Série S : texte d'Henri Bergson, « La pensée et le mouvant »
Mis en ligne le 17/06/2013
Avertissement : il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type nécessairement attendue par vos correcteurs. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles.
Qu’est-ce qu’un jugement vrai? Nous appelons vraie l’affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l’affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c’est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c’est tel ou tel fait déterminé s’accomplissant en tel ou tel point de l’espace et du temps, c’est du singulier, c’est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l’expérience, celle-ci par exemple : « la chaleur dilate les corps ». De quoi pourrait- elle bien être la copie ? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d’un corps déterminé à des moments déterminés, en la photographiant dans ses diverses phases. Même, par métaphore, je puis encore dire que l’affirmation « cette barre de fer se dilate » est la copie de ce qui se passe quand j’assiste à la dilatation de la barre de fer. Mais une vérité qui s’applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j’ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien.
Henri BERGSON, La pensée et le mouvant (1934)
Remarque générale
Texte sur l’une des définitions classiques de la vérité et sa critique par Bergson. La difficulté tient à la rigueur de lecture exigée par ce texte si l’on veut bien le comprendre, avant même de se lancer dans l’explication. Bergson prend ici une position critique très radicale : il est dans la réfutation. Mais s’il refuse une certaine conception de la vérité, il n’en propose pas une pour autant.
Pour expliquer ce texte, il était aussi requis de pouvoir dire en quoi consiste le langage et rappeler que les mots renvoient à des catégories générales de la pensée (concepts).
Introduction.
Ce texte traite du problème de la nature et de la définition de la vérité. Il critique sévèrement une conception du vrai qui assimile celui-ci à la relation de ressemblance existant entre la copie et son modèle, la copie étant ici le jugement et le modèle, la réalité. Dans la première partie, l’auteur pose la thèse qu’il va critiquer. Elle suppose que la vérité est réductible au jugement et que l’affirmation vraie est celle qui ressemble à la réalité qu’elle désigne. Le second moment remet en cause cette définition du vrai en distinguant nettement la généralité de nos affirmations de la nature toujours singulière de la réalité. Enfin, Bergson utilise l’exemple d’une loi physique pour mettre en valeur cette distinction entre l’affirmation et la réalité. Il admet que l’on puisse, dans certains cas et par métaphore, évoquer la relation de ressemblance entre la copie et son modèle pour parler du rapport entre une vérité particulière et la réalité. Mais, pour ce qui est des vérités universelles, il conteste que la vérité soit copie ou reproduction.
Première partie. (jusqu'à "copierait la réalité")
L’assimilation de la vérité à la ressemblance est l’une des formes que prend la définition classique de la vérité comme adéquation de l’esprit à la chose. L’affirmation vraie serait celle qui copie la réalité. En ce sens, la vérité se définit comme la relation entre un jugement et ce qu’il désigne, à savoir un fait.
Si une affirmation est vraie car elle copie la réalité, alors celle-ci doit aussi avoir même forme ou même structure que celle qu’impose le langage. Le langage possède une certaine structure. Un jugement a, par exemple, la forme « S est P. » Reste à savoir si cette structure est celle de la réalité elle-même, si ce sont les choses qui imposent leur forme au langage ou si c’est, à l’inverse, le langage qui modèle la réalité. Il n’y aurait alors de réalité qu’exprimable.
La vérité est, dit le texte, « quelque chose comme » la ressemblance de la copie au modèle. L’expression, le style même (« quelque chose comme ») montre qu’en nous exprimant ainsi, nous ne sommes pas très sûrs de ce que nous voulons dire quand nous définissons la vérité. Cette approximation est le signe d’une faiblesse de la définition habituelle que Bergson va exploiter pour la critiquer.
Deuxième partie. (de "réflechissons-y" jusqu'à "changeant")
Bergson critique la définition de la vérité qu’il vient de rappeler par le biais d’une opposition entre la singularité de l’objet et la généralité de l’affirmation. La réalité est mouvante, elle est toujours singulière : elle correspond à un point de l’espace et du temps. Le temps, ou la vraie durée, n’est que changement, écoulement, mouvement de différenciation, hétérogénéité pure. La réalité comme singularité semble identifier le réel à l’événement. L’essence de la réalité est de passer : les formes de la réalité – l’espace et le temps- supposent ce mouvement continu des choses et des êtres qui n’est d’autre que la réalité même. Les choses ne durent pas mais ne cessent continuellement d’advenir. Héraclite disait « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Même celles qui paraissent stables sont, en raison de leur nature spatio-temporelle, prise dans ce mouvement ou ce devenir permanent. Le réel est ce qui devient.
Or, l’assimilation de la vérité au jugement suppose la généralité du cadre expressif qu’est le langage. Le langage ne connaît que les mots et les catégories et non les choses dans leur radicale singularité. Le langage ne connaît que les genres et les espèces et non les individus. Parler c’est désigner des individus par leur appartenance à un genre. Parler, c’est nécessairement sacrifier l’individualité ou la singularité comme telle. « La généralité » dont parle le texte est la condition de possibilité du langage, c'est-à-dire de la communication. Sans cette généralité des mots et des catégories de la langue, nous ne pourrions pas nous comprendre les uns les autres, nous ne pourrions transmettre notre expérience toujours singulière des choses. Si chaque chose, c'est-à-dire chaque unité spatio-temporelle avait un nom, il y aurait autant de mots qu’il y a de faits : une infinité. La communication ne serait plus possible. La généralité appartient donc au langage : parler, c’est classer, rapporter des individus à un groupe ou à un ensemble auquel ils appartiennent et qui permet de les définir.
Le langage « chosifie » l’instant ou l’unité spatio-temporelle : en nommant le fait, on lui donne artificiellement l’épaisseur et la durée d’une chose. En parlant, on arrête le cours du temps pour en découper des parties et les immobiliser. Il y a donc contradiction entre la supposé copie et le modèle. Il semble ne pas y avoir de ressemblance entre le fait et le jugement, le mot et la chose.
Troisième partie. (de "au contraire" jusu'à la fin)
L’auteur prend ensuite l’exemple d’une vérité scientifique relevant de la physique pour préciser sa pensée. « La chaleur dilate les corps » est une vérité car elle procède de l’expérience par induction, c'est-à-dire qu’elle conclue de la répétition des cas particuliers à la formulation d’une loi générale et, en ce sens elle est universelle. Mais si cette vérité est telle parce qu’elle est universelle, que copie t-elle ? Elle permet de déduire un fait particulier, un exemple précis de dilatation mais, en elle-même, elle ne dénote, montre ou désigne aucun fait, aucun évènement. Il n’y a pas de « faits généraux » correspondant à l’affirmation.
Si l’on veut maintenir l’image et le vocabulaire de la copie et du modèle, c’est alors seulement quelque chose comme le procédé photographique qui permettra de copier le phénomène de la dilatation. Et encore, - comme semble le souligner Bergson en disant « en un certain sens », la photographie permettra de représenter le phénomène en prenant des clichés des instants déterminés et non le processus lui-même. Ce n’est donc qu’ « en un certain sens » que l’on peut parler de copie. Ainsi, photographier un corps « dans ses diverses phases » revient à tracer une ligne représentant la durée que l’on découperait en instants inertes et statiques. Mais dans ce cas, nous abolissons ainsi ce qui fait la spécificité du réel : le fait qu’il passe.
Ce n’est donc que métaphoriquement que l’on pourra continuer à parler de copie du modèle dans le cas d’une affirmation vraie. (La métaphore est une figure de rhétorique qui consiste à substituer à un mot un autre mot sous l’effet d’une comparaison implicite). Ici, on peut encore à la rigueur parler de copie en ce sens que ce que j’énonce - (« cette barre de fer se dilate ») -, est un fait déterminé, un évènement particulier et non une vérité générale ou une loi de physique universelle à laquelle, comme telle, ne correspond aucun fait spatio-temporel. Si je « peux encore dire », et seulement par métaphore, que l’affirmation « cette barre de fer se dilate » est la copie d’un fait, c’est uniquement parce que cela concerne une barre de fer particulière et non une abstraction comme « la chaleur » ou « les corps » en général, qui signifient des entités universelles mais qui ne pointent pas un objet particulier. L’expérience sensible ne connaît que des corps particuliers et non « les corps » en général.
Conclusion.
Une vérité universelle, concernant tous les corps, n’en concerne aucun en particulier. La vérité générale ne dénote aucun fait particulier. Parce qu’elle ne vise que le général, et la réalité n’étant que particularité infinie, la vérité « ne copie rien, ne reproduit rien ». La forme stable de la vérité n’exprime pas la forme mouvante des faits. La généralité ne permet pas de (se) représenter la particularité. Bergson remet donc fondamentalement en cause l’idée que la vérité serait la relation de ressemblance entre une affirmation-copie et une vérité-modèle.
avis d'un prof de philo
Beau travail des commissions d'élaboration des sujets (dont j'ai fait partie plusieurs années)