Y a-t-il une place pour la philosophie dans une société qui accorde toute sa confiance à la raison scientifique et à la réussite technique ?


Sommaire

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Analyse du sujet

Les mots du sujet

Le sens du problème

Le problème est de savoir s'il y a une place pour la philosophie dans une société qui pense que la science et la technique peuvent tout nous apporter. La pensée philosophique est une pensée rationnelle mais non scientifique. Elle se présente comme une intégration critique de la science et de la pratique. Son objet est, soit le tout (conception antique), soit l'homme (conception plus actuelle).
Remarque : il faut bien voir que le problème n'est pas de savoir si la philosophie a sa place dans une société où l'on critique la science et la technique (parler de la philosophie comme critique des sciences et techniques est hors sujet) mais de savoir si la philosophie a sa place là où la science et la technique sont considérés comme synonymes de savoir et d'efficacité.

Présupposé de la question

On présuppose l'existence d'une société qui accorde toute sa confiance à la science et la technique. Ce n'est pas la nôtre.

Réponse spontanée

Elle est négative. On a tendance à penser spontanément que si la science peut connaître à coup sûr et la technique réussir efficacement, la philosophie n'a plus sa place. Tout le problème est de savoir s'il ne s'agit pas là d'une idée reçue.

Plan rédigé

Introduction

Autrefois la philosophie avait pour ambition de tout connaître et de nous apporter le bonheur comme en témoigne le projet des philosophes antiques. L'avènement des sciences et en particulier des sciences expérimentales s'est accompagné d'un recul de la philosophie au sens où des domaines entiers de connaissance lui ont échappé. Est venue alors, au XIX° siècle l'idée que, progressivement la philosophie disparaîtrait et serait remplacée par la connaissance scientifique plus certaine et ses retombées techniques propices, semble-t-il, à donner un bien être matériel. Faut-il en conclure que dans une société où la science serait achevée et les techniques accomplies la philosophie disparaîtrait ? C'est l'opportunité même de l'entreprise philosophique qui est en cause car si elle n'a de sens que là où la science ne connaît pas encore et là où la technique n'est pas encore performante, il est clair qu'elle n'a guère de valeur tant au plan théorique qu'au plan pratique. De prime abord il semble bien que la philosophie n'a plus sa place dans une société scientifique et technicienne. Pourtant la science peut-elle rendre compte de tout et la technique nous apporter le bonheur ? Si tel n'était pas le cas la philosophie a sa place à côté des sciences et des techniques. Enfin derrière toute science et toute philosophie n'y a-t-il pas une philosophie, auquel cas ce n'est pas à côté mais dans le processus scientifique et technique lui-même que la philosophie aurait sa place ?

I La perspective positiviste.

Avoir confiance en la raison scientifique et en la réussite technique, c'est considérer que la science peut tout connaître et que la science peut tout nous apporter, en particulier le bonheur. Cette conception a existé. L'idée que science et technique vont être les artisans du bonheur humain culmine au XIX° siècle dans ce qu'on appelle le positivisme.

1) L'idéal positiviste.
En 1890 dans L'avenir de la science, Ernest Renan écrivait : "Organiser scientifiquement l'humanité, tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention (…) La science seule peut fournir à l'homme les vérités vitales sans lesquelles la vie ne serait pas supportable, ni la société possible ! Il viendra un jour où l'humanité ne croira plus, mais où elle saura, un jour où elle saura le monde métaphysique et moral comme elle sait déjà le monde physique." On voit qu'au XIX° siècle Renan pense que la science pourra tout connaître, non seulement le monde physique (les choses qui nous entourent, les vivants) mais aussi ce qu'il faut faire (la morale) et les réalités situées hors de l'expérience (la métaphysique). Il est clair qu'en ce cas il n'est plus de place pour la philosophie. Un ami de Renan, le chimiste Marcellin Berthelot, confirmait : "La science domine tout, elle rend seule des services définitifs. Nul homme, nulle institution désormais n'aura une autorité durable s'il ne se conforme à ses enseignements" (Science et Morale)
En écrivant ces lignes, Renan et Berthelot appelaient de leurs vœux une société qui accorderait toute sa confiance à la raison scientifique et la réussite technique. Ils espéraient, ils croyaient qu'une telle société viendrait. Elle n'est pas venue encore. Notre société actuelle est loin d'accorder toute sa confiance à la science, tant s'en faut. Pensons à l'existence des sectes, des mouvements religieux, des croyances irrationnelles (voyance, astrologie etc.) et au procès intenté contre la science en raison de ses retombées techniques désastreuses (Hiroshima, menaces d'eugénisme, manipulation génétique etc.). Mais on peut rétorquer que la science n'est pas achevée, qu'il lui reste beaucoup à connaître et à faire. Projetons-nous dans un futur hypothétique et imaginons ce que serait une société où la science et la technique seraient l'objet de la confiance des hommes. C'est la conception positiviste, celle dont s'inspiraient Renan et Berthelot.
Selon Auguste Comte, le père du positivisme, la science est fondamentalement une œuvre collective de l'humanité. Elle porte sur un objet commun à tous : la réalité. Elle emploie une méthode commune à tous : la méthode positiviste. Toutes les intelligences spéculent de la même façon sur un même fond. C'est ce que Comte appelle "la profonde identité mentale des savants avec la masse active". Le progrès de l'esprit scientifique est une extension méthodique du bon sens à tous les sujets accessibles à la raison humaine. Tout le monde peut comprendre la science pourvu qu'il pense avec méthode.

2) Y a-t-il une place pour la philosophie dans l'idéal positiviste ?
a) Science et philosophie.
En première analyse la réponse à notre question semble bien être négative. On peut constater au plan historique que l'accroissement des sciences s'accompagne d'un recul de la philosophie. La science remplace progressivement la philosophie. Par exemple, la philosophie antique contenait une physique (connaissance de la nature). Avec l'avènement de la physique scientifique, la connaissance de la nature échappe au domaine philosophique. Dès qu'un domaine devient objet de science il échappe à la philosophie. Si la science pouvait tout connaître, il ne semble pas qu'il resterait quelque chose à la philosophie. Elle disparaîtrait faute d'objet.
La science semble, du reste, avoir bien des avantages sur la philosophie :

Bref, il semble bien que la philosophie doive laisser place à la science.
b) Philosophie et technique.
De même la technique nous apporte des réussites palpables et décisives. Elle nous donne le confort, le bien être. Elle est utile. La philosophie, elle, ne semble pas nous apporter quelque chose d'utile. Discipline spéculative, elle ne change pas le monde quand la technique le transforme profondément. "La technique nous rend maîtres et possesseurs de la nature" disait Descartes et elle bouleverse notre mode de vie. Le Français moyen vit beaucoup mieux aujourd'hui que le seigneur du Moyen Age dans son château mal chauffé et sans commodité. La technique, de ce point de vue, semble bien nous apporter des progrès quand la philosophie ne nous donne que des conseils de vie qui peuvent sembler dérisoires.

3) Critique du positivisme.
a) La question des sciences.
Le positivisme repose sur l'idée que la science évolue selon une méthode assurée qui va à coup sûr vers la vérité. Est-ce si sûr ? N'y a-t-il pas de l'irrationalité en science ? C'est souvent sur fond d'erreur que se découvrent des vérités. Il existe des erreurs fécondes. Ainsi quand Galilée voit dans les marées une preuve que la terre tourne il s'égare et s'égare encore quand il refuse l'argument de Kepler selon lequel les marées s'expliquent par l'attraction lunaire (Galilée considère l'idée de force s'exerçant à distance comme irrationnelle). Néanmoins il a raison de considérer que la terre tourne. Croire que le processus scientifique va toujours infailliblement vers le vrai avec des raisonnements toujours exacts est une illusion.
Il faut noter aussi le caractère plural des sciences. L'avancement des sciences ne remplit pas le but initial de la philosophie comme unité du savoir. La science ne peut éviter son manque d'unité. La philosophie n'a-t-elle pas ici un rôle à tenir ? Ne faut-il pas une discipline pour synthétiser les sciences ? La philosophie serait alors science des sciences. Elle serait, non pas bien sûr un savoir encyclopédique de toutes les sciences, mais le savoir de ce qui constitue l'essence commune des sciences. L'épistémologie (philosophie des sciences) montre que la philosophie ne recule pas forcément quand la science se développe.
Enfin et surtout le positivisme est une philosophie. Dire de la science qu'elle vaut mieux que la philosophie, c'est philosopher. On ne peut parler scientifiquement de la science mais seulement philosophiquement. Pascal écrivait : "Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher". Dire et justifier que l'on peut se passer de philosophie, c'est faire de la philosophie sans le savoir. Montrer l'inutilité de la philosophie, c'est encore philosopher.
b) La technique.
Peut-elle apporter le bonheur ? Que serait une société où seule compterait l'efficacité technique ? Huxley, dans son roman Le Meilleur des Mondes, nous décrit une société fondée sur l'efficacité mais où le bonheur est factice et inutile. Il s'agit d'une société déshumanisée. La technique n'apporte pas le bonheur. Elle diminue l'effort physique, augmente le confort mais cela ne suffit pas pour être heureux. La technique ne peut tout nous apporter. N'y a-t-il pas alors une place pour la philosophie à côté de ce que peuvent nous apporter la science et la technique ?

II La philosophie a-t-elle sa place à côté de la science et de la technique ?

1) La philosophie a-t-elle sa place à côté de la science ?
Même en admettant que la science soit achevée, qu'elle parvienne à tout connaître ce qu'elle est capable de connaître, il restera néanmoins des domaines qui lui resteront inaccessibles en raison de sa nature même et qui resteront l'apanage de la philosophie.

De ce point de vue, le positivisme est bien une illusion. Nous pouvons bien faire confiance en la science pour ce qu'elle est capable de nous apporter mais nous ne devons pas en conclure qu'elle peut tout nous apporter. Jamais elle ne nous dit ce qu'il faut faire. Par exemple, la biologie peut bien nous expliquer les mécanismes de l'hérédité ou la structure de l'ADN mais non s'il faut ou non agir sur l'embryon pour en corriger les éventuels défauts génétiques. On sort en effet alors du domaine de la science pour entrer dans celui de la philosophie. Même si la science connaît et même si nous lui faisions entièrement confiance dans son processus de savoir, elle ne nous dispenserait pas de réfléchir sur les finalités morales de nos actes. La science ne détruit pas la philosophie. Au contraire, elle la relance, l'oblige à de nouvelles interrogations.
"La philosophie commence par le désaveu de la science", écrivait Merleau-Ponty, non qu'il ne faille pas faire confiance en la science pour ce qu'elle sait, mais au sens où nous ne saurions admettre que la science nous dispense de philosopher ou nous fasse croire que nous n'avons plus besoin de philosophie grâce à elle.
Ainsi, même si la science sait, même si nous lui faisons confiance, il reste de la place pour philosopher à côté d'elle. Qu'en est-il pour la technique ?

2) La philosophie a-t-elle sa place à côté de la technique ?
Le problème de la technique est qu'elle est avant tout moyen, mais moyen de quoi et pourquoi ? Pas plus que la science, la technique n'est normative. Elle ne s'occupe (pour reprendre la terminologie kantienne) que d'impératifs hypothétiques (si je veux faire ceci, alors il faut faire cela) et non des impératifs catégoriques (Il faut faire ceci, il est de mon devoir de faire cela) Ici encore, c'est au niveau de la morale que la philosophie a sa place.
Si efficace et bénéfique que soit la technique (et elle ne l'est pas toujours, on connaît ses retombées négatives), elle ne nous dit pas quel est notre devoir.
Une technique efficace est une technique qui remplit à coup sûr sa fonction. Une bombe atomique est efficace. Est-ce pour autant sagesse que de s'en servir ? La puissance et la sagesse ne vont pas nécessairement ensemble. La technique nous donne la puissance mais qui nous donnera la sagesse sinon la philosophie ?
Faire trop confiance à la technique, c'est en avoir une conception illusoire, mythique. La technique exerce une séduction irrationnelle parce qu'elle est en prise avec nos désirs. Par exemple, l'humanité a toujours rêvé de voler comme en témoigne le mythe d'Icare. L'invention de l'avion réalise ce vieux rêve.
Certes la technique est le propre de l'homme mais la morale aussi. La technique ne peut tout résoudre. Au contraire, elle exige un effort pour en assimiler les valeurs rationnelles, elle suppose que nous définissions en fonction de son développement un nouvel art de vivre, une nouvelle logique sociale. Il faut la mettre au service de l'humanité et non de quelques hommes. Il faut la voir pour ce qu'elle est c'est à dire un moyen et non (comme nous le faisons trop souvent) comme une fin en soi. Or, encore une fois, la question des fins est une question philosophique. Faire confiance à la technique parce qu'elle est efficace ne nous dispense pas de philosopher.
Ainsi, la philosophie a bien sa place à côté de la science et de la technique. Mais ne peut-on aller plus loin ? N'y a-t-il pas, bien plus, un rôle de la philosophie à l'intérieur du processus scientifique et technique ? Si tel est le cas, alors même si la science et la technique triomphaient absolument, il y aurait bien une place pour la philosophie.

III La philosophie a-t-elle une place à l'intérieur du processus scientifique et technique ?

1) Les implicites philosophiques de la science et de la technique.
L'erreur du positivisme est de voir la science et la philosophie comme deux disciplines absolument séparées. Or ce n'est pas ainsi que les choses se passent. La philosophie n'existe pas seulement à côté de la science, en dépit d'elle. Elle lui est consubstantielle, elle existe à l'intérieur même du processus scientifique.
Comme le montre Dominique Lecourt, derrière toute science existe une philosophie. Certes, elle n'est pas toujours complètement explicite mais elle est toujours présente. Le scientifique ne démontre pas tout scientifiquement mais prend des contenus à la philosophie.
Par exemple, les conceptions d'espace et de temps absolus que l'on trouve chez Newton sont des conceptions philosophiques qui sous-tendent tout son travail scientifique. De même Einstein est guidé par la conviction philosophique de la valeur absolue des lois de la nature et de leur unité. Il n'admet pas que l'univers puisse être guidé par deux types de lois (quantiques et classiques) selon que l'on se place au niveau subatomique ou au niveau macroscopique. Il s'agit bien d'une thèse philosophique.
Comme le souligne Dominique Lecourt, lorsque la science progresse, ce n'est pas seulement d'une révolution scientifique qu'il s'agit mais aussi d'une révolution philosophique. Le tout de la pensée est engagé. Ainsi, lorsque Galilée, créant ainsi la physique scientifique, acquiert la conviction que la nature a une structure mathématique, il s'arrache à la philosophie d'Aristote et revient à une forme de platonisme.
Quand les révolutions scientifiques sont passées, on continue à penser dans un certain cadre de pensée qui, pour devenir silencieux, n'en reste pas moins philosophique.
Derrière toute science, il y a une philosophie. Croire qu'on puisse s'en passer sous prétexte que l'on accorde toute confiance à la science est une illusion. Accorder toute confiance à la science, c'est accorder confiance aux implicites philosophiques qu'elle véhicule. Du reste, les scientifiques eux-mêmes ne font-ils pas appel à la philosophie ?

2) L'appel des scientifiques à la philosophie.
Il ne viendrait à l'esprit de personne de considérer que les scientifiques ne font pas confiance à la science. Or ils accordent une place à la philosophie.
Les scientifiques du passé furent, pour la plupart d'entre eux, de grands philosophes. Descartes et Pascal furent à la fois des mathématiciens et des physiciens. Leibnitz inventa le calcul infinitésimal et Newton se voulait philosophe. Si l'on objecte que ces figures appartiennent au passé et qu'aujourd'hui les deux pensées sont distinctes, les scientifiques contemporains ne seront guère d'accord. Par exemple, lorsque les physiciens élaborèrent la mécanique ondulatoire, découvrant ainsi que la nature montrait des aspects contradictoires, c'est dans la philosophie qu'ils recherchèrent des justifications à leur découverte. Lorsque le linguiste Chomsky découvre que derrière la multiplicité des langues on peut dégager une même structure profonde, il écrit une Linguistique cartésienne, recherchant chez le philosophe Descartes un fondement à sa théorie.
La science ne fait pas reculer la philosophie. Elle la relance et la sollicite sans cesse. Une société scientifique ne cesserait pas de philosopher pour autant. Du reste, réciproquement la philosophie aussi a besoin de la science pour ne pas parler dans le vide (comme la science a besoin de la philosophie pour ne pas devenir froide et monstrueuse). Cournot souligne que, sans la science, la philosophie tombe dans l'irréel mais que sans la philosophie la science perd sa substance spirituelle. Tous les grands savants du XX° siècle (Monod, Jacob, De Broglie, Einstein etc.) ont philosophé.

Conclusion

Accorder toute sa confiance à la science et à la technique, ce n'est pas n'avoir confiance qu'en elles. Il y a bien de la place pour la philosophie, non seulement à côté de la science et de la technique comme discipline normative et pratique, mais aussi à l'intérieur de la science dans son processus même de constitution. Tous les scientifiques s'accordent aujourd'hui sur ce point : l'idéal positiviste appartient au passé. Reste maintenant cette question : faut-il accorder toute confiance à la science et à la technique ? Celles-ci n'ont-elles pas des retombées néfastes ? La question est là encore… philosophique.