Définir la logique comme l'art de penser, est-ce appauvrir la pensée ?


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Le sens du problème

Définir la logique comme l'art de penser, ce peut être, soit identifier la logique à la pensée, soit la voir comme un préalable nécessaire, mais pas toujours suffisant, à la pensée. La question est de savoir si, ainsi, on appauvrit la pensée, c'est-à-dire si on en diminue la richesse. La question est donc de savoir si l'on peut réduire la pensée à ce qui est logique ou si la pensée ne déborde pas la logique, n'est pas beaucoup plus riche qu'elle. L'appauvrissement peut être en quantité ou en qualité. On veillera, dans l'analyse, à bien distinguer les deux sens du mot « penser ».

Présupposé de la question

Il faut bien sûr admettre la définition de départ : la logique est l'art de penser. Sans cela, le sujet devient impossible à traiter.

Réponse spontanée

Elle est plutôt affirmative

Plan rédigé

I Il ne peut y avoir de pensée rationnelle sans logique.

1) Les conditions d'émergence de la logique
La logique naît avec Aristote. C'est le moment de la lutte entre les philosophes et les sophistes. Pour Aristote, la logique a deux finalités. Il s'agit, en premier lieu, de rendre la sophistique impossible (les sophistes utilisaient des raisonnements incorrects). Certes Platon critique les sophistes sur tel ou tel point mais l'ignorance des lois de la pensée correcte rend impossible une réfutation de fond. En second lieu, la logique vise à fonder la philosophie elle-même. Ainsi, Aristote n'est pas satisfait de certains raisonnements platoniciens. Une philosophie ne peut être rigoureuse que si elle sait comment fonctionne la pensée correcte.
La logique se présente comme une propédeutique (une science préalable) à toute pensée se voulant rationnelle. C'est en ce sens qu'Aristote écrit : « Il faut connaître les Analytiques avant d'aborder aucune science » (les « analytiques » désignent les deux livres essentiels de la logique d'Aristote)
Aristote énonce les trois principes sans lesquels nulle pensée rationnelle n'est possible : le principe d'identité (A est A), le principe du tiers exclu (A ou non A) et le principe de non-contradiction (non (A et non A))
La logique d'Aristote se présente sous la forme de six livres portant globalement, depuis le Moyen-Age, le nom d'Organon, ce qui signifie « outil ». La logique sera donc bien considérée à l'époque médiévale comme une technique, un « art » de penser.

2) La logique au XVII° siècle
Au XVII° siècle, au moment où s'effondre le modèle aristotélicien, une nouvelle conception de la logique verra le jour. Parce qu'on considère les mathématiques (celles d'Euclide) comme un modèle de pensée rigoureuse, c'est de cette science qu'on tirera les règles de pensée correcte. Tous les philosophes se rallient à ce nouveau modèle logique. La méthode cartésienne est fondée sur les mathématiques. Leibniz rêvera d'une mathesis universalis permettant de calculer pour penser de façon à éviter toute erreur. Quant à Spinoza, il écrira L'Éthique sous la forme d'un traité mathématique.

La logique est donc bien l'art du raisonnement correct. En est-elle pour autant la condition suffisante ?

II Une pensée rationnelle peut-elle se limiter à la logique ?

1) La logique formelle ne suffit pas pour bien penser
On peut former des syllogismes dénués de sens. Par exemple le syllogisme suivant : « Tous les poulets comprennent le français, or tous les chats sont des poulets, donc tous les chats comprennent le français » est valide logiquement. Ce raisonnement n'en est pas moins dénué de sens. Or la pensée ne peut-elle se définir comme la proposition ayant un sens ?
Il existe des folies logiques, parfaitement cohérentes. Cela ne suffit pas à en faire des pensées vraies. Paul Guillaume (Psychologie) cite cette lettre d'un fou :  « Il y a beaucoup de moineaux à B ; un homme avec un fusil pourrait en tuer 90 par minute. En 5 minutes cela ferait 450, en un quart d'heure 1800, en une heure 72 000. on peut mettre 10 hommes avec un fusil à Sainte Anne. Bref, on pourrait tuer 7 200 000 moineaux par jour. En les vendant 10 F pièce, cela ferait 72 millions par jours que l'Assistance publique gagnerait. » Notre fou ne pêche pas par manque mais bien par excès de logique. Il oublie complètement le réel.
Un discours logiquement construit ne fournit pas un critère de rationalité. Le loup de la fable de La Fontaine (Le loup et l'agneau) raisonne très bien : « si tu troubles mon eau, tu seras châtié », « si ce n'est pas toi, c'est donc ton frère » etc. Le loup est un impeccable logicien, est-ce pour autant qu'il a raison ?
Il manque toujours quelque chose au raisonnement simplement logique, à savoir un principe, un point de départ indiscutable sur lequel tout être raisonnable peut s'entendre. Le principe de départ du loup : « le plus faible doit être mangé » ne répond pas à ce critère pas plus que la majeure du syllogisme énoncé ci-dessus. Un discours simplement logique est insuffisant pour être pleinement rationnel.

2) La logique est la condition négative de la pensée.
Kant montre que seuls les jugements analytiques ne répondent qu'aux exigences de la logique formelle mais ils ne nous apprennent rien au sens où ils ne font qu'éclairer la connaissance sans l'augmenter. Dire par exemple « tous les corps sont étendus », ce n'est qu'expliciter ce qu'il y a déjà dans le concept de corps sans nous apprendre rien de plus. Si penser c'est juger, le jugement kantien suppose d'appliquer les concepts à l'expérience. La pensée déborde donc la seule logique. Celle-ci règle les concepts de l'entendement mais il faut aussi une activité de la sensibilité. Quand la logique est livrée à elle-même, dans le domaine des noumènes, elle est la proie d'antinomies c'est-à-dire de raisonnements logiquement incontestables mais qui se contredisent entre eux.

3) Le réel n'est pas toujours logique.
La science contemporaine montre que le réel n'est pas toujours logique. Il ne respecte, par exemple, pas toujours le principe de non-contradiction. Les sciences nouvelles (notamment la physique quantique) montrent la nécessité d'une nouvelle rationalité qui déborde la logique traditionnelle. En ce sens, effectivement, la logique appauvrit la pensée.
Ainsi, non seulement la logique n'est pas condition suffisante de la pensée rationnelle mais peut-être n'en est elle même pas toujours la condition nécessaire. Cependant la pensée se limite-t-elle à l'activité rationnelle ?

III la pensée au sens large ne saurait se limiter à la logique

1) Pensée et rationalité.
Un ordinateur est logique. Pourtant on ne peut dire qu'il pense. L'expression « intelligence artificielle » est une métaphore. La pensée peut être conçue comme une activité bien plus large que l'activité seulement rationnelle (or seule cette dernière est réglée par la logique).
Descartes écrit : « Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous en sommes immédiatement connaissant. Ainsi toutes les opérations de la volonté, de l'imagination et des sens sont des pensées ».
La première partie de la définition souligne qu'il n'y a pas de pensée sans conscience. Il manque à la machine logique qu'est l'ordinateur de savoir ce qu'il fait. Il est sans pensée réflexive, sans retour sur soi.
La deuxième partie de la définition montre que la pensée ne se limite pas à l'activité de la raison mais aussi à celles de la volonté (liberté), de l'imagination et des sens. Or l'imagination est une pensée qui s'affranchit de la logique ce qui n'empêche pas son aspect créateur. L'art, par exemple, a aussi une fonction de connaissance. Quant aux sens, ils débordent l'activité logique. Vouloir réduire la pensée à la logique serait lui interdire tous les lieux du rêve, de l'imaginaire et de la sensibilité.

2) La force de l'irrationnel.
La science elle-même n'utilise pas que la raison pour connaître. Il est des irrationalités fécondes. Un exemple intéressant nous est donné par la polémique entre Pouchet et Pasteur à propos de la génération spontanée. Pasteur travaillait sur des décoctions de levure, Pouchet sur des décoctions de foin. Or les microorganismes produit dans les décoctions de foin résistent davantage à la chaleur. Refaisant l'expérience de Pasteur Pouchet constate la persistance de bactéries et conclut à l'existence d'une génération spontanée (ignorant qu'en chauffant le mélange il n'a pas tué tous les vivants qui s'y trouvaient). Le débat sera tranché par l'Académie des sciences. Elle donne raison à Pasteur (sans refaire l'expérience de Pouchet) pour la très mauvaise raison qu'elle s'oppose à la théorie de l'évolution de Darwin (qui suppose une génération spontanée initiale). Ainsi, si Pasteur a raison, c'est néanmoins pour des mobiles complètement irrationnels que sa théorie finit par l'emporter. Être rigoureux, ici, aurait retardé la science.
Croire que la science, sûre de sa méthode et de sa logique, irait directement à la découverte est faux. La pensée féconde déborde souvent le cadre où on voudrait la maintenir et exiger que tout soit rigoureusement logique, c'est effectivement appauvrir la pensée.

Conclusion

La logique a été féconde pour régler la rationalité, pour éviter les paralogismes grossiers, empêcher la sophistique. Il n'empêche que la réalité n'est pas toujours logique et qu'une pensée trop logique s'interdirait de la connaître. De plus la pensée, au sens large, déborde largement un cadre strictement logique. Si on voulait donc limiter la pensée à tout ce qui est logique, on l'appauvrirait effectivement. On asservirait notre cerveau aux règles strictes des processeurs d'ordinateur et on rendrait impossible l'art, le rêve, l'imaginaire qui ont aussi une fonction de connaissance.