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Bac philo 2013. Corrigé

Série S : Peut-on agir moralement sans s'intéresser à la politique ?

Avertissement : il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type nécessairement attendue par vos correcteurs. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles.

Une fausse piste qu’il fallait éviter :

Croire que le sujet avait comme enjeu essentiel le jugement moral que nous portons sur les politiques. En particulier, des développements sur les « affaires » récentes étaient peu pertinents.

Non parce que ces « affaires » n’ont pas d’intérêt philosophique, mais d’abord parce que la philosophie n’est pas une chronique de l’actualité immédiate. Les sujets sont préparés des mois à l’avance et ne suivent pas directement l’actualité, ils invitent plutôt à regarder les choses avec une distance et des instruments de réflexion empruntés à une histoire longue de la pensée. 

Ensuite et surtout parce que ce serait une interprétation très réductrice du sujet : celui-ci invite à réfléchir sur l’« action morale » de chacun, et non pas (ou pas seulement ni principalement) sur le jugement moral que l’on peut porter sur l’action des autres. 

 

Des difficultés du sujet :

1. Que signifie « agir moralement » ? Il était impossible de détailler toutes les hypothèses philosophiques sur la morale, mais il fallait un minimum prendre au sérieux l’idée que l’ « action morale » a une signification et des fondements philosophiques, qu’il existe, comme dit Kant « une usage pratique [moral] de la raison » (Fondements de la métaphysique des mœurs). Il fallait de ce point de vue éviter les poncifs relativistes, qui sont toujours une façon « paresseuse » d’éviter le sujet. Donc un minimum de connaissance ou de réflexion personnelle sur ce qui fonde rationnellement la morale était indispensable. 

2. Que signifie « s’intéresser à la politique » ? On peut faire de cette expression une interprétation très large : faire de la politique (en faire une carrière), faire le « service minimum » du citoyen (voter de temps en temps). En réalité, comme on va le voir, le sujet invitait précisément à comprendre que la politique est bien plus que la simple action du pouvoir politique, des hommes politiques, que la politique est présente comme enjeu dans la vie de tout un chacun.

De cette analyse, on peut tirer la problématique et le plan suivants :

 

I. La morale et la politique peuvent à première vue apparaître comme des domaines séparés

1) La morale est d’abord la recherche de la « vie bonne » à l’échelle privée et individuelle ; elle obéit à des normes dont la sanction est l’approbation ou la désapprobation (sociales ou intérieures, relevant de la conscience morale de chacun).

Alors que la politique a pour enjeu la création de normes collectives (principalement juridiques), dont la sanction fait intervenir le pouvoir de l’État, la force publique (distinctions opérées dans ces termes par Kant dans la Doctrine du droit ou par Kelsen dans la Théorie pure du droit).


2) On peut comprendre cette distinction sur la base de l’idée que morale et politique sont complémentaires et doivent donc être séparées. C’est le point de vue de Machiavel, qui ne pense pas qu’il n’y ait aucune obligation morale dans l’absolu, mais que, en matière de politique, il faut faire des exceptions et savoir, par pragmatisme et par souci d’efficacité « par gros temps » prendre des libertés avec la morale (s’autoriser à mentir, à faire usage de violence, si c’est nécessaire pour le bien du peuple).  


3) Épicure avait pour ces raisons comme devise « vis caché », et la philosophie épicurienne prônait un retrait par rapport aux affaires publiques. Les stoïciens de même, en tout cas selon le jugement de Plutarque, refusaient la politique en se concevant comme des « citoyens du monde », qui ne seraient répartis ni en cités ni en peuples. La tradition chrétienne de même prône un retrait à l’égard de la politique, car, comme disait le Christ, « leur royaume » (qui est un royaume moral) n’est pas de ce monde ». Descartes, dans le Discours de la méthode, insiste sur l’idée qu’il faut tout remettre en cause… sauf l’ordre politique, car « nous ne voyons point qu’on jette par terre toutes les maisons d’une ville, pour le seul dessein de les refaire d’autre façon, et d’en rendre les rues plus belles ; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber d’elles-mêmes. […] À l’exemple de quoi je me persuadai, qu’il n’y aurait véritablement point d’apparence qu’un particulier fit dessein de réformer un Etat, en y changeant tout dès les fondements, et en le renversant pour le redresser ».

Mais…

 

II. Agir moralement, c’est agir, donc s’inscrire dans un monde social et dans un destin collectif

1) La formulation du sujet (non pas « être moral » ou « juger moralement » mais « agir moralement ») souligne le fait que « la morale » est un art de bien agir. Or « agir moralement », c’est « agir » dans un sens fort, par exemple dans le sens que Hannah Arendt donne au mot « action » dans La condition de l’homme moderne : non pas simplement « être en activité », mais faire des choix qui ont un enjeu social et culturel, voire collectif, dont les conséquences dépassent le strict domaine de la vie privée. 

Revenant aux Grecs, à Aristote en particulier, qui parle de politique dans son ouvrage Éthique à Nicomaque et d’éthique dans son ouvrage Les Politiques, Arendt récuse la distinction entre liberté intérieure, privée, et liberté extérieure, publique ou collective : pour elle, les deux sont indissociables. 
 

2) De fait, dès que j’« agis moralement », je suis d’une façon ou d’une autre engagé dans un rapport avec autrui, mes actes ont des implications politiques, au moins dans un sens large du mot politique (contribuer à construire un certain mode d’existence collective). 

Ainsi, Sartre écrit dans Qu’est-ce que la littérature ? que même l’écrivain qui voudrait ne pas être engagé s’engage sans le savoir, car il contribue à conserver et à justifier l’ordre établi en faisant « comme si » son influence publique n’avait pas d’enjeux politiques.

De même mes rapports de civilité (relations privées plus ou moins respectueuses de chacun) sont déjà une certaine façon de fonder un rapport civique à autrui.

L’éducation domestique est une affaire privée, mais elle a des conséquences politiques car je forme, en éduquant mes enfants, les citoyens à venir. (C’est pourquoi Platon voulait que la République enlève leurs les enfants à leurs parents et les éduque entièrement). 

Se soucier de l’environnement, respecter l’espace public, les droits d’autrui, sont des actes qui modifient les modes du vivre ensemble. 
 

3) La philosophie de Descartes était en réalité plus politique qu’on ne le considérait généralement (voir Pierre Guénancia, Descartes et l’ordre politique) ; on peut considérer de même que le cosmopolitisme des stoïciens est une autre façon de concevoir la politique (voir Valéry Laurand, La politique stoïcienne). Enfin, si l’épicurisme antique a été anti-politique, à l’époque moderne, la pensée politique s’est nourrie de la pensée épicurienne, comme le montre Leo Strauss dans Droit naturel et histoire. C’est notamment le cas de Hobbes, à l’évidence, mais plus généralement de toutes les théories politiques individualistes et contractualistes. 

 

III. Par conséquent, que je « fasse » de la politique au sens d’une participation plus ou moins active au pouvoir ou que je reste un citoyen « ordinaire », je ne peux pas rester indifférent à la politique

1) Même si je ne m’intéresse pas à la politique, la politique s’intéresse à moi, et à chacun d’entre nous, en définissant des normes collectives, donc des normes qui modifient la vie de chacun. 

Or agir à l’échelle politique parce qu’on le juge moralement légitime et nécessaire est toujours possible, même pour un simple citoyen: en payant ou non ses impôts, en étant objecteur de conscience ou désobéissant civilement, mais aussi en s’engageant comme militant, voire, dans les cas extrêmes, en entrant en insurrection ou en résistance (Locke, Second Traité du gouvernement civil), à condition que les « structures de base » de la société soient globalement viciées (Rawls, Théorie de la justice). 
 

2) Le peuple a toujours plus de pouvoir qu’il ne le croit, comme le montre La Boétie dans le Discours sur la servitude volontaire.

La politique ne se fait pas toute seule, ce n’est pas seulement l’affaire de « spécialistes ». L’action politique institutionnelle (l’action des autorités instituées) est permise et effective à condition que le peuple la soutienne ou ne s’y oppose pas.

Selon Rousseau (Du Contrat social), la politique est essentiellement l’affaire du peuple, collectivement, mais aussi de chacun de ses membres pris un par un. La république est la res publica,  ce qui signifie en latin « chose publique », « affaire publique ». Si elle devient l’affaire privée d’une caste de dirigeants, ce n’est que par usurpation et en définitive par paresse ou ignorance du peuple, parce que le peuple ne prend pas conscience de son droit et de son pouvoir, donc de sa responsabilité. 
 

3) C’est évidemment encore plus vrai en démocratie (où l’on peut participer à des élections, mais aussi prendre part à des activités politiques à travers de des partis, des associations, des syndicats, des interventions dans l’espace public, des pétitions, des manifestations). Être exigeant et vigilant à l’égard du pouvoir, s’informer à la fois de la politique nationale et internationale, c’est déjà une façon d’être citoyen et politiquement actif. 

 

Conclusion 

L’homme est, selon Aristote, par essence un « animal politique » (les Politiques). Tout homme l’est, pas seulement « l’homme politique ». Ce qui veut dire qu’il y a une obligation morale à prendre conscience des enjeux politiques de ses choix personnels, de consommateur, de conducteur, de propriétaire, de parent, d’éducateur… plus globalement, de citoyen : nous avons une  responsabilité personnelle à l’égard de la politique, et pas seulement lorsque nous votons tous les quatre ou cinq ans, mais dans chacun de nos choix quotidiens.

Vos réactions

Un commentaire rapide. Je

Un commentaire rapide. Je pense qu'on aurait traité le sujet plus profondément en distinguant la politique du politique. Le corrigé, il me semble, pense traiter de la politique alors qu'il ne traite en réalité que du politique.

Le lien entre la morale et le politique est effectivement bien plus fort que le lien entre la morale et la politique. Lorsqu'on envisage les fondements du droit ou la théorie du droit, on ne le fait qu'à l'aune du politique, et non pas de la politique.

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