Respecter tout être vivant, est-ce un devoir moral?
Avertissement : il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type nécessairement attendue par vos correcteurs. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles. Le succès des restaurants végétariens, la vogue du bio, mais aussi le regain des mouvements « pro-life » contre l’avortement, montrent assez que nous accordons au vivant et à la vie un caractère sacré. Pourtant nous savons aussi que l’homme est un omnivore et que pour lutter contre les maladies, il est amené à manipuler la nature ou encore à pratiquer des vivisections. Se pose donc le problème de savoir quels sont nos devoirs à l’égard du vivant. Y a-t-il obligation à respecter, c’est-à-dire à laisser intact, voire à favoriser l’existence de tous les vivants (que l’on définira comme les membres de toutes les espèces qui manifestent par leur organisation les caractéristiques de la vie) ? S’agit-il bien d’un devoir moral, d’une nécessité qui déborde la seule considération éthique ou bien au contraire d’une simple possibilité, voire d’une adhésion idéologique ? Plus simplement, peut-on admettre que le vivant, autre que l’homme, soit un sujet qui ait des droits ? Nous chercherons à répondre à cette question par des arguments pour et contre avant de voir quelle forme de respect la raison nous commande d’adopter à l’égard du vivant.Introduction / Problématisation
Partie I.
Respectabilité du vivant.
La première raison qui rend le vivant respectable est sans doute la souffrance qu’il peut éprouver dès lors qu’on le manipule sans le différencier de quelque chose d’inerte. Le vivant n’est pas comme une machine, quoi qu’en dise Descartes, au XVIIe siècle, dont la théorie de « l’animal-machine » devait déclencher un mouvement de rejet en Angleterre, d’où sont nés les premiers mouvements de défense des animaux. L’argument de la souffrance est aussi le critère avancé par les opposants de l’avortement dans certains pays qui l’autorisent. Dès lors que les terminaisons nerveuses sont formées, à la sortie du stade embryonnaire, l’intervention abortive est alors jugée criminelle. L’usage généralisé des anesthésiants montre aujourd’hui combien respecter le vivant, c’est d’abord ne pas le faire souffrir. Toutefois peut-on généraliser ce scrupule à tous les vivants ? A l’insecte ? Au protozoaire ?
On se heurte ici à un problème majeur : notre devoir de laisser intacte la vie des membres des autres espèces est-il vraiment fondé ? Pour les partisans du mouvement antispéciste, comme le philosophe australien Peter Singer, cela ne fait pas de doute. Scandalisé par la production alimentaire industrielle (en particulier de la viande), par les souffrances infligées aux cobayes dans les recherches pour les produits cosmétiques, l’auteur de La libération animale (1975), en appelle a une prise de conscience globale et prêche le végétarisme. L’homme est un vivant parmi d’autres et son premier devoir est de respecter ce qui l’entoure, de sortir d’une lecture littérale de l’injonction divine formulée au début de la Bible, dans la Genèse, où l’homme est missionné pour commander aux êtres vivants comme à des esclaves. Plus fondamentalement, respecter le vivant serait un devoir vis-à-vis de soi. Les recherches en éthologie sur le comportement animal ou en génétique sur les composants des mammifères prouvent que notre proximité avec l’animal est plus grande que nous le croyions par le passé. On pourrait alors dire que le commandement de l’oracle de Delphes, dans l’Antiquité : « Connais-toi toi-même », passe par l’examen de ce qui nous est le plus proche, comme si le détour par l’animal était un vecteur moral et un rappel à l’humilité. Dans L’appel de la forêt, Jack London montrait comment le chien Buck ne perdait pas sa dignité en laissant remonter en lui l’instinct de ses ancêtres les loups. Respecter le vivant, n’est-ce pas aussi respecter ses propres origines ?
Partie II.
Il n’y a de devoir qu’à l’égard des personnes.
Mais à trop vouloir rappeler que nous sommes nous aussi des animaux, ne risque-t-on pas d’élargir exagérément le champ de nos responsabilités et d’oublier ce qui différencie l’homme de tout autre être ? Rappelons d’abord ici que Darwin avait réagi contre l’usage politique qu’on avait tenté de faire de sa théorie de l’évolution. Si la lutte pour la survie est la caractéristique qui permet d’expliquer l’évolution des vivants, l’auteur de L’origine des espèces soutenait aussi que dans le cas de l’homme cette lutte du plus fort contre le plus faible se renversait, l’homme ayant par le développement de son intelligence, la capacité de se soucier des plus faibles de ses congénères. Rousseau avait lui avait soutenu que dès l’état de nature, l’homme éprouve de la pitié à l’égard de ses semblables, laquelle tempère son instinct de conservation (« l’amour de soi ») et sert de fondement à la morale. La capacité à respecter autrui semble donc d’abord une caractéristique humaine.
On peut donc soutenir que l’obligation morale ne naît qu’avec l’homme et pour l’homme. C’est ce qu’expliquait Kant lorsqu’il avançait l’idée que c’est par l’impératif catégorique et en particulier sa troisième formulation dans Les fondements de la métaphysique des mœurs que se distingue l’homme comme une personne, statut qui oblige à en faire une fin et non un moyen. D’où l’on peut déduire qu’il n’y a pas vraiment de devoir moral au sens strict à l’égard de ce qui n’est pas un homme. Dans les débats sur l’avortement, c’est ce concept qui est décisif : l’embryon est-il déjà une personne ou pas ? Si ce n’est pas le cas, le faire disparaître n’est pas un crime, ni un manque de respect.
Mais allons plus loin : dès lors qu’on estime que tout être vivant a la dignité d’une personne, n’est-ce pas à l’identité même de l’homme que nous touchons ? Le problème déborde alors la morale et touche à l’anthropologie. Car si on interdit de manger de la viande non plus seulement par choix culturel (ce que font les brahmanes, en Inde, depuis des millénaires) mais au nom de la raison universelle, on ne pourra plus définir l’homme comme un omnivore. Réciproquement si tout être vivant est une personne, toute expérimentation sur lui deviendra problématique et c’est la recherche scientifique grâce à laquelle la longévité humaine est en passe de doubler qui risque d’en pâtir.
Partie III.
Un problème politique?
Il faut donc nuancer le devoir de respectabilité à l’égard des vivants en prenant un autre point de vue, plus global et même politique. Pour certains la respectabilité du vivant fait partie de notre responsabilité à l’égard de la nature entière dont on sait qu’elle est menacée par notre activité industrielle. Ainsi pour le philosophe contemporain Hans Jonas, il existe un « principe responsabilité » qui oblige à reformuler l’impératif kantien en demandant d’agir de telle sorte que les effets de notre action ne mettent pas en péril la vie sur terre. Ce rappel a servi de fondement à la « deep ecology » (écologie profonde) qui accorde à tout être vivant des droits. Michel Serres, dans le Contrat naturel, rappelle que nous nous comportons en parasites avec notre propre planète. Respecter le vivant devient une condition de notre survie car épuiser les fonds marins, c’est briser la chaîne alimentaire et nous mener à la disparition de notre propre espèce. Contre cet alarmisme, Luc Ferry objecte dans Le nouvel ordre écologique que l’homme est un animal historique et que ce serait une régression par rapport aux acquis des Lumières que de donner aux vivants des droits. Il faut donc rappeler que si l’homme a des devoirs vis-à-vis des vivants, ils ne peuvent être de même nature que ceux à l’égard de l’homme. On peut certes inscrire la non-souffrance dans une charte de défense des droits des animaux mais il faut hiérarchiser les chartes et rappeler que celle des droits de l’homme prime sur toutes les autres.
Conclusion.
Il est sans doute à l’honneur de l’homme de repenser dans un sens plus respectueux son rapport aux autres vivants. Et peut-être peut-on étendre aux animaux qui nous sont proches ce que Camus disait dans ses Réflexions sur la peine capitale, à savoir que le droit de vivre est le premier des droits de l’homme. Mais la « zoophilie » ne doit pas nous faire oublier que l’animal n’entre pas dans l’histoire, qu’il reste bête comme le dit La Fontaine dans la fable « les deux amis » et que l’homme par son unicité demeure un mystère bien plus respectable dans l’univers.
Pourquoi pas...
Bonjour,
Je trouve que l'effort est pas mal, n'est-ce pas notre devoir moral que de faire ne pas faire souffrir ou tuer quand nous avons le choix ? Gary Francione a une bonne analyse de ce sujet. Car souvent, nous n'avons pas besoin de choisir.
Par ailleurs, pourquoi toujours considérer L'Humain vs les autres êtres vivants ? Notre construction sociale spéciste donne lieu à des conclusions comme celle-ci, de considérer que " l’homme par son unicité demeure un mystère bien plus respectable dans l’univers." ce qui n'est juste que du point de vue de notre espèce, pas pour les autres points de vue.
Ce piédestal, nous l'avons construit nous-même pour monter dessus. Et n'a que la légitimité que notre idéologie lui donne.