire que je n’envisage plus le travail comme une activité ayant une valeur pour moi, mais comme une activité qui m’apporte des valeurs extérieures à elle.

B. Le travail doit être voulu pour lui-même

Si Nietzsche part du constat selon lequel le monde moderne nous inscrit dans un rapport instrumental au travail, qui nous interdit l’idée même de nous y réaliser, il nous invite alors à redéfinir ce que peut être le travail. « Mais il est des natures plus rares, poursuit-il, qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même. » Ces « natures rares », dit-il, seraient par exemple les « artistes et les contemplatifs (…) mais aussi ces oisifs qui passent leur existence à chasser ou à voyager, à s’occuper de galants commerces ou à courir les aventures. Ils cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au plaisir et, s’il le faut, le plus dur travail, la pire peine. »

Autrement dit, les vrais travailleurs, ceux dont Nietzsche dit qu’ils ne s’oublient pas dans leur travail mais le recherchent pour lui-même et non pour son but extérieur à eux, seraient ces individus qui renouent avec un travail originaire conçu comme activité jouissive car supposant un effort sur soi, et un dépassement de soi. Ainsi, paradoxalement, les « oisifs » seraient les vrais travailleurs, ceux dont le temps de travail est bien un temps libre (otium, en latin, signifie « temps libre »), dans la mesure où il s’agit d’un temps de réalisation de soi.

Conclusion

En définitive, se demander ce que l’on gagne en travaillant, ce serait alors toujours se demander ce que l’on gagne pendant même que l’on travaille. Car ce que je gagne dans le travail, ce n’est jamais une chose extérieure à moi : sans quoi je perds mon temps en travaillant. En somme, ce que je peux gagner en travaillant, ce n’est jamais que moi : je recherche alors le travail pour le travail, et non pour des buts extérieurs à moi (argent, reconnaissance sociale), buts qui m’obligeraient à me perdre dans un travail aliénant. En somme, ce que je remporte en travaillant, c’est une victoire sur moi-même – non sous la forme d’un sacrifice ou d’un oubli de soi, mais sous la forme d’un dépassement.