samedi 13 décembre 2008

Explication d'un texte de Bergson : "Quand on fait le procès du machinisme..."

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Niveau : séries technologiques


« Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l'accuse d'abord de réduire l'ouvrier à l'état de machine, ensuite d'aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l'ouvrier un plus grand nombre d'heures de repos, et si l'ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu'aux prétendus amusements qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu'il aura choisi, au lieu de s'en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d'ailleurs impossible) à l'outil après suppression de la machine. Pour ce qui est de l'uniformité du produit, l'inconvénient en serait négligeable si l'économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l'ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. » (Henri Bergson)




1. Dégagez l'idée directrice et les articulations du texte.
2. Expliquez les expressions suivantes :
a. « réduire l'ouvrier à l'état de machine » ;
b. « prétendus amusements » et « les vraies originalités ».
3. Le machinisme est-il un obstacle au développement de la culture ?




1) Thème. - Ce texte de Bergson traite du "machinisme", c'est-à-dire de l'usage intensif qui est fait des machines dans la production de type industriel.

Problème. En quoi le machinisme change t-il les rapports du "travailleur" avec la culture ? Le gain de temps réalisé lui permet-il de se tourner davantage vers la culture intellectuelle, ou bien au contraire l'industrie des loisirs l'entraîne-t-il toujours plus loin des oeuvres de l'esprit ?

Thèse (idée directrice). - Ce que l'on peut reprocher au machinisme, ce n'est pas de "réduire l'homme à l'état de machine", comme on dit, c'est d'avoir promu une forme de culture sans originalité. Mais avant tout, le machinisme apporte une économie de temps et de travail qui devrait donner l'occasion aux ouvriers de se cultiver, étant entendu que la vraie culture est "originale" et "intellectuelle".

Les articulations du texte.

- Dans les deux premières phrases, l'auteur résume le procès qui est fait habituellement au machinisme : la robotisation de l'ouvrier et l'uniformité du produit. Mais ce rappel prend d'emblée la forme d'une réfutation. (> développer)

- "Mais"... L'auteur développe l'objection en distinguant deux manières d'utiliser le temps libre laissé par les machines : d'une part les prétendus amusements de l'industrialisation, d'autre part le développement autonome de l'intelligence et la véritable culture. Bergson écarte par ailleurs la possibilité d'un "retour à l'outil", qui ne serait d'aucun bénéfice culturel pour le travailleur. Dans tous les cas, Bergson en appelle à l'autonomie qui correspond au développement de l'intelligence, et il l'oppose à tout ce que le machinisme "mal utilisé" pour imposer au travailleurs, y compris dans le cadre de ses loisirs.

- Enfin la dernière phrase met en balance l'"uniformité du produit" machinique et les "vraies originalités" qui appartiennent à la culture. Malgré les apparences, Bergson ne semble pas réellement stigmatiser cet inconvénient du machinisme dès lors que par ailleurs la spécificité de la culture, c'est-à-dire l'originalité, n'en est pas affectée.


2) - "réduire l'ouvrier à l'état de machine" - Par la division et l'automatisation du travail, l'ouvrier se voit obligé d'adapter son rythme de travail à celui (facilement infernal...) de la machine. Il ne contrôle plus la totalité du processus de production comme l'artisan. Il n'est lui-même qu'un maillon dans un chaîne complexe. Enfin il est souvent moins "qualifié" et moins indispensable que la machine elle-même.

- "prétendus amusements" - Il faut rattacher cette expression à la suite de la phrase : "...qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous". On peut supposer par là que l'auteur vise les loisirs dits "de masse", standardisés, proposés par la société "de consommation". Quelques soient ces "amusements" - sports, jeux, spectacles... -, on peut rappeler ils ont été rendu possibles par l'introduction des congés payés... Le motif de la critique, plutôt sévère, de Bergson, tient surtout dans leur caractère mimétique et non personnel.

- "les vraies originalités" - Par opposition, il s'agit là de la "vraie" culture intellectuelle, dont le caractère principal est, aux yeux de Bergson, l'originalité. Il faudrait rappeler ici la nature foncièrement subjective de toute production artistique, la singularité de toute production de l'esprit même si sa valeur tient aussi dans son universalité.


3) Le machinisme peut se définir rapidement comme l'utilisation industrielle et intensive des machines. Son principe est l'automatisation de la production. La notion de "culture", au contraire, évoque l'autonomie de l'esprit et la créativité (plutôt que la productivité). Ces sont deux principes apparemment opposés, mais ainsi que le suggère Bergson dans ce texte, le choix de la culture n'est-il pas toujours possible, et n'est-il pas finalement facilité par le machinisme ?

a - Le machinisme comme aliénation du travail et standardisation de la culture ?

Le principe du machinisme est donc la production automatisée, en série, uniforme, quantitative plutôt que qualitative (cf. le "taylorisme). L'homme est aliéné par la machine ou par l'ensemble des machines (conditions de travail dépersonnalisantes en usine). Si la "culture" se définit, notamment, par la transmission d'un héritage, de goûts et de savoir-faire, voire d'un certain art de vivre, l'usine en est le parfait contre-exemple. Il ne s'agit plus de vivre mais de survivre en s'adaptant à un environnement conçu tout entier pour l'efficacité et la productivité.

Le machinisme est porteur de chômage, au moins dans un premier temps. Or le chômeur, qui connaît une oisiveté forcée et inquiète, n'est pas enclin à se cultiver.

Comme le suggère Bergson, la technologie a envahi les loisirs et propose, grâce aux puissants moyens de diffusion, une fausse culture : culture "de masse" faussement populaire, fabriquant de nouvelles icônes, sur le modèle "une minorité s'adresse à la majorité" (principe même de la télévision).

b - Le machinisme comme possibilité de temps libre et stimulation de la culture ?

La culture suppose la disponibilité et le temps libre. Or la machine, qui n'a pas besoin d'être arrêtée (sauf pour maintenance) a permit de réduire considérablement la masse de travail et la durée du temps de travail pour l'homme. Celui-ci peut retrouver cette "vie contemplative" que prônait les philosophes grecs !

D'autre part la critique de la culture de masse est peut-être mal fondée. Par exemple le cinéma n'aurait pas pu exister sans le développement de techniques sophistiquées. Mais le cinéma est-il un art, aussi digne d'intérêt que les "beaux-arts" ? L'élitisme culturel (essentiellement bourgeois) a vécu ! D'autant plus que, quelque soit la forme de culture, le choix de l'originalité est toujours possible.

Au niveau de la culture intellectuelle et de la connaissance, on ne peut pas séparer le savoir de l'information. Or celle-ci est apportée, relayée - principe même de l'imprimerie - par les techniques et les machines. C'est, aujourd'hui, tout l'enjeu d'internet - tant décrié par les tenants de la "vraie culture" !

En conclusion, automatisme et autonomie ne sont pas incompatibles. Les deux processus, au sein même de pensée et a fortiori dans la culture, sont complémentaires.