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Le Labyrinthe - souffle des temps.. Tamisier..

Le Labyrinthe - souffle des temps.. Tamisier..

Souffle et épée des temps ; archange ; prophéte : samouraï en empereur : récit en genre et en nombre de soldats divin face à face avec leur histoire gagnant des points de vie ou visite dans des lieux saint par et avec l'art ... soit l'emblème nouvau de jésuraléme.

Hannah Arendt : la menace de l'automatisation

Sujet d’explication de texte proposé aux élèves de section S en devoir maison le 24 novembre 2006.

Expliquer le texte suivant :

Plus proche, plus décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité [...]. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. [...] C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
Hannah Arendt

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


1. Détermination du problème

1.1. Détermination du thème

Hannah Arendt évoque les conséquences sociales d’une libération définitive du travail que promet l’automatisation de la production.


1.2. Définitions

Le texte ne présentait pas de difficulté terminologique majeure. Il pouvait être utile de rappeler que la libération se définit comme la suppression d’une contrainte, et le travail comme un détournement des processus naturels au profit de l’humain. Il pouvait également être intéressant de noter que pour Hannah Arendt, le travail entre dans la catégorie des « activités », qui incluent également la politique ou la création artistique. Il pouvait enfin s’avérer opportun de définir la société comme un groupe humain organisé de manière extrapolitique.


1.3. Détermination de la thèse

Arendt soutient que dans le contexte de la modernité, la libération du travail n’est pas une bonne idée.


1.4. Détermination du problème

Affirmation scandaleuse ! Tout le progrès technique, depuis l’aube de la modernité, c’est-à-dire depuis le XVIè siècle, se donne pour but la facilitation du travail, voire sa disparition, afin de libérer les individus de ce qui, depuis la Genèse, apparaît comme la malédiction par excellence de l’humanité. Ces buts seraient bons par eux-mêmes. Pourtant, Arendt soutient que le « climat culturel » de la modernité « glorifie » la « valeur-travail » tout en continuant à s’efforcer de le détruire. Cette « schizophrénie », si l’on peut dire, risque, selon l’auteur, de conduire à une véritable catastrophe sociale.


1.5. Plan du texte

Le texte se divise en trois parties. Tout d’abord, Arendt montre le réalisme à l’œuvre dans l’espoir de libérer l’humanité du travail, et le met en parallèle avec une aspiration antique. Ensuite, elle montre le contraste entre la connotation antique et moderne du travail, et en tire une première conséquence. Enfin, elle montre l’absurdité pure et simple de vouloir abolir le travail dans une société qui le glorifie.



2. Explication

2.1. Première partie

Le futur proche permet, permet vraiment, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, d’imaginer une « fin du travail » (selon l'expression de Jeremy Rifkin) de manière réaliste. L’automatisation de la production rend vraisemblable la possibilité d’une société dans laquelle la totalité de la production des biens manufacturés sera assurée par des machines. Plus de travail pour produire les vêtements, la nourriture, la boisson, les maisons, ni même les autres biens de consommation. La robotique et l’informatique peuvent même nous faire rêver d’un monde dans lequel certaines décisions simples seraient prises par des machines. L’artisan, l’ouvrier, sont des figures vouées à disparaître au profit de chaînes de production de plus en plus efficaces, fonctionnant avec un minimum de supervision humaine.

En somme, les besoins seront satisfaits sans que les humains doivent s’échiner : ils se libéreront alors, à tous points de vue, de « l’asservissement à la nécessité », ce joug « le plus ancien » et « le plus naturel », parce que lié à la nature la plus intime de l’humain, à son animalité la plus profonde. Le mouvement du progrès semble bien être celui-là : dans ce champ où jadis peinaient cinquante ouvriers agricoles, aujourd’hui un seul agriculteur récolte au volant de sa moissonneuse-batteuse.

Arendt précise tout de suite que ce mouvement n’est pas spécifique à la modernité, qui, sur ce point, se contente de prolonger un des rêves les plus anciens de l’humanité : revenir au jardin d’abondance, en ce lieu où les alouettes nous tombent tout rôties dans la bouche. Derrière ce mouvement que la modernité exécute (le progrès technique entrevu par Francis Bacon dans la Nouvelle Atlantide et réalisé grâce à la méthode cartésienne), se cache une rêverie antique à la tonalité nostalgique.

Arendt précise : dans l’Antiquité, le loisir, cette « heureuse oisiveté » que les Romains nomment « otium », apparaissait même comme l’un des privilèges les plus manifestes de la minorité aristocratique. Celle-ci, délivrée de la contrainte de gagner sa pitance, pouvait se dégager de l’étau de la nécessité (ce qui ne peut pas être autrement que cela n’est) pour contempler le possible (ce qui pourrait être autrement), c’est-à-dire se consacrer à la politique, à la philosophie ou à la religion. L’institution de l’esclavage occupait alors une place centrale et reflétait l’opinion que les « citoyens libres » avaient du travail : une activité indigne des humains accomplis. Les Grecs et les Romains (mais aussi l’état noble dans la tripartition médiévale) tiennent le travail pour une activité honteuse, grossière, sale, la négation même du raffinement, de l’élégance, du valeureux (en latin, on le désigne directement par la négation de l’otium, negotium, qui a donné notre « négoce »). Pour les Anciens, le besoin physiologique constitue un problème ponctuel parce qu’il faut le satisfaire ; mais cela reste à leurs yeux une activité méprisable. Jamais ils n’auraient l’idée saugrenue de vanter les mérites du « travail bien fait ».



2.2. Deuxième partie

L’un des caractères centraux de la modernité, à en croire Hannah Arendt,  porte précisément sur ce point : elle a revalorisé le travail au point de le glorifier en théorie.

Ce déplacement des lignes de valeurs, latente depuis la Renaissance, presque explicitée chez Bacon, chez Descartes, et dans les analyses protestantes, ne s’exprime pour la première fois au grand jour que chez Rousseau, dans l’Emile. Romantique avant l’heure, le philosophe de Genève a, dans sa jeunesse, vibré au récit des « héros » de l’Antiquité, comme Alexandre, Brutus, ou Cincinnatus ; mais, dans sa maturité, épris de démocratie, il accorde plus volontiers son admiration à « l’homme du commun » qu’aux personnalités « en vue ». Bien qu’il ne le formule jamais explicitement, Rousseau semble penser que les héros constituent en quelque sorte la « pointe » d’une société qu’ils protègent et renforcent par leur héroïsme, mais sur laquelle ils ont besoin de s’appuyer pour exercer leur héroïsme. Lorsque Brutus assassine César, il protège la République d’un risque de tyrannie, mais en ce sens il n’est, en quelque sorte, que le « bras armé » de la société romaine, qui retrouve ainsi le premier plan.

Le héros n’existe ainsi que par et pour cette majorité laborieuse que l’éclat héroïque tend à reléguer dans l’ombre, mais que la raison doit replacer sur au premier plan. Emile, de noble naissance, devrait en principe recevoir une éducation « à l’otium » ; Rousseau en fait un menuisier discret, modeste, travailleur parmi les travailleurs, contribuant par son travail à l’unité du corps social.

Dans la République, Platon énonce une idée qui pourrait paraître similaire : la justice de la Cité tripartite découle de l’organisation sociale parce que chaque citoyen y occupe sa juste place selon son mérite et ses talents (livre IV). Les administrateurs (dans la classe supérieure) qui gouvernent participent, par leur activité, à l’unité politique, au même titre que les artisans, les commerçants et les agriculteurs (dans la classe inférieure). La participation de chacun au corps politique, et l’interdépendance entre tous les citoyens, unifie la « République » ; mais si, dans un sens, les travailleurs se voient, chez Platon, moins dévalorisés que dans la pensée romaine, néanmoins les administrateurs ne « travaillent » pas. Le philosophe-roi, en particulier, ne peut aucunement s’analyser comme un « ouvrier de la philosophie ».

Rousseau, à rebours, aligne tous les individus sur ce modèle, si l’on ose dire, du « Français moyen », qui non seulement constitue la norme, mais encore l’étalon de toute valeur sociale. Si Emile se distingue, ce sera par son utilité ; ainsi la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen écrit-elle dans son article premier : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » (je souligne, voir aussi ce cours). Dorénavant, l’individu vaudra parce qu’il se montre, comme l’écrit Nietzsche avec ironie, « un instrument soumis ».

(On pouvait insister sur le côté exclusivement théorique de cette glorification : dans les faits, il est clair que les métiers les plus utiles au quotidien comme les éboueurs, les infirmiers, les instituteurs, ne sont pas exactement les mieux considérés ni surtout les mieux rémunérés. Toutefois, si l’on s’aventure sur ce terrain pour dénoncer ces injustices criantes, il convient tout de même de ne pas transformer la copie en tract gauchiste. Dénoncer le décalage entre la théorie et la pratique suffit.)

Le paradoxe tient à cela que les classes dirigeantes, héritières de l’aristocratie romaine et médiévale, vont, pendant le XIXè siècle, adhérer de plus en plus fortement à cette analyse rousseauiste. L’essor social des négociants, entamé depuis le XIIè siècle et avivé depuis les grandes découvertes, permet la théorisation de l’utilitarisme avec Bentham et John Stuart Mill. La recherche du profit et la puissance financière qu’elle dégage permet aux commerçants de fusionner avec la vieille noblesse pour former ce que Marx appellera la « bourgeoisie », cette classe qui substitue, dans ses priorité, les affaires aux armes. Il faut souligner qu’à partir de Rousseau, les plus ardents défenseurs de la classe laborieuse proviennent de l’aristocratie (c’est le cas de Robespierre, de La Fayette, de Marx, de Bakounine…, à l’exception notable de Proudhon). Dans l’esprit médiéval, on les considérerait comme des traîtres à leur caste ; mais dans l’esprit du XIXè siècle, même les individus les plus éloignés du prolétariat veulent prouver leur intégration au sein de l’Etat-nation, en exhibant eux aussi leur « utilité ». Ainsi le corps social se transforme-t-il en « société de travailleurs ».

Il est clair que cette « unidimentionnalisation » progressive de l’individu sous le seul rapport de l’utilité conduit à un « Homme rétréci » (pour reprendre la belle expression de Juliette, bonus !). Jusqu’aux meilleurs dans l’aristocratie oublient qu’il existe des activités passionnantes et valorisantes qui ne peuvent en aucun cas s’analyser en termes de rentabilité ou d’utilité, et qu’il est parfois plus rationnel de dilapider son argent que d’en gagner. Seuls quelques dandys exceptionnels, d’ailleurs artistes, afficheront un mépris radical contre cette stupide époque du parapluie, du complet veston, du chapeau claque, ce ridicule moment du triomphe de Bouvard et Pécuchet.

D’où un somnambulisme tout à fait inquiétant, puisqu’il vire tôt ou tard à une aliénation bien plus grave que celle dénoncée par Marx : la société tout entière se précipite vers la liberté, en particulier vers la libération du travail, mais elle a oublié pour quelle raison elle y court.



2.3. Troisième partie

Pire : cette société ne pratique plus guère, depuis maintenant deux siècles, les activités « inutiles » qui justifient ce désir de liberté. Depuis la fin du Moyen-Age, un « désapprentissage » dramatique s’est accompli, concernant ces activités supérieures, véritables fins en vue desquelles la suppression du travail ne pouvait être qu’un moyen.

Arendt explique que la valorisation du travail s’associe intimement avec l’idée démocratique, jusqu’à en constituer peut-être le revers, ou la source. Si l’on estime qu’un individu vaut par son travail en cela qu’il se montre utile à la société, alors l’aristocratie se disloque parce qu’elle veut aussi montrer son attachement à cette même société, donc son utilité. Inversement, l’idée démocratique, reposant sur une égalité en droits, demande que cette égalité s’exprime aussi en fait ; or, on peut effectivement traduire toute activité en termes de travail et d’emploi. Travail et démocratie se renforcent l’un l’autre et provoquent, dans leur dialectique, un nivèlement par le bas, consentie même par ceux qui devraient lui résister : ainsi les représentants du peuple, les artistes, les scientifiques, les philosophes. Saisis par une sorte de snobisme à l’envers, ils s’efforcent de prouver que, eux aussi, ils font « œuvre utile », jusqu’à le claironner. Lautréamont écrit : « Le Poète doit être plus utile qu'aucun citoyen de sa tribu ».

Ce « ratatinement » de l’individu à ses capacités les plus banales occasionne aussi une réduction singulière de l’horizon. Qui, aujourd’hui, considère ce qu’il fait comme une « œuvre » susceptible de transcender sa propre mort, et de l’inscrire dans l’histoire ? Jusqu’aux intellectuels ne voient plus dans leur activité qu’un « moyen de gagner leur vie » (je souligne). Jusqu’aux présidents et aux ministres se glorifient de leur « bilan », se ravalant au rang de gestionnaires prudents, c’est-à-dire de petits boutiquiers. Au-delà de l’espérance de vie, il n’y a plus d’horizon. Le moins qu’on puisse dire, c’est que nous nous trouvons dans une société littéralement bornée. Pire : dans une société de cauchemar : le « temps libre » si durement atteint, épongé dans une vacuité complète, se dégradera inévitablement en temps mort.

Désœuvré depuis la révolution industrielle, l’individu tend à perdre toute activité, donc toute raison de vivre. Quelle faillite ! La valorisation de l’utilité comme un absolu indépassable, de concert avec l’aspiration à la disparition du travail comme fin en soi, conduit paradoxalement à une inutilité totale, morbide, fatale, absurde. Dans ces conditions, comment échapper à la folie, à la haine, à la rage destructrice et suicidaire ? Le verdict d’Arendt tombe comme une alerte rouge : « On ne peut rien imaginer de pire. »



2.4. Conclusion

Peut-on vraiment s’arrêter là, dans la contemplation tragique de notre société infortunée ? Probablement pas. Identifier les causes de cette menace (c’est-à-dire la pensée utilitariste) s’impose (c’est chose faite avec le remarquable ouvrage de Christian Laval, L’Homme économique). Y parer s’impose aussi. Le problème que nous avons à résoudre sera de réintroduire les « activités plus hautes et plus enrichissantes » sans pour autant restaurer un système aristocratique inégalitaire et oppressif. Comment penser une société qui combinerait ces deux exigences ? Un champ philosophique énorme s’ouvre devant nous

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