Explication de texte. Machiavel, “Le Prince” (1532)
Je n'ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent que les choses du monde sont gouvernées par la fortune et par Dieu et la fortune[1], et que les hommes, malgré leur sagesse, ne peuvent les modifier, et n’y apporter même aucun remède. En conséquence de quoi, on pourrait penser qu’il ne vaut pas la peine de se fatiguer et qu’il faut laisser gouverner le destin. Cette opinion a eu, à notre époque, un certain crédit du fait des bouleversements que l’on a pu voir, et que l’on voit encore quotidiennement, et que personne n’aurait pu prédire. J’ai moi-même été tenté en certaines circonstances de penser de cette manière. Néanmoins, afin que notre libre arbitre[2] ne soit pas complètement anéanti, j’estime que la fortune peut déterminer la moitié de nos actions mais que pour l’autre moitié les événements dépendent de nous. Je compare la fortune à l’un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent en colère, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices, enlèvent la terre d’un endroit et la poussent vers un autre. Chacun fuit devant eux et tout le monde cède à la fureur des eaux sans pouvoir leur opposer la moindre résistance. Bien que les choses se déroulent ainsi, il n’en reste pas moins que les hommes ont la possibilité, pendant les périodes de clame, de se prémunir en préparant des abris et en bâtissant des digues de façon à ce que, si le niveau des eaux devient menaçant, celles-ci convergent vers des canaux et ne deviennent pas déchaînées et nuisibles. Il en va de même pour la fortune : elle montre toute sa puissance là où aucune vertu n’a été mobilisée pour lui résister et tourne ses assauts là où il n’y a ni abris ni digues pour la contenir. MACHIAVEL, Le Prince (1532). Avertissement : il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type nécessairement attendue par vos correcteurs. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles. Considéré comme le fondateur de la pensée politique moderne, Machiavel donne dans Le Prince un certain nombre de conseils qui permettront, à qui veut bien les méditer, de prendre et de conserver le pouvoir. Parmi les conseils donnés, il y a celui dit du kairos (l’occasion en grec), c’est-à-dire du « moment opportun » pour agir. C’est de cette question difficile que traite notre texte. Les circonstances favorables à l’action politique sont-elles indépendantes de nous ? Y a-t-il une fatalité contre laquelle même le plus avisé des dirigeants ne peut rien ? Notre extrait invite à réfléchir à ce qui fait l’histoire politique d’un pays, en l’occurrence ici, l’Italie, l’État de Toscane, la ville de Florence. Est-ce le destin ou la liberté ? Le texte, après avoir concédé au destin une force irrépressible (I), file longuement la métaphore du « fleuve dévastateur » pour montrer que l’homme politique peut, jusqu’à un certain point, résister à la fatalité et imprimer sa marque au cours des événements (II)Expliquez le texte suivant :
Introduction / Problématisation
Partie I.
Le cours irrépressible des événements
A l’époque de Machiavel, l’Italie est à feu et à sang. Les révolutions de palais se multiplient, les invasions étrangères (françaises, espagnoles) aussi. Les armées, essentiellement faites de mercenaires menées par des condottieres, se donnent aux plus offrants. L’ensemble de ces facteurs laissent penser que seul Dieu (dont les desseins sont impénétrables) ou la Fortune (qui s’apparente ici au hasard) écrivent l’histoire aucun homme ne semble en mesure d’analyser et de maîtriser la cause des événements. Machiavel, pourtant conseiller à la cour de Florence et expert en politique, concède que lui-même a été « tenté » d’adhérer à la thèse qui veut que le destin des peuples s’écrive sans eux. Mais cette conception est au fond celle des antiques. Platon ne croyait-il pas dans La République qu’il existe un « cycle des gouvernements » voulu par la nature et auquel il faut se soumettre ? Mais alors, à quoi bon réfléchir au politique, « se fatiguer » à penser les événements si on ne peut jamais faire plus que d’assister en spectateur impuissant aux aléas de l’histoire. Si Machiavel est bien le fondateur de la politique moderne, c’est parce qu’il ne s’en tient pas à ce constat qui pousserait logiquement à l’inaction.
Partie II.
La liberté réfléchie du grand homme politique
La thèse essentielle du texte est que le destin ne domine que « la moitié » du cours des affaires humaines, mais que l’autre moitié est donnée à notre « libre arbitre ». Autrement dit, il y a en l’homme un pouvoir de causalité qui peut s’insérer dans la succession des événements et en modifier l’orientation. Tout le talent du politique consiste donc à agir quand il a compris à quel moment il avait affaire. Si Machiavel file longuement la métaphore du fleuve qui détruit tout sur son passage, c’est pour souligner la difficulté de la tâche. Lorsqu’il s’agit de prendre le pouvoir, le temps opportun est bref et requiert un sens rare des événements. Lorsqu’il s’agit de le conserver, ce temps est plus long, mais il demande aussi une vigilance extrême. Grand lecteur des auteurs latins et admirateur de la Rome antique, Machiavel reprend volontiers à son compte l’adage : « qui veut la paix, prépare la guerre ». Ceci signifie qu’il n’y a pas de repos pour l’homme politique. Il faut toujours anticiper les revers de fortune. La fin du texte oppose à la fortune la « vertu » du Prince. On sait que ce terme désigne surtout la force (vis qui donne virtu) qui, accompagnée de la ruse, est l’arme véritable du Prince pour déjouer les complots par lesquels le Destin voudrait le renverser.
Conclusion.
Ce texte fait donc l’éloge de la liberté d’action en politique, mais un éloge réfléchi qui n’oublie pas que la science politique consiste à savoir quand il faut agir et quand on ne le peut pas.
"Il n'est pas nécessaire de
"Il n'est pas nécessaire de connaître la doctrine de l'auteur". Votre correction est très axée sur la politique et le contexte de l'époque. Or, même en connaissant l'apest politique du "Prince" de Machiavel, je trouve qu'il était assez dur de relier ses propos, dans l'extrait, à la politique...