Premier exemple de l'exercice du commentaire de texte


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Sujet

Dégagez l'intérêt philosophique du texte suivant en procédant à son étude ordonnée :

" On ne doit pas s'attendre à ce que les rois se mettent à philosopher, ou que des philosophes deviennent rois ; ce n'est pas non plus désirable parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison. Mais que des rois ou des peuples rois (qui se gouvernent eux-mêmes d'après des lois d'égalité) ne permettent pas que la classe des philosophes disparaisse ou devienne muette, et les laissent au contraire s'exprimer librement, voilà qui est aux uns comme aux autres indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires, et parce que cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales et de se rassembler en clubs, elle ne peut être suspectée d'être accusée de propagande. "

Kant

Approche globale du texte

On ne doit pas s'attendre à ce que les rois se mettent à philosopher, ou que des philosophes deviennent rois ; ce n'est pas non plus désirable parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison. Mais que des rois ou des peuples rois (qui se gouvernent eux-mêmes d'après des lois d'égalité) ne permettent pas que la classe des philosophes disparaisse ou devienne muette, et les laissent au contraire s'exprimer librement, voilà qui est aux uns comme aux autres indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires, et parce que cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales et de se rassembler en clubs, elle ne peut être suspectée d'être accusée de propagande. "

Structure du texte :
1) Il est utopique d'attendre qu'un roi philosophe
2) il est utopique d'attendre qu'un philosophe devienne roi
3) il serait nuisible qu'un philosophe devienne roi
4) explication de l'idée 3 (caractère corrupteur du pouvoir)
5) définition du rôle politique du philosophe
6) Réponse à une objection-accusation contre les philosophes : thème de la propagande.

Analyse linéaire du texte (à faire au brouillon)- Sont soulignées les questions qui interrogent le texte :

" On ne doit pas s'attendre à ce que les rois se mettent à philosopher, ou que des philosophes deviennent rois "
On ne doit pas s'y "attendre". Cela signifie que si l'on s'y attend, ce sera vainement, qu'il s'agira d'un espoir utopique. Pourquoi ne peut-on s'y attendre ? Qu'est-ce qui pousse Kant à l'affirmer ? D'abord des exemples empiriques. On peut citer le cas, par exemple, de Denys 1er que Platon ne réussit pas à rendre philosophe. Mais donner des exemples ne suffit pas. Il faut aussi s'interroger sur les raisons de cet échec ? Est-ce qu'il ne s'agit que d'un essai malheureux ? En ce cas on peut encore s'attendre à ce que les rois philosophent. Y a-t-il au contraire des causes profondes comme, par exemple, une incompatibilité essentielle, radicale, entre le métier de philosophe et celui de roi. ? C'est ce que veut dire Kant. Qu'est-ce qui rend les deux fonctions incompatibles ?
Pourquoi, en premier lieu, les rois ne peuvent-ils philosopher ?

L'exercice du pouvoir ne demande donc pas des qualités de philosophe. Cela ne signifie pas pour autant que le philosophe soit inutile au roi (nous le verrons dans la suite du texte). Mais les qualités du roi ne sont pas celles du philosophe. Si la théorie et la pratique sont liées, complémentaires, s'il est bon que le praticien soit aidé du théoricien, il n'en reste pas moins vrai que ce sont des activités différentes.

Pourquoi, en second lieu, ne faut-il pas non plus s'attendre à ce que les philosophes deviennent rois ?

Kant, dans tout ce qui vient d'être dit, s'oppose à l'idéal platonicien. Il tire la leçon philosophique des échecs de Platon qui, par trois fois, tenta de rendre philosophe le tyran de Syracuse. Platon n'abandonna pas son idéal après ses échecs et n'abandonna jamais l'espoir de voir un philosophe régner. C'est une des raisons pour lesquelles il fonda son école de philosophie, l'Académie, espérant former des philosophes qui deviendraient ensuite rois. Mais dans cette entreprise non plus il n'a pas réussi. Kant en tire les leçons. Platon a échoué parce qu'il n'a pas vu la différence de nature entre la philosophie et la politique, parce qu'il pensait que la politique était un savoir. Il n'a pas vu sa dimension pratique, technique. Platon a échoué parce que ce qu'il voulait était impossible.

"  ce n'est pas non plus désirable parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le libre jugement de la raison. "
En quoi y a-t-il ici progression dans l'argumentation ? Ici Kant ne se contente plus de dire que l'idéal platonicien est utopique. Il veut montrer que si cet espoir se réalisait, ce serait nuisible. Il ne s'agit plus de parler d'une impossibilité de fait mais de se placer au niveau de ce qui est ou non souhaitable, bénéfique pour l'homme. Kant ne dit pas que le pouvoir corrompt celui qui l'exerce (par exemple en le rendant égoïste etc) mais qu'il corrompt le " libre jugement de sa raison " c'est-à-dire que le pouvoir empêche de juger librement. En quoi ?

Ainsi, l'exercice du pouvoir, autant par les obligations qu'il crée (tenir tête aux flatteurs, recourir parfois à la violence) que par les avantages qu'il confère peut à plus ou moins long terme corrompre le jugement. Comment être impartial, lorsqu'il s'agit de décider souvent dans l'instant, de déjouer les intrigues, de devoir démêler le juste et l'injuste sans le recul nécessaire ? Le pouvoir politique est un pouvoir exorbitant. La meilleure volonté, la sagesse la plus déterminée y succomberait. C'est la nature du pouvoir qui est en cause. Voilà, il faut le dire une vision bien pessimiste du pouvoir, car si le philosophe y succomberait qu'en est-il alors de celui qui n'est pas philosophe ? Dans Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, Kant précise cette idée : " De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne conçoit vraiment pas comment il pourrait se procurer pour établir la justice publique un chef juste par lui-même : soit qu'il choisisse à cet effet une personne unique, soit qu'il s'adresse à une élite de personnes triées au sein d'une société. Car chacune d'elles abusera toujours de la liberté si elle n'a personne au-dessus d'elle pour imposer vis-à-vis d'elle-même l'autorité des lois. Or le chef suprême doit être juste pour lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est par conséquent la plus difficile à remplir de toutes ; à vrai dire sa solution parfaite est impossible ; le bois dont l'homme est fait est si noueux qu'on ne peut y tailler des poutres bien droites. "

" Mais que des rois ou des peuples rois (qui se gouvernent eux-mêmes d'après des lois d'égalité) ne permettent pas que la classe des philosophes disparaisse ou devienne muette, et les laissent au contraire s'exprimer librement, voilà qui est aux uns comme aux autres indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires "
Qu'est-ce d'abord qu'un peuple roi ? Il est question de la démocratie. En démocratie le peuple se gouverne lui-même selon des lois d'égalité, ce qui suppose l'apparition d'une volonté générale (Kant a lu Rousseau). Il s'agit du peuple souverain qui se donne à lui-même des lois. Remarquons que si le roi est une personne physique, le peuple roi est une personne morale. La portée du texte ici s'élargit à d'autres systèmes politiques que la monarchie. Les rois ou peuples rois ne doivent pas permettre que la "classe" des philosophes disparaisse. Que signifie ici le mot "classe" ? "Classe" n'a évidemment pas ici le sens qu'on lui donne aujourd'hui après Marx. Il signifie ici seulement "catégorie", "groupe" d'individus. C'est l'ensemble des individus exerçant la même fonction. Pour Kant, il ne suffit pas de laisser exister les philosophes, il faut aussi les laisser s'exprimer car c'est ainsi qu'ils pourront jouer leur rôle politique. Qui désigne ici "aux uns comme aux autres" ? Il s'agit des rois et des peuples rois. Kant ne dit pas que c'est utile, il dit que c'est "indispensable". Les rois et peuples rois ont besoin des philosophes s'ils veulent éclairer leurs affaires. Pourquoi ? Parce que c'est la seule manière d'échapper aux risques mentionnés plus haut. Si le pouvoir corrompt le jugement, il faut trouver un moyen pour contrebalancer l'influence des causes corruptrices. Les philosophes ne sont pas au pouvoir. Leur jugement n'est donc pas corrompu par lui. Le roi a donc tout intérêt (au moins s'il veut être un bon roi) de consulter les philosophes, de les laisser s'exprimer dans la cité. Les philosophes peuvent redresser le jugement des rois. Les rois doivent laisser s'exprimer non pas un mais toute la "classe des philosophes" car un philosophe seul peut se tromper. La cité a besoin du débat d'idées. Du reste si un seul philosophe devenait le conseiller officiel du pouvoir, il détiendrait lui-même du pouvoir et l'on retomberait dans le même écueil.
Au fond, puisqu'on ne peut être à la fois roi et philosophe, Kant préconise une sorte de division du travail. L'un agira, l'autre cherchera des principes d'action, réfléchira sur ce qui est fait. Les philosophes donneront "de la lumière". Que signifie ce terme ?Il s'agit bien sûr de la lumière de la raison. La vérité est traditionnellement comparée à la lumière (depuis Platon).
Les politiques ont besoin du savoir pour éclairer leur pratique. Les philosophies politiques sont utiles et même indispensables à ceux qui gouvernent.

"parce que cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales et de se rassembler en clubs, elle ne peut être suspectée d'être accusée de propagande." Qu'est-ce qu'une cabale ? Qu'est-ce qu'un club ?
cabale : menée secrète, intrigue.
Club : sociétés plus ou moins mondaines où l'on débattait des affaires de l'Etat.
Le "caractère même" de la classe des philosophes lui interdit de former des cabales et des clubs. La philosophie ne se préoccupe pas de faire triompher tel ou tel intérêt au moyen de menées secrètes et violentes. Elle ne ruse pas. Elle ne s'intéresse qu'à la justice et à la vérité. La philosophie évolue au grand jour ou n'est plus philosophie. Elle fait part ouvertement de ce qu'elle pense. Pourquoi la philosophie ne peut -elle être accusée de propagande ? La propagande cherche à persuader, c'est-à-dire à forcer l'adhésion par la flatterie, la démagogie etc. Le philosophe cherche à convaincre c'est-à-dire qu'il utilise la raison. Certes le philosophe cherche à répandre ses idées, à les faire partager mais il accepte la critique, le dialogue. Il ne fait pas de discours. Un philosophe qui fait de la propagande n'est plus un philosophe.
Il y a donc tout à gagner à unir les philosophes et les souverains. On remarquera que l'idéal kantien est ici conforme à la philosophie des Lumières. C'est dans ce siècle où Kant écrit que Frédéric II invite Voltaire à Sans Soucis et que Catherine II de Russie correspond avec Voltaire et Diderot. C'est l'époque de ce qu'on appelle le "despotisme éclairé" où les rois eux-mêmes prétendent chercher chez les philosophes des "lumières pour leurs affaires". On remarquera que Kant étend le propos aux démocraties.
Ceci dit, si en démocratie la liberté philosophique est à peu près respectée (avec des nuances : c'est dans une démocratie que Socrate sera condamné), il est clair que les rois ne laissent pas toujours les philosophes parler. Le premier acte des dictateurs est souvent d'interdire la philosophie ou son enseignement et le despotisme éclairé n'a pas été sans échecs. Est-ce à dire que le pouvoir soit à ce point corrupteur que les souverains ne voient plus leur intérêt ? N'est-ce pas plutôt leur intérêt lui-même qui n'est pas conforme à la raison ? Ce texte exprime un idéal de justice. Si les philosophes ne représentent pas un danger pour la justice, ils en représentent bien un pour les tyrans qu'ils démasquent. Ce texte est un appel à plus de raison en faveur d'une liberté philosophique que les autorités du temps (et d'autres temps ) n'ont pas toujours respectée. C'est aussi un appel à une politique plus juste et raisonnable.

Organisation du commentaire

Exemple d'introduction :
Dans la République, Platon développe la théorie du philosophe roi. A ses yeux la société sera juste lorsque les rois seront philosophes ou lorsque les philosophes seront rois. Pourtant, malgré ses efforts, cet idéal ne s'est jamais réalisé. Platon ne s'est-il pas trompé sur ce qui est souhaitable en politique ? C'est en tout cas ce que pense Kant qui pose plus généralement cette question : quelle est la fonction politique du philosophe ? Après avoir montré le caractère non seulement utopique mais même préjudiciable de la théorie platonicienne, Kant précise le rôle éclairant des philosophes pour le pouvoir s'il veut être juste.

Proposition de plan :

I Ce que n'est pas le rôle politique du philosophe

  1. Le roi ne peut devenir philosophe
  2. Le philosophe ne peut devenir roi
  3. Le philosophe ne doit pas devenir roi - opposition à la thèse platonicienne. Pessimisme kantien sur le rôle corrupteur du pouvoir.

II Ce qu'est le rôle politique du philosophe

  1. Le philosophe éclaire le politique
  2. La philosophie est inoffensive pour les rois justes
  3. Kant et la philosophie des Lumières - La question du despotisme éclairé, de l'idéal de justice

A ce niveau du travail, il reste bien sûr à rédiger le commentaire. On remarquera que l'intérêt philosophique du texte est dégagé à la fin de chacune des deux parties. Il importe d'en faire précisément le bilan en conclusion :

Exemple de conclusion:
Kant nous explique dans ce texte pourquoi l'idéal platonicien est utopique. Les philosophes n'ont pas pour rôle de gouverner mais seulement d'éclairer le débat politique en démocratie comme en monarchie. Fidèle à la philosophie des Lumières, il appelle les gouvernements à laisser la liberté de philosopher c'est-à-dire la liberté de penser et de s'exprimer. Les gouvernements se trompent sur leur intérêt quand ils interdisent la réflexion. Un mauvais pouvoir finit par être renversé. Il est donc souhaitable pour tous que la cité laisse place au débat d'idées. Mais, parce que la politique concerne d'abord l'action, le philosophe ne gouvernera pas. Kant défend ici la position de l'idéologue qui, sans exercer le pouvoir a le devoir de s'y intéresser en tant qu'il est aussi un citoyen, et l'utilité politique de la philosophie qui, loin de nuire, est en réalité indispensable.

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