détail des " Amants", IVème siécle av. J.-C.; Paestum. L’amitié est-elle la forme privilégiée de la connaissance d’autrui ?

Analyse de la formule :

Amitié : le terme peut être pris dans une acception très large ( la sympathie en générale) ou tout à fait particulière si on le distingue d’autres sentiments comme l’amour, la tendresse filiale, ou la charité envers le prochain.

Privilégier : l’amitié  fait de l’ami un  privilégié,  nous lui donnons la préférence   sur les autres à chaque fois que le choix dépend de nous. Mais justement ce parti- pris  est un préjugé. Il faut réfléchir à ce que serait une forme privilégiée de connaissance

Connaissance : c’est à la fois la rencontre : « faire connaissance » et l’étude, la recherche d’informations objectives permettant de cerner l‘autre.

 " L'ours amateur des Jardins", (Fables,   Jean  De La Fontaine) J. B. Ourdy pour Larousse

Exemple d’introduction

Il y a d’abord un paradoxe  à associer l‘amitié à la connaissance puisque l’amitié est un lien affectif et un état alors que  la connaissance est une activité intellectuelle. Comment et en quoi la sphère de l’affectivité peut- elle apporter un type de connaissance, et de surcroît « privilégié » c’est à dire  de qualité supérieure ?

Spontanément, on aurait plutôt tendance à croire que l’amitié (comme l’amour) aveugle, rend complaisant envers ceux qu’on aime. Le jugement y  perd  en objectivité.

Toutefois, la connaissance suppose une capacité d’ouverture, il faut accepter d’épouser les formes singulières de ce qui est étudié ; cette plasticité requiert une disponibilité de temps et d‘énergie que seule la passion  est capable de fournir. En ce sens, la formule de saint Augustin se comprend : « On ne connaît bien que ce qu’on aime ». Le souci de connaissance prend la forme d’une  « vocation dévote ».C’est peut-être à cette seule condition que l’activité de connaissance évite la tentation de l’assimilation de l’inconnu au connu et  les autres réductions falsifiantes. La sympathie est peut-être la voie de  la véritable objectivité.

La résolution du problème implique de réfléchir sur  les rapports entre l’autre et l’activité cognitive.

Autrui est-il un objet de connaissance comme un autre ? Ou est-il bien plus retors, car fondamentalement secret…L’amitié qui est une forme de rapport qui lie un sujet à un autre de manière privilégiée, n’est-elle pas un écran déformant supplémentaire entre moi et l’autre ?

PLAN SYNTHETIQUE

Les Noces Aldobrandines, frise de L'époque d'Auguste, (63 av. J.-C.- 14 ap. J.-C.) Cité du Vatican, Bibliothèque.

I)L’amitié est une forme privilégiée de rencontre  de l’autre.

Aristote distingue « l’homonoia »  le consensus ( la concorde, l’identité de vue) qui lie entre eux tous les citoyens d’une République bien constituée de la « philia » l’amitié,  par laquelle on goûte le plaisir de la relation  avec cet homme particulier, en tant qu’il est ce qu’il est » Ethique à Nicomaque VIII 3,1156 a  16

L’amitié est à la fois prise en compte de la singularité individuelle de l’ami, (ses goûts et dégoûts, sa façon propre de bouder comme d’être heureux) et sentiment de notre affinité profonde, «  Parce que c’était lui, parce que c’était moi » disait Montaigne de La Boétie Les essais livre I chap. XXVIIIL’amitié naît de la révélation d’une parenté fondamentale ( qui n’est pas celle engendrée par la vie en famille et qui fascine d’autant plus qu’elle lie intimement deux êtres qui sont d’abord des inconnus). La découverte de l’ami est  donc aussi  découverte de soi et révélation de notre identité essentielle au-delà des gangues et pesanteurs des inscriptions familiales et sociales. Ainsi, tout en soulignant  que l’amitié se nourrit de respect réciproque et de sentiment d’égalité, Aristote remarque  qu’un maître peut éprouver de l’amitié pour un esclave : c’est qu’en ce cas, il le considère en tant qu’homme et non en tant qu’esclave. VIII 9,1159, a .

  Ce sentiment de  « fraternité »   envers l’autre en tant qu’homme (au -delà des frontières territoriales et sociales) est au cœur  aussi bien de la philosophie stoïcienne  que de  la sensibilité des premières sectes chrétiennes. Ainsi voit-on que l’amitié opère ses propres révolutions de mentalité et a beaucoup fait pour la reconnaissance de l’autre en tant qu’homme,  reconnaissance qui est sans doute la  première étape, indispensable, tant  à la rencontre de l’autre  qu’à l’effort de  connaissance objective  d’autrui.

II)L’autre n’est pas un objet de connaissance comme un autre.

Miniature persane. Dans la seconde moitié du XIX siècle les sciences humaines ( science de l’esprit) revendiquent leur indépendance vis à vis des sciences de la nature. Leur différence d’objet justifie une différence de méthode. Wilhem Dilthey retravaille le vocabulaire pour préciser la nuance : « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique ». L’explication des phénomènes naturels procède  par analyse et décomposition des causes et des effets. Au contraire pour comprendre un geste humain il faut le resituer dans un vécu global.

 Pour  connaître autrui il faut le comprendre, se mettre à sa place  c’est -à -dire entrer dans son propre mode de pensée, saisir le sens de ses actions, ressentir la logique interne de ses évaluations. Seule une implication subjective le permet mais  elle risque de louper la réalité de l’autre si elle ne procède pas d’une forme de sympathie. Nous ne connaissons  de l’intérieur que ceux qui nous ressemblent. Une parenté de nature est nécessaire à ce type de connaissance. L’amitié parce qu’elle s’établit sur cette même parenté donne d’emblée accès à une connaissance intime de l’autre.  Et le sentiment d’être réellement compris  encourage plus que tout  les confidences qui affinent la connaissance. « La fusion des âmes »  les dévoile l’une à l’autre jusqu’au fin fond de leurs entrailles. Il n’est pas un des gestes de La Boétie dont Montaigne ne connaisse le ressort( Essais Livre I chap. XXVIII ; .voir aussi  Montaigne en mouvement  de Jean Starobinski).  Cette parfaite complicité que Montaigne pense comme la température constante de l’amitié  est célébrée par Sartre  comme exceptionnelle : Ce sont les « moments parfaits » de l’amitié et de l’amour quand chacun comprend l’autre dans ses attentes et ses pensées sans qu’il  soit besoin de les exprimer.

Mais si l’amitié est une forme instinctive de connaissance, sa profondeur est l’envers de sa limite :  Le semblable aime et comprend le semblable, mais le différent (c’est dire tous les autres) lui reste irrémédiablement étranger. La communauté des amis assurée de sa valeur par sa complicité méconnaît  cruellement tout ce qui ne lui est pas conforme. L’amitié envers les uns est  un écran et une source de préjugés  envers les autres.     

III)De toute façon, l’amitié   véritable est un idéal rarement réalisé dans le réel.

Illustration pour "Le renard et la cigogne", Benjamin RabierBien plus  l’homme, animal essentiellement social, aime à se leurrer à ce sujet,  car il est doux de penser que l’on est entouré d’amis sincères. L’amitié est un rapport à l’autre tissé d’illusions - des illusions que nous entretenons volontairement pour ne pas devoir  nous avouer notre essentielle solitude. D’où l’exclamation paradoxale et désabusée  que Kant prétend emprunter à Aristote : «  Mes chers  amis, il n’y a pas d‘amis »

Au paragraphe 46 de la Doctrine de la vertu dans la Métaphysique des mœurs  Kant remarque  qu’il est bien rare d’accepter le reproche de l’ami ; on  est plutôt  blessé à la fois par le sentiment d’être incompris  et celui,  tout aussi désagréable, de perdre l’estime de son ami. Ainsi  la liberté de parole qui  est présupposée dans la relation d’amitié n’est-elle  pourtant pas reconnue  de fait. 

De même l’amitié perdrait tout son charme si on ne pouvait espérer être soutenu par ses amis en cas de besoin, et pourtant on pressent qu’il vaut mieux ne pas mettre à l’épreuve cette amitié de peur d’être déçu. L’amitié se nourrit donc d’illusions.

 L’amitié vaut  plus par l’espoir qu’elle inspire que par l’effectivité des rapports entre prétendus amis. Une véritable amitié est  « aussi rare qu’un cygne noir »( Kant)

Photographie de Lou- Andréas Salomé, Paul Rée et Nietzsche (1882) Conclusion:

 L’amitié  est  un moyen de connaître nos désirs et aspirations profondes plutôt qu’un moyen de saisir la réalité de l’autre. L’amitié ménage les apparences pour nous porter plus haut : « Notre foi en autrui trahit ce que nous aimerions bien être, notre foi en nous -mêmes » Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, de l’ami.  Nous aimons dans l’ami  toutes les qualités qui  nous enchantent mais que nous savons ne pas réaliser toujours. L’ami parce que ses faiblesses   nous sont moins connues que les nôtres  est un bon  support de projection. Le rapport à l’ami nous tire vers le haut, chacun des deux amis voulant être à la hauteur de ce qu’il projette dans l’autre.