Série S: L'artiste est-il maître de son œuvre?
Mis en ligne le 16/06/2014
Avertissement : il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type nécessairement attendue par vos correcteurs. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles.
Remarque générale.
Sujet sans aucune difficulté particulière, exigeant seulement de réfléchir à la notion de maîtrise. Il est aussi nécessaire d’avoir les idées bien claires sur la différence entre création et production, art et technique, artiste et artisan etc. pour les mobiliser dans le traitement de ce sujet.
Introduction / Problématisation.
On dit souvent d’une œuvre d’art qu’elle a un auteur et qu’elle appartient à un ensemble constituant l’œuvre d’un artiste. Celui-ci est aussi considéré comme possédant des dons techniques et un talent lui permettant de donner forme à ses inspirations. Sa supériorité par rapport au commun des mortels tient précisément à cette faculté d’imposer à un support la forme qu’il souhaite pour créer un œuvre inédite, représentant ses aspirations. Par ces différents aspects, l’artiste s’apparente à un maître. Mais la maîtrise technique ne constitue pas le seul aspect de la relation à l’œuvre, sinon l’artiste ne se distinguerait pas réellement de l’artisan. Se demander si l’artiste est le maître de son œuvre revient donc à interroger la spécificité de la notion d’auteur et à voir si elle s’apparente une relation de maîtrise, entendue aussi comme contrôle et possession de quelque chose.
Or, si l’artiste est bien un maître dans son domaine, il ne va pas de soi qu’il soit le maître de son œuvre dans la mesure où elle lui échappe de plusieurs manières et c’est, justement, en cela que réside la particularité de la définition de l’artiste. En premier lieu, l’œuvre n’appartient pas à l’artiste car celui-ci n’en contrôle pas absolument le processus d’élaboration. En second lieu, l’artiste ne maîtrise pas la réception dont son oeuvre fait l’objet.
Première partie. L’artiste est l’auteur de son œuvre.
Une œuvre d’art est une création. Elle suppose donc l’existence d’un créateur et s’apparente à une forme de production. L’artiste crée en fonction d’une inspiration, d’un besoin. Même si on lui passe commande, il demeure relativement libre de faire comme il l’entend. Sinon le peintre ne serait, par exemple, qu’une sorte de décorateur et ce n’est pas le cas. L’artiste est donc bien l’auteur de son œuvre et l’on identifie souvent l’un par l’autre, l’un et l’autre. On dit, par exemple, un Matisse, un Picasso comme si la personne du peintre s’incarnait dans ses toiles par la grâce d’un style, d’un talent, voire d’un génie singuliers qui lui sont propres.
Ici s’établit la différence entre l’artiste et l’artisan (ou l’ouvrier) : tous produisent mais l’artisan agit selon des plans et des objectifs préétablis par d’autres. Il doit respecter des contraintes techniques beaucoup plus importantes liées à la finalité pratique de ses réalisations. Il ne peut donc pas faire ce qu’il veut et n’est donc pas le maître de sa production.
Deuxième partie. Mais il n’en est pas le maître pour autant.
Pour autant, il n’est pas possible d’assimiler la notion d’auteur à celle de maître. La relation de maîtrise de ou sur quelque chose implique l’idée d’un contrôle total ou celle d’une possession de cette chose (que l’on pense à la relation maître/esclave). Or, être l’auteur d’une œuvre n’implique pas qu’on la possède de la sorte.
En effet, lorsqu’il crée, l’artiste ne sait pas toujours où il va ni ce qu’il fait. Au début d’un poème, un auteur choisit des mots pour évoquer les images ou les sentiments qu’il porte en lui mais, très vite, le processus s’inverse : les sonorités des mots font surgir de nouvelles images, les mots appellent les mots qui appellent d’autres images et ainsi de suite. Le poète devient presque le spectateur de l’accomplissement de son poème. Il se laisse aller à l’inspiration de son génie. C’est la raison pour laquelle on a souvent identifié le génie de l’artiste à un don divin : à travers lui se tisserait une relation avec les Dieux qui nous parleraient par son entremise. L’artiste se trouve alors possédé par son inspiration. Il nous enchante car il est enchanté par les Muses, c’est-à-dire sous le charme et donc comme possédé.
Troisième partie. L’œuvre n’appartient à personne.
De plus, l’artiste n’est pas le propriétaire de son œuvre au sens où chaque spectateur ou auditeur est libre d’interpréter et de vivre librement sa relation avec elle. Une musique est recréé à chaque écoute, des significations nouvelles surgissent à chaque lecture d’un poème. Nous sommes libres d’interpréter un tableau comme bon nous semble en nous laissant guider par notre état d’âme de l’instant, par nos impressions, par notre connaissance particulière de l’histoire de l’art.
Contrairement à un objet artisanal ou technique, l’œuvre d’art ne s’accompagne pas d’un mode d’emploi indiquant la façon dont il faut l’utiliser et la comprendre. Aussi, l’artiste accepte-t-il d’être dépossédé de son œuvre dès qu’il la rend accessible à autrui. Il apparaît donc que cette forme de don et cette prise de risque soit profondément incompatible avec les présupposés attachés à la notion de maîtrise. L’artiste ne maîtrise pas le destin et la réception publique de son œuvre.
Conclusion.
Loin de s’apparenter à une relation de maîtrise, la notion d’auteur exige, au contraire, la faculté de se détacher de son œuvre. Au cours de l’acte créateur d’abord, l’artiste doit pouvoir se laisser aller à son inspiration et se rendre disponible pour l’accueillir, quitte à abandonner en cours de route ses aspirations initiales. Une fois l’œuvre achevée ensuite, il lui faut accepter qu’elle ne lui appartienne plus, au sens où chacun devient à sa manière l’auteur de l’œuvre selon sa façon de l’interpréter, de la vivre voire d’y être indifférent ou de ne pas l’aimer.
En résumé, la maîtrise technique de son art ne signifie pas que l’artiste est le maître de son œuvre. Il faudrait plutôt dire qu’il en est seulement le maître d’œuvre.
Par Mathias Roux
Normalien et agrégé de philosophie, Mathias Roux enseigne au lycée Victor-Louis, à Talence (Gironde). Il s’est intéressé à des sujets aussi divers que le sport (Socrate en crampons. Une introduction sportive à la philosophie, Flammarion, 2010) et la politique (J’ai demandé un rapport. La politique est-elle une affaire d’experts ? Flammarion, 2011). Il vient de publier S’estimer soi-même avec Descartes (Eyrolles, 2016).
L'artiste et son œuvre