Travailler moins, est-ce vivre mieux ?
Avertissement : il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type nécessairement attendue par vos correcteurs. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles. Il était difficile de ne pas noter, au moins en pensée, l'inversion du slogan de Nicolas Sarkozy "travailler plus pour gagner plus" (et indirectement sans doute donc vivre mieux). Que suggère cette inversion dans notre sujet ? Elle laisse entendre que le travail pour être un obstacle à une bonne ou meilleure vie, qu'il faudrait, au contraire, le réduire pour améliorer nos existences. Que faut-il entendre par réduire ? Que signifie ici le « moins » ? Spontanément, on pensera peut-être à la durée : travailler moins, c'est travailler moins longtemps, à l'échelle d'une semaine (on pouvait penser à la question de la réduction du temps de travail) ou d'une vie (c'est alors la question de l'âge idéal de départ à la retraite qui se pose...). Travailler moins, ce peut être aussi travailler moins intensément : peut-être pouvait-on alors réfléchir aux manières de faciliter le travail, de rendre celui-ci moins pénible... Enfin, la question se pose non seulement à l'échelle de l'individu, mais aussi, par la généralité de l'infinitif, à l'échelle collective : ce ne sont pas seulement les hommes qui peuvent être amenés à travailler moins, mais aussi les sociétés qui peuvent redéfinir la place du travail en leur sein. Il ne s'agit pas bien sûr de faire des propositions sur l'âge de départ à la retraite... Ces différentes manières d'interroger le sujet tourne autour du problème que constituent la nature du travail et son ambivalence. Si par vivre, on entend survivre, comment pourrions-nous vivre mieux en travaillant moins alors même que l'emploi rémunéré ou l'activité productrice (le travail agricole par exemple) sont la condition de notre survie, le moyen soit d'extraire de la nature de quoi nous nourrir, soit de nous intégrer dans une société structurée par les échanges et la division du travail ? Mais vivre c'est aussi exister, être pleinement homme et pleinement soi. N'est-ce pas alors nécessaire de libérer du temps libre pour nous consacrer aux activités qui permettent une telle réalisation, là où le travail représente une contrainte qui y ferait obstacle ? Et même, collectivement, une meilleure répartition du travail, rendue possible notamment par la robotisation, ne permettrait-elle pas une meilleure vie à l'échelle de la société et pas seulement de l'individu ? Même alors, est-ce à dire que le travail n'est pas un lieu de réalisation dans notre existence mais au contraire un obstacle à la vie bonne ?Introduction / Problématisation
Partie I.
Travailler moins, c'est vivre moins.
Cette première piste pouvait permettre d'explorer le lien qui existe entre le travail et la vie. Si l'on définit le travail comme activité nécessaire à la vie (à la survie biologique), alors travailler moins ce ne peut-être que vivre moins bien, moins longtemps, en moins bonne santé, etc. Les « travailleurs pauvres » par exemple, catégorie qui désigne les personnes qui ont un emploi mais dont la rémunération n'est pas suffisante pour leur permettre de sortir de la pauvreté, sont en grande partie des travailleurs à temps partiel. Ici, c'est bien la durée du temps de travail qui impacte directement la qualité de la vie des individus. Mais alors, en quoi le travail est-il lié à la vie et à la survie ?
D'abord, en tant qu'activité productrice. Travailler, c'est effectuer un effort, mais cet effort n'est pas vain. Il est fructueux et surtout nécessaire pour nous permettre d'extraire de la nature les biens nécessaires à notre survie. La nature ne nous fournit pas spontanément de quoi nous nourrir, ou même nous abriter, et le travail est l'activité productrice, la transformation de la nature, de la matière, qui nous permet d'en arracher de quoi survivre. C'est somme toute le sens de la malédiction infligée à Adam et Eve dans la Genèse, ils sont l'un comme l'autre condamnés au travail : celui de l'accouchement pour Eve, celui de la terre pour Adam. Si dans les deux cas le travail est associé à la douleur (« tu enfanteras avec douleur », « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front »), il est aussi associé à la vie puisque l'enfantement comme le travail agricole sont nécessaires à la survie et la perpétuation de l'espèce. Dès lors, moins travailler, attendre passivement que notre survie soit assurée ne peut que réduire notre chance de survie et de vie.
Il en va de même si l'on entend par travail l'activité rémunérée. On dit d'ailleurs que l'on « gagne sa vie » pour parler du travail comme emploi. Dans le fond, les choses sont assez identiques à la définition précédente : là encore, le travail est le moyen par lequel nous assurons notre survie, non plus directement en produisant nous-mêmes de quoi vivre mais indirectement en gagnant un salaire par lequel nous subvenons à tous les besoins liés à la vie. Marx ne dit pas autre chose, dans « Travail salarié et capital » par exemple, lorsqu'il décrit la manière dont l'ouvrier travaille pour utiliser son salaire à l'auberge, à table, dans son lit... pour vivre en somme. Et c'est bien là la nature du contrat de travail qui échange une force de travail (productrice) contre un salaire (permettant de régénérer la force de travail, c'est-à-dire, donc, de vivre). Là encore donc, travailler moins, c'est prendre le risque de moins bien vivre, de ne pas vivre même. Et c'est d'ailleurs bien cette pression vitale qui conduit l'individu à accepter le travail salarié notamment : il n'a tout simplement pas d'autre choix s'il veut survivre.
Transition.
Il y a pourtant dans ce lien entre travail et vie la source d'une ambivalence : certes, cela rend le travail indispensable. Mais cela le rend également contraint. Hannah Arendt fait cette distinction dans La condition de l'homme moderne. Elle y distingue le travail et l'oeuvre. L'oeuvre désigne l'activité productrice de l'homme, liée à la culture, nous y reviendrons. Mais le travail est indissociable de la vie : c'est l'activité contrainte que nous devons exercer pour nourrir notre corps. Cette contrainte ne risque-t-elle pas de faire du travail pas seulement une activité dans laquelle ou par laquelle l'individu vit, mais au contraire une activité dans laquelle il perd sa vie (son temps, sa santé), sans réelle juste compensation ?
Partie II.
Travailler moins, c'est exister plus.
On pouvait donc dans un deuxième temps essayer de voir en quoi le travail peut constituer un frein à la vie. Il ne s'agit pas plus ici de la vie au sens de survie, à laquelle le travail reste indissociablement lié, mais de la vie au sens d'existence. Si le travail constitue une activité contrainte, que nous n'avons pas d'autre choix que d'exercer pour vivre, comment pourrions-nous y être libres, y être pleinement nous-mêmes, y être pleinement humains ?
Parce qu'il est indispensable pour vivre, le travail se retourne donc contre lui-même et contre nous-mêmes : il devient une activité subie, dont la pénibilité est coûteuse (notamment en temps et en énergie), dont la compensation par le salaire n'est pas toujours suffisante (que m'importe mon salaire si mon emploi ne me permet pas de consacrer du temps à ceux que j'aime ou si j'y laisse ma santé ?). L'existence se joue donc en dehors du travail. C'est ce que dénonce Marx dans le Capital. Le contrat a priori équitable que constitue le travail dans un premier temps (force de travail contre salaire) tourne au désavantage de l'ouvrier car celui-ci s'aliène – en vendant sa force de travail il ne fait jamais que se vendre lui-même – et même, dit Marx, s'il occupe le temps qu'il a de disponible pour lui, il vole le capitaliste. De même, Arendt distingue dans la Crise de la culture le temps vide du temps libre. Le temps vide appartient encore, comme le travail, à la vie – c'est le temps de loisir, nécessaire comme le travail à la survie alors que le temps libre désigne le temps libéré de toutes les exigences liées à la survie (travail, récupération, loisir) et dans lequel l'individu peut être réellement disponible pour une activité proprement humaine telle que la culture par exemple. C'est somme toute la raison pour laquelle l'esclave ne peut être libre dans l'Antiquité : sa fonction consiste précisément à assurer les tâches liées à la survie pour libérer du temps permettant à son maître de se consacrer aux activités spécifiquement humaines. Dès lors, travailler moins, c'est libérer du temps pour exister, être pleinement humain.
Ce problème a aussi une dimension collective. Travailler moins, ce peut être aussi accorder une moindre place au travail dans nos sociétés. Contrairement à ce que nous avons rappelé de l'Antiquité, le travail (comme effort, activité) est, dans les sociétés modernes et contemporaines, plutôt au contraire conçu comme une source de réalisation, l'oisiveté perçue comme une forme de paresse. Max Weber retrace l'avènement de l'importance de la réussite individuelle, temporelle dans Éthique protestante et esprit du capitalisme. Le travail est donc au cœur de l'organisation de nos sociétés et même des valeurs qui fondent celles-ci. Or, là encore, n'aurions-nous pas une meilleure vie, collectivement, socialement, si nous travaillions moins ? C'est le principe de la réduction de travail, mais aussi et de manière bien plus radicale des réflexions menées sur le revenu universel de base : fournir à chacun, inconditionnellement, un revenu minimum, c'est garantir à chaque individu la possibilité de choisir son existence sans être contraint par les nécessités vitales – la possibilité de travailler moins pour vivre comme il l'entend. Dans la culture bouddhiste déjà, la place du travail est bien différente. Les questions de la production, de la consommation, de la rémunération ne sont pas au cœur de la vie bonne, et c'est au contraire dans cette forme d'oisiveté qu'est la méditation par exemple que l'individu accède à une vie bonne, matériellement simple, mais spirituellement remplie. Il s'agit somme toute moins de faire que d'être. Cette critique de la valeur prise par le travail dans nos sociétés, Nietzsche la faisait dans Aurore – le travail y étant conçu comme un outil de contrôle social.
La question de la place accordée collectivement au travail prend d'autant plus de sens aujourd'hui où la robotisation du travail pose le problème de sa raréfaction (c'est l'un des enjeux aussi du revenu universel de base qui peut permettre à tous de disposer d'un revenu décent dans une société où il n'y aura plus de travail pour tout le monde). On pouvait même poser la question à l'échelle planétaire : travailler moins, c'est aussi moins modifier la nature, moins développer de technologies dont les effets sur la nature dégradent nos conditions de vie – certains pays développés voient aujourd'hui leur espérance de vie reculer...
Transition.
On le voit, dans la vie de l'individu comme au sein des sociétés, le travail représente donc une réalité ambivalente dont la place (la durée, la valeur) est en effet à interroger : difficile de le réduire à néant car il est nécessaire à notre survie mais difficile aussi de ne pas essayer de le contenir pour tenter d'équilibrer nos sociétés et nos existences. Pourtant, suffit-il de travailler moins pour vivre mieux ? Le temps libéré par la diminution du travail contraint suffit-il à rendre nos vies meilleures? Comment l'occuper pour nous réaliser ?
Partie III.
Travailler moins pour travailler plus...
Dans cette troisième piste, il était possible de poser la question du travail en tant que lieu de réalisation – non plus comme activité contrainte et rémunérée, mais comme activité productrice, comme oeuvre. Cette oeuvre peut être le lieu de notre réalisation – mais elle constitue donc en elle-même un travail. Il ne suffit donc pas de travailler moins, pour vivre mieux – encore faudrait employer le temps ainsi libérer à une activité nous permettant de nous réaliser.
Dans L'Éloge du carburateur, le philosophe Matthew Crawford explique ainsi comme il a renoncé à sa carrière dans un think-thank pour mener une activité de mécanicien, réparateur de motos. Il souligne ainsi l'importance du faire, non pas comme activité productrice en terme d'échange, de valeur marchande, de consommation ou même de rémunération. Le travail, ici au sens d'œuvre, est un moyen de se réaliser en tant qu'individu et en tant qu'homme en se confrontant à la rugosité de la nature. C'est déjà ce que disait Hegel lorsqu'il parlait de la conscience pratique dans l'Esthétique.
La question n'est donc plus ici celle du travail salarié mais d'une activité productrice dans laquelle l'individu se reconnaît et se réalise. C'est d'ailleurs le sens de la distinction évoquée plus haut entre temps libre et temps vide chez Arendt. S'il s'agit de travailler moins pour avoir plus de temps vide (de loisir) – ce qui est du reste rendu possible par les progrès de la technique qui ont rendu le travail moins pénible et donc le temps de récupération purement physique moins long – alors, nous n'en vivons pas réellement mieux puisque nous restons dans des fonctions vitales. Seul le temps consacré au temps proprement libre peut améliorer réellement notre existence.
Conclusion.
Dans cette perspective, même la pénibilité du travail prend sens. Si celui-ci est, nous l'avons vu, douloureux, c'est parce que cet effort est le prix à payer pour produire quelque chose et sortir de notre inertie et paresse naturelles. C'est ce qui fait dire à Kant dans les Réflexions sur l'éducation que la malédiction d'Adam et Eve était en réalité une bénédiction puisqu'elle leur a permis, en leur imposant le travail, de les faire accéder à la culture en les sortant de leur inertie naturelle.
"Et même, collectivement, une
"Et même, collectivement, une meilleure répartition du travail, rendue possible notamment par la robotisation, ne permettrait-elle pas une meilleure vie à l'échelle de la société et pas seulement de l'individu ?"
La robotisation supprime le travail de l'homme en l'automatisant. Ca commence avec les emplois sans qualification. Puis avec le progrès technologique et dans une compétition mondiale, seuls les emplois à très haute qualification seront à pourvoir.