Chacun a-t-il le droit de penser ce qu'il veut ?


Sommaire

Index des sujets

Analyse du sujet

Les mots du sujet

Le sens du problème

La question du droit est toujours ambiguë et il importe de faire quelques distinctions.
Il y a plusieurs façons de considérer la question :

On voit donc que la question est surdéterminée, ce qui peut d'ailleurs servir à construire un plan.

Présupposé de la question

Il n'y en a pas.

Réponse spontanée

Elle est affirmative. La pensée est une activité intérieure et il nous semble clair que nul ne peut l'en empêcher. Quant à la question de savoir si l'Etat doit reconnaître le droit de penser, nous intégrons ce droit comme fondamental. Il fait partie de ce qu'on appelle les droits de l'homme.

Plan rédigé

I Le caractère inaliénable de la liberté de penser.

1) Droit naturel et pensée.
Selon Spinoza, " il ne peut se faire que l'âme d'un homme appartienne entièrement à un autre ; personne en effet ne peut transférer à un autre, ni être contraint d'abandonner son droit naturel ou sa faculté de faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses.". Spinoza part d'une constatation de fait qui semble évidente : la pensée est du domaine de la conscience intérieure. Or la conscience est inaccessible à autrui. Il semble clair qu'aucune personne et aucun État ne semble pouvoir faire en sorte que les sujets admettent comme vrai et rejettent comme faux ce qu'il aura décidé tel. On peut régenter les paroles et les actes mais non les esprits. On peut forcer quelqu'un à dire que 2+2=5, on ne peut l'empêcher de penser en son for intérieur que cela fait 4. L'Église parvint à forcer Galilée à dire que la terre est le centre du monde et qu'elle est immobile. Elle parvint à limiter sa liberté d'expression mais Galilée n'en pensait pas moins " Et pourtant elle tourne "
Spinoza parle de droit naturel. Cela tient en effet à la nature de l'homme et ici à sa nature d'être raisonnable doué d'une pensée inaccessible à l'autre, d'une conscience intérieure, strictement personnelle. Moi seul sais ce que je pense et nul n'y peut rien. Cela tient à la nature même de la pensée. " Si considérable que soit donc le droit dont une souveraine puissance dispose en tous domaines, si fermement que lui soit reconnu son rôle d'interprète, et du droit humain et du culte le plus fervent, jamais cependant les sujets ne pourront être empêchés de porter des jugements de tout ordre, à leur gré, ni de ressentir tel ou tel sentiment à titre individuel."
Allons plus loin : si une personne elle-même voulait se dessaisir de son propre droit de penser, elle ne le pourrait pas. Ce qui caractérise l'homme, ce qui le définit est la pensée. Nous sommes pour soi et non seulement en soi et nous ne pouvons donc nous empêcher de penser. La conscience n'est pas seulement inaccessible à l'autre (au sens où ne pouvant la connaître, il ne peut l'empêcher d'être), il est aussi impossible de s'en ouvrir à autrui. Je ne peux, même volontairement, faire pénétrer l'autre dans ma conscience et donc lui donner le pouvoir de la régenter.

2) Les limites du droit naturel de penser.
En fait, si on veut analyser les choses un peu plus avant, on s'aperçoit que ce droit naturel de penser ce qu'on veut ne constitue néanmoins pas une liberté de penser n'importe quoi ni de penser ce qui nous plaît à notre fantaisie. La liberté de penser reçoit deux limites :
a) Une limite morale.
Ai-je le droit en conscience de vouloir du mal à autrui, d'avoir des pensées contraires à la morale ? Certes, personne ne peut légalement m'en empêcher. L'acte de tuer est passible de sanctions et non le désir ou l'intention de tuer. Mais cela ne signifie pas pour autant que je me reconnaisse moralement le droit d'avoir de telles pensées. Il nous arrive à tous de rejeter des pensées indignes de nous, en nous disant intérieurement "je n'ai pas le droit de penser cela". La tradition chrétienne considère que les intentions immorales, même si elles ne se transforment pas en action, sont déjà des péchés. Désirer le mal, c'est déjà être dans le mal. Mais l'athée aussi peut avoir des désirs qu'il rejettera comme indignes sous peine de perdre l'estime de soi. La psychanalyse nous montre que le Surmoi s'est constitué à partir des interdits de l'enfance et qu'il explique ce sentiment de culpabilité que nous éprouvons face à des pensées injustes. Il peut arriver que certains désirs soient alors refoulés (je les oublie, je ne veux plus les voir), désirs qui reviendront parfois sous forme de symptômes névrotiques.
Il faut remarquer que cela ne s'oppose pas toujours à une liberté de penser ce que l'on veut, puisque justement je ne veux pas avoir ces pensées là. Elles surgissent de façon intempestive, par-devers moi. D'ailleurs la liberté n'est pas l'arbitraire du n'importe quoi et suppose une maîtrise de soi. Ces pensées sont justement des pensées non maîtrisées que ma volonté rejette. Quand il y a refoulement, certes ma volonté consciente n'y est pour rien. Il ne s'agit plus d'un vouloir raisonnable mais d'un processus automatique. Ce processus, même s'il fait partie de moi-même, n'est pas un effet de ma liberté. Je peux néanmoins le dépasser par le travail analytique qui ne signifie pas que je garderai ces pensées immorales mais que je les rejetterai consciemment ce qui est condition de ma liberté. Comme le dit Freud : " Là où ça était, je dois venir"
b) Une limite logique.
Ai-je le droit, est-ce légitime (au sens logique du terme), de penser que 2+2=5, alors que je sais pertinemment que 2+2=4 ? Ai-je le droit de penser des énoncés que je sais pertinemment être faux ? Ce serait se mentir à soi-même, ce serait mauvaise foi. Je n'ai pas ce droit parce que la liberté n'est pas l'arbitraire. Il n'existe pas de liberté sans raison et il me faut donc, pour être libre de penser, suivre les lois de la raison. Admettre n'importe quoi, au hasard, ce n'est plus penser du tout. Penser, c'est toujours suivre ou instituer un ordre. Penser librement, c'est aussi penser juste.
Du reste, celui qui se trompe involontairement n'est pas libre. Il est trompé. Il croit dire une vérité et se méprend. Il arrive au contraire de ce qu'il veut. Je n'ai pas le droit de penser des erreurs. Ce serait absurde.
Il n'en reste pas moins qu'au plan politique, il semble bien que nul ne puisse m'empêcher d'avoir telle ou telle pensée, fût-elle contraire à la logique, fût-elle contraire à la morale. C'est mon droit naturel, avons-nous dit avec Spinoza. Mais justement, est-ce si sûr ? Le pouvoir n'a-t-il pas bel et bien les moyens de limiter la liberté de penser ?

II Peut-on "en fait" limiter la liberté de penser ?

1) Liberté de penser et liberté d'expression.
Il est bel et bien possible d'empêcher l'exercice de la liberté de penser. Dire que l'État peut m'empêcher d'exprimer mes pensées mais non m'empêcher de les avoir, c'est grandement simplifier le problème. C'est supposer que la liberté de penser et celle de s'exprimer seraient indépendantes, ce qui ne va pas de soi. Il y a ici une confusion : on pense que la pensée est première et que son expression en est dérivée. Ainsi, en s'attaquant à l'expression, on ne s'attaquerait qu'à une conséquence sans atteindre les fondements. Mais il faudrait pour cela que la pensée soit première par rapport au langage. Or les analyses modernes montrent que c'est le contraire qui est vrai (cf. Hegel) Il n'y a pas de pensée sans langage. La liberté de penser peut bel et bien être limitée dans les faits. Par exemple, quand les moyens de s'informer manquent, l'individu ne peut plus penser avec justesse.
Kant observe que l'on ne saurait soutenir que le droit de penser serait imprescriptible lors même qu'on nous empêcherait de parler et d'écrire, autrement dit de communiquer. "On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi l'on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées leur ôte également la liberté de penser, l'unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s'attachent à cette conduite."
La pensée naît de la confrontation avec autrui. Toute la tradition philosophique depuis Socrate l'a montré. Je pense mieux quand je peux dialoguer avec autrui car il peut rectifier mes erreurs, me donner des informations. Je ne peux seul tout connaître. Ensemble, on connaît mieux.

2) Liberté formelle et liberté réelle.
Dans une perspective différente Marx souligne que le droit de penser librement est souvent une illusion. La liberté d'opinion est souvent une liberté abstraite c'est à dire ici incomplète, qui n'existe pas dans les faits. Il peut être reconnu par la loi que le citoyen a bien le droit de penser ce qu'il veut et même de l'exprimer mais ce droit n'est pas effectif si les moyens d'information sont aux mains de ceux dont l'intérêt est que chacun pense comme eux le souhaitent. Si tous les moyens d'information et de propagande sont détenus par la seule classe dirigeante, l'individu n'a plus les moyens de penser par lui-même et son droit de penser est un droit purement formel. Il a le droit mais non le pouvoir de penser ce qu'il veut. Ainsi, même si la liberté de conscience, d'expression, d'association est légalement reconnue, elle ne donne pas nécessairement à l'individu le droit de penser ce qu'il veut.

3) Liberté de penser et totalitarisme.
On peut aller plus loin encore. Il est possible d'empêcher toute liberté de penser, d'agir sur la pensée. Des utopistes en avaient déjà émis l'hypothèse. Orwell, dans son roman 1984 décrit un monde où les consciences sont régentées, d'abord par des techniques de torture, ensuite par une manipulation du langage. La novlangue où disparaissent les mots de "liberté", de "révolte" etc. vise à rendre la conception des idées correspondantes impossible. Les thèses de 1984 ne sont malheureusement pas utopiques. Les techniques de persuasion existent, (en publicité par exemple, ce qu'on a appelé la persuasion clandestine) et on peut contraindre quelqu'un à penser d'une certaine manière comme en témoignent certaines techniques de "lavage de cerveau" en usage dans les sectes, techniques qui ont d'ailleurs été mises en œuvre à l'échelon d'un État au Cambodge lors de la domination des Khmers Rouges. Celui qui est privé de sommeil, asservi à un travail long et pénible et soumis à la propagande finit par tout accepter.
Il est donc tout à fait possible de limiter, voire de supprimer la liberté de penser, soit en l'empêchant purement et simplement, soit en limitant la liberté d'expression, soit en monopolisant les moyens d'information (cette dernière manière étant simplement plus insidieuse mais non moins efficace). Ceci dit, qu'on le fasse ne signifie pas qu'on en ait le droit. Peut-on en droit déterminer des limites à la liberté de penser et de s'exprimer (puisque nous savons maintenant que les deux sont liées) ?

III Peut-on "en droit" limiter la liberté de penser ?

1) La liberté de penser est un droit.
Spinoza souligne qu'il ne saurait être dans l'intérêt de l'État de refuser aux citoyens le droit de penser ce qu'ils veulent. Le but de l'État n'est en effet pas "la domination ni la répression des hommes ni leur soumission au joug d'un autre" mais d'assurer à chacun sa sécurité. C'est pour cela que les hommes ont accepté un pouvoir politique. La charge de l'État, dit Spinoza dans le Traité théologico-politique est de "veiller au bien commun et de tout diriger selon l'injonction de la raison" Or, il est, par définition, déraisonnable de vouloir empêcher les hommes de penser et d'exercer leur raison. Pour Spinoza, cela concerne aussi la liberté d'expression. L'État ne doit pas refuser aux citoyens la liberté de dire et d'exprimer ce qu'ils pensent. Le droit de penser librement doit s'accompagner du droit de s'exprimer librement.
C'est, du reste, ce que reconnaîtra en 1789 la déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi" (article 10). Mais, à la lecture de cet article, on constate qu'une limite est bel et bien énoncée. Quelles sont donc précisément les limites en droit du droit de penser ?

2) Les limites du droit de penser.
Toute opinion n'est pas respectable et la liberté de penser a des limites, comme d'ailleurs toute liberté dans l'État.
La première de ces limites est de permettre à l'autre de jouir de cette même liberté. La diffamation, par exemple, ne saurait être considérée comme légitime. Les opinions intolérantes (opinions racistes, opinions visant à l'exclusion) ne sauraient être considérées comme admissibles et l'expression de telles opinions doit être considérée comme un délit.
La deuxième de ces limites est le respect de la loi. Le droit d'aller contre le droit est contradictoire. Comme l'écrit Spinoza, "Tout citoyen est non point indépendant, mais soumis à la nation, dont il est obligé d'exécuter tous les ordres. Il n'a aucunement le droit de décider quelle action est équitable ou inique, d'inspiration excellente ou détestable. Tant s'en faut ! L'État est, en même temps qu'un corps, une personnalité spirituelle ; la volonté de la nation devant passer, par suite, pour la volonté de tous, il faut admettre que les actes, déclarés justes et bons par la nation, le sont aussi de ce fait par chacun des sujets. Dans l'hypothèse même où l'un de ces sujets estimerait les décisions nationales parfaitement iniques, il n'en serait pas moins obligé d'y conformer sa conduite"(Traité théologico-politique, III, § 5.).
Cette obligation de se soumettre dans tous les cas aux lois n'entraîne cependant pas, pour Spinoza, une obligation de reconnaître en conscience le bien fondé de la loi. La conscience humaine reste libre et aucune loi ne saurait empêcher quiconque d'exercer sa raison. La révolte de la raison contre ce qui est déraisonnable est d'ailleurs plus qu'un droit : elle est nécessaire.
Est-ce à dire que nous devons accepter toute tyrannie, toute dictature ? Pas exactement ! Quand Spinoza dit qu'il faut obéir à la loi, il dit dans le même temps que celle-ci doit être la plus raisonnable possible. Le droit doit éviter de commander aucun acte susceptible de susciter la révolte d'un grand nombre de citoyens. Le droit édicté par l'autorité souveraine doit être raisonnable pour éviter que cette autorité ne soit renversée. Voilà d'ailleurs pourquoi la loi doit autoriser la liberté de penser et de s'exprimer, afin que chaque citoyen, s'il estime certaines lois injustes et nuisibles, ait le droit de le faire savoir, de justifier son opinion et de tenter par des voies légales d'en obtenir l'abrogation ou la modification. Mais cela n'empêche pas que chacun reste tenu d'obéir tant que cette abrogation ou cette modification n'a pas eu lieu.
Ainsi doit s'établir une dialectique entre loi et liberté d'expression. La loi autorise et limite la liberté d'expression tandis que la liberté d'expression est ce qui permet de modifier la loi. La liberté d'expression autorise une critique du droit mais cette critique doit se faire dans le respect du droit. On peut exprimer sa pensée et s'efforcer de convaincre ses concitoyens de la justesse de son opinion mais il est illégitime de vouloir l'imposer en sortant du cadre de la loi ou en faisant fi d'une majorité des hommes qui penserait autrement ou encore en utilisant les passions des hommes et non leur raison. "Admettons qu'un sujet ait montré en quoi une loi est déraisonnable et qu'il souhaite la voir abroger. S'il prend soin en même temps de soumettre son opinion au jugement de la Souveraine Puissance (…), s'il s'abstient entre temps de toute manifestation active d'opposition à la loi en question, il est - au titre d'excellent citoyen - digne en tout point de la reconnaissance de la communauté. Au contraire, si son intervention ne vise qu'à accuser les pouvoirs publics d'injustice et à les désigner aux passions de la foule, puis s'il s'efforce de faire abroger la loi de toute manière, ce sujet est indubitablement un perturbateur et un rebelle." Autrement dit, ce droit d'exprimer ce que l'on pense n'est véritablement un droit que lorsqu'il va dans le sens de ce que prescrit la raison et l'on ne saurait parfaire le droit en se rebellant contre lui (c'est à dire contre la raison). Cela suppose bien sûr une société démocratique (Spinoza est un théoricien du contrat social dont les thèses politiques ne sont pas très éloignées de celles de Rousseau). Une telle thèse n'est en effet guère recevable en dehors de la démocratie. Face à une tyrannie sanglante, quand l'autorité n'est plus conforme au droit et à la raison, n'a-t-on pas le droit de se révolter ? Mais, en démocratie la loi n'est pas pour autant parfaite et le droit de penser doit contribuer à l'améliorer pour la rendre la plus raisonnable possible.

Conclusion

Penser, c'est raisonner. La liberté de penser doit donc nécessairement être la liberté d'être raisonnable et non de penser n'importe quoi. Il y a des limites au droit de penser mais ces limites doivent être celles de la raison, aussi bien logiquement que légalement. Aucun droit n'est absolu. Tout droit suppose des devoirs. Ce qui importe n'est pas que quelqu'un puisse avoir le droit de penser n'importe quoi mais que chacun ait les mêmes droits. Les opinions qui s'opposent à cette égalité ne sauraient être tolérables, pas plus que celles qui empêchent le jeu de la démocratie, garante de cette égalité. Cela n'empêche pas bien sûr certains d'aller au-delà et de vouloir régenter les consciences. Ils ne respectent plus alors les droits fondamentaux qui sont ceux de l'humanité car la pensée fait partie de notre dignité d'homme et empêcher l'homme de penser conduit à le ramener à l'animalité.