Série ES: Pourquoi chercher à se connaître soi même?
Mis en ligne le 16/06/2014
Avertissement : il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type nécessairement attendue par vos correcteurs. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles.
Introduction / problématisation.
Dans son Apologie de Socrate, Platon rapporte que la Pythie, prêtresse du temple d'Apollon à Delphes, avait affirmé que Socrate était le plus sage des Grecs. Or, au fronton de ce même temple était gravée la formule : « Connais-toi toi-même ». Peut-on en déduire que Socrate avait tiré sa sagesse de la connaissance qu'il avait de lui-même ? Au fond, pourquoi se connaître soi-même ?
L'intérêt que nous portons à nous-mêmes ne fait guère de doute : Le goût du miroir, des arbres généalogiques, des réseaux sociaux où nous nous affichons, montre assez que nous sommes pour nous-mêmes un intérêt majeur. Mais ce rapport insatiable à soi relève-t-il bien de la connaissance ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une tendance au narcissisme ? Comment donc démêler dans les causes qui nous incitent à nous observer nous-mêmes celles qui sont subies et celles qui sont choisies ? Au fond, il s'agit de savoir si la connaissance de soi peut servir un but louable ou si elle ne fait que nous enfermer dans notre être au point, paradoxalement, de nous y aliéner. Ou, pour le dire autrement : Quelle valeur attribuer à l'introspection ?
On se demandera par conséquent si la quête de la connaissance de soi est naturelle, pourquoi elle peut être aliénante et comment elle peut être valorisée.
Première partie. Une démarche introspective est-elle possible?
S'interroger sur la cause et le but de la démarche introspective suppose d'abord qu'une telle démarche est possible. Or, il ne fait pas de doute que la conscience humaine n'est pas seulement immédiate, orientée vers le monde extérieur mais aussi réfléchie, c'est-à-dire capable de se tourner vers le sujet et de l'observer. Mais d'où vient cette capacité de se prendre soi-même pour objet d'étude ? Sans spéculer sur la possibilité qu'auraient certains animaux d'en faire autant, on peut soutenir que cette capacité est non seulement naturelle à l'homme mais qu'elle est pour lui un moyen de se conserver. Les stoïciens considèrent à cet égard que le premier devoir de l'homme est de se familiariser avec soi-même, de prendre soin de soi-même, de « s'approprier ». Ainsi se connaître est une injonction de la nature elle-même. Mais cela peut-il suffire ?
Non bien sûr, car la possibilité d'introspection de l'homme, le souci de soi, ne vise pas simplement la survie. Ce qui fait notre humanité ne se réduit pas à la connaissance de notre caractère, à ce que le philosophe Paul Ricœur appelle notre identité-idem, c'est-à-dire à cette constance observable par les autres qui nous reconnaissent à notre physique, à nos habitudes. Se connaître soi-même, c'est bien davantage se reconnaître dans ses propres choix, dans la manière de les assumer en étant capable, par exemple, de tenir ses promesses. La connaissance de soi met alors à jour notre identité-ipsé, c'est-à-dire notre dignité morale qui nous élève au-delà de ce que la nature fait de nous. Chercher à se connaître sert donc rien de moins que la réalisation de notre humanité. La conscience de soi, disait Ricœur, n'est pas une donnée immédiate mais « une tâche à accomplir ». Cependant ce long travail introspectif n'est-il pas sans danger ?
Deuxième partie. Le risque d'une certaine forme de narcissisme.
Il est évident qu'en cherchant à se connaître, le sujet prend le risque de tomber dans une certaine forme de narcissisme. On peut facilement le montrer en soulignant ce que dit Freud à propos du « transfert » dans la pratique psychanalytique, phénomène dont il avait décelé le danger. Lorsque l'analysant se raconte afin de mettre à jour ses déterminations inconscientes, qui pour la plupart lui viennent de l'éducation qu'il a reçue durant son enfance, il s'adresse à une oreille bienveillante, qui ne le juge pas et qu'il finit par aimer. Il transfère ainsi sa libido sur le psychanalyste. Mais il ne s'agit bien souvent que d'un amour indirect qu'il éprouve vis-à-vis de lui-même. Or cette « renarcissisation » n'est pas nécessairement un gage de bonheur : une fausse confiance en soi peut ainsi être générée par un travail introspectif. Comment échapper à ce travers de la recherche de la connaissance de soi ?
Conscient que le travail introspectif risque bien d'être sans fin, Montaigne dans ses Essais opte pour une solution radicale : s'observer soi-même peut être fort plaisant dès lors qu'on ne cherche pas à se masquer ses propres faiblesses. « Je m'épie, je me love en moi-même », écrit Montaigne, non pas par narcissisme mais pour « goûter » l'humaine condition avec tous ses défauts. Se prendre soi-même comme objet d'étude revient paradoxalement non pas à s'aliéner mais au contraire à prendre suffisamment de recul sur soi pour en rire. Il y a une manière de se connaître qui préserve de l'aliénation par autodérision. Pourtant, on ne manquera pas de reprocher à Montaigne une certaine complaisance vis-à-vis de lui-même : Pascal, Malebranche retiendront surtout de leur lecture des Essais une incapacité à s'oublier soi-même. L'autodérision à leurs yeux ne protège pas de l'orgueil. Faut-il alors renoncer à se connaître soi-même ?
Troisième partie. Rechercher non pas ce qui nous particularise mais ce qu'il y a d'universel dans le sujet.
Probablement pas mais pour que cette quête ne tourne pas en rond et pousse, comme ce fut le cas pour Montaigne, au scepticisme, il est légitime, dans le travail introspectif, de rechercher non pas ce qui nous particularise mais au contraire ce qu'il y a d'universel dans le sujet. Alors que rien ne paraissait stable aux yeux de Montaigne, Descartes affirme au contraire dans ses Méditations qu'il y a en nous une dimension métaphysique dont la découverte permet de donner un gage de fermeté à toutes les connaissances. Se connaître soi-même comme sujet universel, comme point d'Archimède, devient alors la condition sine qua non de tout progrès possible dans les connaissances les plus rigoureuses. Mais dire cela n'est-ce pas accorder une toute puissance à la raison humaine et retomber, de manière détournée, dans le piège d'un narcissisme orgueilleux ?
Peut-être bien, mais le mérite des philosophies dites du « sujet » est d'avoir su reprendre le travail introspectif pour mieux connaître les possibilités réelles de la connaissance. C'est le cas, par exemple, de Kant dont le projet critique a justement été de délimiter les facultés de connaissance du sujet et d'établir notamment que si nous pouvons légiférer sur les phénomènes, il nous est impossible de connaître les noumènes. Ainsi, les affirmations métaphysiques, comme il le montre dans la Critique de la raison pure, sont indécidables.
Conclusion.
Chercher à se connaître soi-même n'est donc pas une invitation au narcissisme mais à l'humilité. Une humilité fertile puisqu'elle permet d'approfondir une enquête anthropologique dont Socrate avait été le premier initiateur.
Par Nicolas Tenaillon
Agrégé de philosophie et professeur en classes préparatoires aux grandes écoles, il collabore chaque mois à Philosophie magazine. Ses chroniques ont été regroupées dans L’Art d’avoir toujours raison (sans peine). Quarante stratagèmes pour clouer le bec à votre interlocuteur (illustrations Nicolas Mahler, Philo Éditions, 2014). Chargé de cours à l’Université catholique de Lille depuis 2004, il consacre cette année son enseignement à la philosophie de la guerre.
Pourquoi chercher à se connaître soi-même?