Commentaire d'un texte de Kant

(13/20)

" La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchit depuis longtemps d’une direction étrangère, restent cependant volontiers leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d’être mineur! Si j'ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui nie tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc.. je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction de l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors. Or ce danger n’est vraiment pas si grand; car, elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement d’en refaire l’essai. Il est donc difficile pour chaque individu pris isolément de sortir de la minorité, qui est presque devenue pour lui nature. " KANT

Introduction :

Dans un texte consacré aux difficultés du passage de la minorité à la majorité, Kant a pour objectif de circonscrire ces difficultés et de suggérer un dépassement possible. La question qui préside à l’élaboration du texte étant : " comment se fait-il que le plus grand nombre soit sous la dépendance du plus petit nombre ? ", Kant soulève le problème suivant : " tous les hommes sont-ils capables de devenir libres, d’accéder à leur majorité ou bien la plupart sont-ils au contraire inaptes à la liberté, incapables de penser et d’agir par eux-mêmes ? " ou encore : " la soumission du plus grand nombre au plus petit est-elle inévitable, relevant d’une nature ou bien dépassable, relevant d’une histoire ?

La thèse soutenue par Kant est que les hommes sont tous capables de devenir libres moyennant quelques conditions : effort, courage, persévérance et aide d’autrui, tous peuvent dépasser les obstacles réels de l’accès à la majorité, devenant ainsi proprement hommes. La sortie de la minorité est certes difficile mais pas impossible pour tous.

Kant rappelle d’emblée un fait : celui de la minorité prolongée du plus grand nombre et procède à son analyse génétique. Les causes de la soumission : paresse et lâcheté sont ensuite explicitées et illustrées. Le mécanisme de la soumission volontaire est éclairé. Une objection permet alors d’affirmer que tous peuvent devenir majeurs. La stratégie de l’auteur consiste donc à analyser le fait, à lui opposer une appréciation (le danger n’est pas si grand) et à tirer la conséquence de cette opposition : la minorité n’est pas une fatalité !


Développement : Première partie explicative.

Kant expose d’abord le fait et ses causes : " La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’une si grand nombre d’hommes […] restent cependant volontiers leur vie durant mineurs. " Le fait de la soumission de la plupart des hommes est étonnant à plus d’un titre : on peut en effet avoir 70 ans et être mineur. Ceci ne se comprend pas si nous le rapportons aux plans habituels : le plan juridique et sa minorité au sens légal du terme (l’enfant et l’adolescent ne sont pas encore citoyens à part entière), le plan de la nature ou plan biologique qui assimile la minorité à l’absence de maturité, sexuelle en particulier, à l’inachèvement, le mineur n’ayant pas encore terminé sa croissance, n’étant pas adulte, n’étant pas encore en pleine possession de tous ses moyens, étant encore faible. Etonnement également sur un plan numérique : si le plus grand nombre, la majorité numérique est sous la dépendance du plus petit nombre, cela contredit l’exigence logique de la raison et son exigence morale. Nous aurions plutôt tendance à penser spontanément que le plus grand nombre devrait dominer le premier. Or, c’est l’inverse que l’on peut constater. L’on en vient donc à se demander " quelle est la cause de ce prodige ? (Hume)" D’autre part, la raison n’exige-t-elle pas de l’homme qu’il devienne progressivement autonome, qu’il cesse, la maturité venant, de vivre sous la dépendance sinon aux crochets d’un tiers ?

L’incise " après que la nature les a affranchis de toute direction étrangère " permet d’exclure une explication du fait : celle de la nature. Ce qui invite à rechercher les causes de ce " prodige " du côté de l’histoire et renforce le scandale moral. La nature en effet nous affranchit, nous libère. Au lieu de se réjouir de cette libération, la plupart des hommes semble se précipiter vers une nouvelle aliénation ou plutôt prolonger un état de dépendance et de soumission. Pourquoi ne pas plutôt saisir cette liberté offerte par la nature quand l’opinion commune célèbre la liberté, la revendique même ? Mais de quelle liberté s’agit-il ici ? Il faut être attentif au plan sur laquelle elle advient et la définir comme une libération. La nature nous affranchit, elle nous libère. Mais de quoi ? Qui est ainsi libéré ? Notons que la nature a son efficace sur son propre plan : ici, le plan biologique, vital. Si la nature libère, c’est donc des contraintes qu’elle faisait peser sur nous du fait de notre immaturité et faiblesse. Il faut ici penser à l’enfant dépendant de ses tuteurs naturels que sont les parents : l’enfant n’est pas autonome quant à sa subsistance, son habillement, son logement… Sa vie biologique, sa survie même, dépendent des tuteurs qui prennent soin de lui et l’aident à grandir comme le morceau de bois, le tuteur, aide à la pousse droite d’une plante, être vivant elle aussi. Reste à comprendre ce que doit être la nature elle-même ou la conception qu’en a ici Kant pour rendre compte de son effet, la libération et pour en tirer les conséquences sur le plan non-naturel de la minorité dont il est question par ailleurs dans le texte.

Qu’est donc la nature ici ? Elle est une puissance : elle produit des effets. Il faut donc la définir comme une force agissante qui fait naître, se développer, croître et parvenir à maturité les êtres naturels que nous sommes. Elle accomplit par exemple le passage de la graine à la plante, de la plante à la fleur puis au fruit. Elle est une force agissante, interne aux êtres vivants, principe d’éclosion et d’achèvement de ce qui naît. De ce point de vue on peut l’opposer à la culture comme l’ensemble des moyens d’action et de transformation extérieur à un être et qui fait des hommes ce qu’ils sont et la rapprocher de la spontanéité, qui appartient en propre à un être indépendamment de toute action extérieure sur lui. On opposera ainsi le naturel et l’artificiel, fruit de l’action d’un agent distinct : la table est par exemple distincte de l’artisan qui la fabrique et le suppose ; elle n’est pas un être naturel, elle a sa cause efficiente hors d’elle-même. En ce qui concerne les hommes dont ce texte traite, on peut maintenant dire que cette nature les conduit à maturité même si cela n’exclut pas les échanges avec le milieu (assimilation de nourriture) et l’aide des tuteurs naturels afin de rendre possible ces échanges dans le cas du petit d’homme, incapable de subvenir par lui-même à ses besoins naturels. La nature nous fait grandir, devenir adulte ( son indice : la maturité sexuelle, la capacité à procréer, à avoir nous-mêmes des enfants et à en prendre soin) et nous rend capables de subvenir par nous-mêmes à nos besoins naturels. Les choses sont cependant brouillées si l’on se place dans le contexte de la société et non plus sur le seul plan de la nature : on a tendance à assimiler autonomie financière accessible par le travail et autonomie naturelle. L’adulte se libère de la tutelle des parents en gagnant son autonomie financière mais cela est relatif à l’organisation de nos sociétés, pas à la nature. Cette autonomie non naturelle advient d’ailleurs bien après l’autonomie naturelle : on entre dans la vie active de plus en plus tard, bien après la puberté et la fin de la croissance physique. Sur le plan de la nature, il y a bien affranchissement : l’homme n’est plus dirigé nécessairement, du fait de sa constitution, par " l’étranger ", un autre que lui. En ce qui concerne la conduite globale même de son existence, pas seulement la satisfaction des besoins animaux, il a atteint l’âge de raison et est de fait capable de prendre des décisions par lui-même et pour lui-même, capable de ne plus obéir. Mais être capable de ne plus obéir ne signifie pas ne plus le faire : cette distinction permet de comprendre cette minorité prolongée du plus grand nombre, au-delà de l’âge naturel de la minorité naturelle. L’homme a la possibilité, offerte par la nature, de ne plus obéir à un tiers mais il ne se saisit pas de cette possibilité.

Tirons maintenant la conséquence : si les hommes sont majeurs, adultes selon la nature et sur son plan, ils ne le sont pas pour autant sur un autre ou d’autres plans sur les quels se déploient leur existence qui est aussi, on l’a vu, sociale, culturelle, juridique…Il existe une minorité et une majorité qui ne sont pas naturelles puisqu’on peut être majeur selon la nature mais mineur juridiquement. Cela n’est pourtant pas de ces minorité et majorité juridiques dont Kant traite ici. La paresse et la lâcheté n’en sont pas les causes. Que sait-on de ces majorité et minorité ? On sait qu’elles ne relèvent pas de la nature, qu’elles ne relèvent pas du cours spontané des choses ni des institutions juridiques. Y a-t-il lieu de le déplorer ? Peut-on faire reproche à la nature en particulier de ne pas conduire les hommes jusqu’à l’affranchissement total, un affranchissement qui ne serait pas seulement celui des tuteurs naturels ? S’agit-il d’un défaut naturel propre à la majorité des hommes mais dont ne souffrirait pas une minorité chanceuse voire élue ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire d’aller plus avant dans le texte.

Quelles sont les causes identifiées par Kant comme expliquant la minorité non naturelle prolongée de la majorité numérique des hommes ? " La paresse et la lâcheté ". Certains hommes seraient-ils constitutionnellement lâches et paresseux, ce qui les destinerait à obéir, à se soumettre comme les enfants tandis que d’autres, mieux nés, mieux doués, seraient courageux et auraient le sens de l’effort, ce qui les destinerait par nature à diriger, commander ? Pourquoi la nature ne nous aurait-elle pas fait tous courageux ? Si l’on considère que la marque de la nature est l’universel, on peut répondre. Il n’arrive pas sauf exception ( accidents, tares ; N.B. on n’est pas de toute façon ici dans l’exception mais dans le cas fréquent : cf. le plus grand nombre), qu’un enfant ne grandisse pas, ne parvienne pas à maturité : cela se fait en nous mais sans le concours de la volonté. Pour grandir physiquement, il n’y a rien à vouloir, cela se fait comme on dit " naturellement ", comme s’il suffisait de se laisser aller à sa spontanéité naturelle, à son être naturel, de suivre le cours des choses, d’y être tout simplement inscrit, inscrit dans la nature en tant qu’être naturel. Si la majorité dans sa totalité était naturelle, tous seraient ou deviendraient majeurs. Or, cela n’est pas le cas. Quant aux causes repérées, elles ne peuvent donc relever de la nature : nous serions tous paresseux et lâches, ce qui ne s’observe pas. D’autre par, ces causes désignent des défauts moraux, sont considérer comme des vices. Or, la nature n’est ni bonne ni mauvaise : elle est axiologiquement neutre. Ce qui nous oblige à affirmer encore que la nature n’y est pour rien et que la minorité prolongée comme ses causes sont des faits de l’homme, relèvent ( tout ou partie, ce sera à décider) de la volonté et non d’une force interne échappant au vouloir. Devenir majeur sur un autre plan que celui de la nature incombe donc à l’homme. A l’inverse rester mineur alors qu’on est adulte est de sa responsabilité qui peut être individuelle ou collective. Examinons de plus près cette paresse et cette lâcheté qui mettent hors de cause la nature. Comment les définir ? Si l’on ne naît pas paresseux ou lâche, comment le devient-on ? Si la minorité dont parle le texte n’est pas naturelle, de quelle minorité s’agit-il exactement ?

Elles sont causes de la minorité prolongée et du fait " qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers ". La minorité des uns appelle nécessairement le tutorat des autres : il faut donc parler de couple mineur/tuteur. La paresse et la lâcheté facilitent l’autoposition des tuteurs : ceux-ci n’ont pas à batailler pour s’imposer ou à faire montre de qualités particulières. Le mineur paresseux et lâche participe donc largement à son état, lui-même caractérisé par la facilité : " Il est si facile d’être mineur ! " La situation du mineur est confortable, il n’a pas à faire d’effort. Ce qui ne nous étonne pas de la part d’un paresseux. La suite du texte illustre et précise la première cause : la paresse. Trois exemples suivent en effet : " Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc. " Que nous apprennent ces exemples ? De quoi sont-ils exemplaires ? Quelle est l’idée générale ici illustrée ?

" J’ai un livre qui me tient lieu d’entendement " : la minorité est ici intellectuelle. Le mineur fait l’économie de penser par lui-même et s’en remet au livre-tuteur censé lui fournir des pensées prêtes à l’emploi. Mais peut-on précisément faire cette économie ? Que valent ces pensées que le mineur n’a pas élaborées mais qu’il emprunte ? De manière plus large, peut-on penser par un autre ? Le mineur est plus sûrement dans l’opinion, le préjugé, la croyance. Se servir de son entendement est pour lui un travail ennuyeux. Il préfère payer plutôt que de se charger de penser : il confie à d’autres le soin de lui dire ce qu’il doit penser mais aussi ce qu’il doit faire et manger… Ces autres tuteurs sont " un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime… " Le directeur est ici celui qui dirige ma conscience morale, qui me dit ce qui est bon ou mauvais, bien ou mal : le confesseur, le religieux par exemple. Quant au médecin, l’homme de l’art, l’homme compétent, il est celui que le mineur écoute quant à sa diététique. Les aspects les plus banals de l’existence sont ainsi régis par une autorité extérieure. Tous les aspects de l’existence du mineur (cf. " etc… ") sont régis ou susceptibles de l’être par un " intervenant extérieur ". Sur les plans intellectuel, moral, diététique, les mineurs se soumettent de bonne grâce, " volontiers " et par paresse à un tuteur. La minorité se définit donc comme démission intellectuelle et soumission à un tiers. En un mot : la minorité est hétéronomie. L’hétéronomie caractérise l’état de celui qui reçoit sa loi d’un autre que lui. L’autonomie, qui définit la liberté, est le fait d’être à soi-même sa propre loi : de penser et d’agir par soi-même et non un autre.

Cependant, les mineurs sont-ils conscients d’être dominés voire manipulés par les tuteurs qu’ils rémunèrent pour leurs services, conseils, pensées... ? Le mineur que Kant fait parler, ( il s’agit donc du point de vue des mineurs et non celui de Kant au sujet de la minorité) affirme : " Je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ". Il s’agit là d’une explicitation de sa paresse mais cela nous permet aussi d’affirmer que le mineur n’a pas véritablement conscience de sa minorité au sens où il a l’illusion de dominer son tuteur, domination par l’argent puisqu’il paye un tiers pour le soulager de tâches qu’il juge pénibles. Le mineur ne se perçoit pas comme un être soumis et dominé mais comme un être qui a du pouvoir sur d’autres en tant qu’il les paye. En réalité, ne paye-t-il pas pour obéir ? Reçoit-il ce qu’il croît acheter ?

Kant, après avoir explicité la paresse, s’attache à éclairer la seconde cause de la minorité prolongée du plus grand nombre : " que la grande majorité des hommes tiennent aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement ont pris sur eux d’exercer une haute direction de l’humanité. " Accéder à l’autonomie est une chose pénible : les paresseux y répugnent d’autant que cet accès n’est pas naturel. Mais cet accès leur apparaît également comme dangereux. L’homme courageux affronte le danger, surmonte sa peur tandis que le lâche est paralysé par sa peur et incapable de faire face au danger qu’il préfère fuir. Le mineur, du fait de sa lâcheté, fuit devant la majorité ou l’autonomie. Mais qu’y a-t-il à craindre de la majorité ? Et quel est le rôle des tuteurs dont l’existence est intrinsèquement liée à celle des mineurs ? Kant insiste en effet dans ce passage sur le rôle et donc la responsabilité des tuteurs quant au fait de la minorité prolongée. Ces tuteurs sont en nombre réduits : ils sont une minorité numérique. On peut préciser ce qu’ils sont en s’intéressant à leur fonction : ils s’emploient à majorer le danger qu’il y a à passer de la minorité intellectuelle, morale…à la majorité ou autonomie. Leur motivation se laisse saisir dans l’ironie kantienne. Ils ont pris sur eux d’exercer une haute direction de l’humanité : c’est là ce qu’ils veulent faire croire. En réalité, ils ne payent pas de leur personne, ils sont payés. Ils ne se sacrifient pas pour le bien de l’humanité ; leur soif de pouvoir, leur désir de domination sont bien plutôt satisfaits par leur rôle auprès des mineurs. Ils indiquent aux mineurs ce qu’ils doivent faire et penser. Leur existence en tant que tuteurs, leur statut de tuteurs étant suspendu à ceux des mineurs, ils ont tout intérêt à maintenir le statu quo c’est-à-dire la majorité numérique des hommes dans la minorité, l’hétéronomie. On comprend donc que leur radicalisation du danger n’est qu’un moyen pour eux de maintenir leur domination. Ce faisant, ils jouent sur l’affectivité, les émotions telle que la peur. Ils ne s’adressent donc pas à la raison mais aux passions (sens ancien). Ils ne doivent pas être confondus avec l’éducateur véritable qui s’adresse essentiellement à la raison de l’enfant ou de l’élève en vue de lui ménager le passage de la minorité à la majorité, de lui apprendre à penser et agir par lui-même, en prenant toutes ses responsabilités. Ces tuteurs cultivent la lâcheté des mineurs et ne les encouragent nullement à progresser vers l’autonomie. Ce type de tuteur forme finalement avec le mineur une sorte de couple névrotique (ex. le couple sadomasochiste) : le désir de domination de l’un répond au désir de soumission non avoué de l’autre et le satisfait. Le désir des mineurs est en effet double : d’un côté il désire dominer et croît le faire en se payant les services d’un prestataire qui lui fournit pensées et conseils. Mais d’un autre côté, il est animé d’un désir de soumission au sens où se conformer aux ordres d’un tiers satisfait sa paresse et sa lâcheté et qu’il ne se soumet pas par force mais volontiers. Il n’y a alors pas de motif pour l’un ou l’autre de mettre fin à cette situation tant elle les satisfait : ce qui explique sa durabilité.

Mais examinons dans le détail comment les tuteurs procèdent.

Kant lève en effet le voile sur leurs réels procédés et intentions : " Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir pris soin que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où elles les ont enfermer, ils leur montrent les dangers qui les menacent si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors. " Les tuteurs ne cultivent pas la pensée des mineurs : ils les rendent au contraire sot c’est-à-dire que, de fait, ils cultivent chez ceux-ci le refus de penser qui caractérise la bêtise. Les mineurs ont bien la possibilité de penser mais ils ne l’assument pas ; ils préfèrent s’en remettre à une autorité quelconque. Les tuteurs découragent toute velléité de pensée en interdisant de fait la sortie de la minorité en jouant sur la peur. Mais quel est le danger qui menace le mineur s’il s’engage à penser et agir par lui-même ? Etre l’auteur de ses propres pensées et actes au lieu de répéter des pensées et d’obéir à des injonctions ou de se soumettre à des interdictions, c’est s’engager, s’interdire de rejeter l’erreur ou la faute sur le tuteur-conseiller si l’on se trompe en pensant par soi-même ou si l’on commet une faute en agissant en son nom propre. En effet, être l’auteur de ses pensées au lieu de les emprunter à un tiers, c’est être tenu d’en rendre compte et prendre aussi le risque de l’erreur. Ce risque de la liberté n’est pas assumé par le mineur. Cependant, ce risque existe tout autant lorsque le mineur s’en remet à un tuteur qui pense pour lui : le tuteur peut aussi se tromper. Le calcul auquel se livre le mineur pour échapper à sa responsabilité, qui suppose la liberté (de penser et d’agir) n’est pas si bon qu’il y paraît. Ceci est d’autant plus évident lorsque l’on pense à l’action. Les mineurs ne veulent pas prendre le risque là encore d’errer, de faire le mauvais choix, de prendre la mauvaise décision. Ils s’en remettent à un tuteur et se croient en sécurité. En réalité, le tuteur peut être de mauvais conseils et si le berger garde et élève des moutons, c’est pour mieux les vendre ou les dévorer. Kant présente effectivement ces mineurs comme des moutons suiveurs qui se croient à l’abri dans leur parc. En réalité, ils courent un danger plus grand encore : ils sont sous la coupe des tuteurs qui ne regardent qu’à leur intérêt égoïste et qui sont assoiffés de pouvoir. Manipulant les mineurs, ils pourraient les placer dans des situations préjudiciables. Ainsi, on ne renonce pas sans frais à user de son entendement et de sa liberté. Le danger qui guette celui qui y renonce est encore plus grand que celui qui menace celui qui en use : on met d’autant plus de soin à penser et à agir qu’on est ou se sent responsable, ce qui évite d’agir ou de penser à la légère.

Résumons-nous et dressons le portrait du tuteur : il a soif de pouvoir ; il fait croire qu’il est un bon berger, un bon conducteur ; il ne satisfait que lui-même en commandant ; il joue sur un réflexe de peur ; son existence et son statut sont liés à son ombre le mineur. Ce qui le distingue du majeur. Le majeur est celui qui n’est ni mineur ni tuteur tel que celui-ci a été décrit. En d’autres termes, il se commande à lui-même sans commander aux autres ; il obéit à sa propre loi : il est autonome. Ce qui n’est pas le cas du tuteur qui doit ruser et utiliser de l’énergie à maintenir les mineurs dans leur minorité puisqu’il en vit. On peut même dire qu’il est l’esclave de son désir de domination, que celui-ci le contraint à agir comme il agit. Le tuteur n’est donc pas libre. Son autonomie n’est pas réelle mais illusoire : il est soumis à son désir et dépend lui aussi d’un autre. Supprimer les mineurs est rendre les tuteurs indésirables et inutiles, rendre caduque une fonction qui les définit. L’autonomie du majeur est donc l’autonomie rationnelle, ce qui est ici l’autre nom de la liberté.

Quant aux mineurs, ils sont assimilés à du bétail, à de paisibles créatures, à des moutons, ce qui les situe plus du côté de l’animal que de l’homme. Kant laisse ainsi penser que l’humanité de l’homme réside dans son autonomie, qu’être homme, c’est agir et penser par soi-même, se défaire de l’illusion de penser par un autre, toute pensée authentique étant libre, libre de questionner et non d’acquiescer sans examen. Toute vie spécifiquement humaine étant responsable.

Après avoir dénoncé ironiquement l’illusion des mineurs, dévoilé les véritables motivation et rôle des tuteurs, en précisant les notions de paresse et de lâcheté, en faisant le point sur la minorité prolongée et le tutorat, Kant objecte maintenant au discours des tuteurs majorant le danger : " Or, ce danger n’est vraiment pas si grand " Le danger qu’il y a à penser et agir par soi-même est bien réel. Il n’est cependant pas aussi grand que les tuteurs ont intérêt à le faire croire, ce qui est leur méthode d’asservissement. Ce danger déjà signalé réside dans le fait de se tromper et/ou d’errer. Mais il ne nous place que rarement face au risque d’accident ou de mort. Nous avons suffisamment de ressource, de force pour y faire face. A tout prendre comme on l’a vu, il y a en réalité moins de risque à user de son entendement et de sa liberté qu’à se confier aux bons soins d’un tiers qui ne se soucie réellement que de lui ! Kant justifie d’ailleurs son appréciation (plus juste) du danger : " car elles apprendraient bien enfin après quelques chutes à marcher " comme un enfant finit par le faire après quelques déboires. On n’apprend en effet pas à marcher en se laissant porter par un autre. Cette métaphore de la marche indique qu’on n’apprend pas l’autonomie dans la servitude, la soumission à un tuteur. On apprend à penser et agir par soi-même en s’y exerçant et en rectifiant ses erreurs. La maîtrise en ces domaines est possible. Les tuteurs de tout ordre peuvent toujours prendre prétexte que le mineur n’est pas majeur et qu’il court un grand risque mais ce serait attendre qu’un enfant sache marcher pour le laisser marcher et de fait lui interdire à jamais la marche ! Si l’on attend qu’un homme ou un peuple soit " mûr" pour la liberté, il ne le sera jamais. Il faut avoir été mis au préalable en liberté pour le devenir.

Mais de même que les parents, tuteurs naturels, veillent de loin sur les premiers essais de leur enfant, le mineur a peut-être besoin de l’aide d’un tiers pour parvenir à l’autonomie. Ce tiers ne sera pas le tuteur qui travaille à tout autre chose. Reste le majeur, l’humanité n’étant pas ici formée de deux groupes mais de trois : les mineurs, les tuteurs et les majeurs que le texte permet de distinguer. Le mineur étant paresseux et lâche, ce qui est cause sa minorité prolongée, le rôle du majeur sera de l’en délivrer en le contraignant à s’exercer, par quoi vient le sens de l’effort, et en l’en-courageant. Il se dispensera évidemment de penser pour lui, de décider pour lui, ce qui ne ferait que le maintenir dans son hétéronomie.

Le rôle important du majeur auprès du mineur est d’autant plus nécessaire qu’ " un accident de cette sorte détourne ordinairement d’en refaire l’essai. ". Kant explique ici pourquoi, outre ce qui a déjà été dit, les mineurs sont si nombreux et si peu entreprenants. Les premiers essais sont toujours tâtonnants et difficiles. Au début, on commet beaucoup d’erreurs et de fautes. L’expérience dissuade alors. Le majeur est donc précieux dans son rôle d’accompagnement : il est utile pour encourager et contraindre mais aussi pour donner l’exemple. Il est la preuve vivante que cela est possible. Et possible pour tous car la nature ne nous a pas fait lâche et paresseux. Le rôle des tuteurs, la nécessité pour eux de majorer le danger est d’ailleurs l’indice que tous peuvent devenir majeurs.

Kant tire alors la conséquence ultime de ce qui précède : " Il est donc difficile pour chaque individu de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui nature. " Dire que le passage de la minorité à la majorité est difficile est affirmer, en creux, qu’il n’est pas impossible. Il est même possible pour tous. Les conditions de ce passage sont : courage, sens de l’effort et aide d’autrui. Aucune allusion ici à quelque don naturel ! Personne n’est destiné par la nature à commander ou obéir à un tiers. Personne non plus n’est destiné pour autant à penser et agir par soi. Du côté de la nature, il y a plutôt comme une indétermination : nous ne sommes pas plus déterminés à penser qu’à ne pas penser. Cela relève donc de notre bonne volonté. L’autonomie rationnelle a précisément pour condition de possibilité, du côté de la nature, une certaine indétermination dans notre nature ou essence que l’on peut appeler liberté au sens où nous avons le choix (de devenir majeur ou de rester mineur notre vie durant). Si la nature nous déterminait à penser par nous-mêmes comme elle nous détermine à grandir, nous serions tous majeurs : ce qui n’est manifestement pas le cas. Il existe en effets des mineurs, tuteurs et de majeurs. Si cela ne relève donc pas de la nature, cela relève de l’histoire de chacun . Si notre taille nous est par exemple imposée par la nature, il n’en est donc pas de même de l’autonomie qui nous distingue, entre autres, des animaux. Notre nature ou essence humaine n’est pas déterminée entièrement par la Nature mais la minorité prolongée peut se figer en une nature ou essence, sorte de seconde nature alors que notre nature initiale était aussi faite d’indétermination.


Seconde partie du développement : Intérêt philosophique du texte :

La responsabilité de la minorité prolongée apparaît partagée : la majorité des hommes restent volontiers (le texte allemand dit même : volontairement) mineurs leur vie durant tandis que les tuteurs flattent leur paresse et cultivent leur lâcheté. Cependant, ces derniers pourraient bien être les seuls responsables de la minorité prolongée. Il faut alors penser à tous les tuteurs : parents, éducateurs… qui se sont chargés d’élever les mineurs avant que la nature ne les affranchisse. Ils n’ont pas ménagé le passage de la minorité intellectuelle et morale à la majorité rationnelle. A leur décharge cependant, nous pouvons considérer qu’ils ont eux aussi été enfants avant que d’être hommes. (Descartes) ce qui repose le problème de la responsabilité ; à qui l’attribuer ? Faudrait-il reconnaître, contre ce qui a été dit que la nature est cause de cette minorité du plus grand nombre ? Ou que la responsabilité est collective, culturelle…ce qui veut dire diluée. Nos sociétés, voire notre culture enfanteraient des mineurs à vie.

La plus grande difficulté que laisse subsister ce texte semble bien être le rapport nature/histoire. Ce dont dépend la thèse même de l’auteur qui repose sur le principe que la nature ne nous détermine pas plus à devenir majeur qu’à rester mineurs : ce qui justifie la possibilité pour tous de devenir majeurs. Kant s’oppose en creux à une typologie naturelle : les uns ne sont pas nés pour dominer, d’autres pour obéir, d’autres encore pour devenir autonomes. Il affirme que chaque individu peut devenir majeur. Chacun peut conduire ses pensées et se conduire de manière rationnelle et autonome. Cependant, l’existence d’un désir de domination est patente chez tous : les tuteurs satisfont réellement ce désir tandis que les mineurs ont l’illusion de dominer, par l’argent essentiellement. Le désir est donc présent chez tous : il se combine chez le mineur à une sorte de désir de soumission tant celle-ci est confortable. La minorité n’est cependant désirée qu’au regard de sa facilité. Adler a essayé de montrer qu’un tel désir de domination est inévitable puisqu’il résulte d’une situation naturelle initiale inévitable elle-même . L’immaturité biologique du jeune enfant qui le place sous l’autorité parentale, le laisse sous la dépendance totale de ses parents, en état d’infériorité. D’où chez tout homme, un sentiment d’infériorité et le besoin de compenser cette infériorité, ce qu’il nomme volonté de puissance universelle. Le désir de puissance est une réaction à une situation initiale d’infériorité et de dépendance. En ce sens il ne serait pas naturel au sens d’inné, de donné, de désirer dominer mais réactionnel. Cependant, la situation initiale et familiale étant elle-même naturelle, on peut dire qu’indirectement la nature induit un désir de domination. La volonté de puissance serait alors indirectement naturelle, c’est-à-dire non historique. Elle serait à l’origine des rapports : dominants/dominés alors que Kant fait relever ces rapports d’autre chose que la nature et les présente comme dépassables. Le sont-ils vraiment ?
Le majeur étant d’autre part celui qui refuse d’être asservi comme il refuse d’asservir à son tour, on peut se demander si celui-ci existe bien tant ce désir de domination, cette soif de pouvoir semble lié à une situation initiale à laquelle nul n’échappe.

On peut répondre à cela que la dépendance de l’enfant est aussi culturelle et historique que naturelle ; elle est en effet très variable selon les sociétés. Une société qui prolonge cet état installe durablement la majorité des hommes dans la minorité qui se prolonge par habitude. D’autre part, l’infériorité objective, organique est moins importante dans les comportements humains que le sentiment subjectif et psychologique d’infériorité. Ainsi le texte de Kant marque sa valeur au sens où l’obstacle majeur de l’accès à la majorité est bien psychologique. Ce qui explique la perduration de ce sentiment révélé par la peur de ne pas être à la hauteur, de chuter, alors même que la situation objective a changé, que les hommes ont atteint la maturité biologique. En résumé, il est juste de penser que le désir de domination réel des tuteurs et des mineurs, le sentiment non avoué d’infériorité de ces derniers ont une origine moins naturelle que culturelle, moins organique que psychologique. Du coup, on peut espérer en débarrasser les individus, ce à quoi ce texte participe en révélant les motifs cachés des uns et des autres, les causes non naturelles du fait de la minorité prolongée, en attirant l’attention sur le fait que l’accès à la majorité est possible pour tous. Pour devenir libre et autonome, il faut en effet croire d’abord qu’on peut l’être. Pour marcher par soi-même, il faut croire aussi qu’on le peut. Ce texte se révèle ainsi n’être pas pessimiste mais démystificateur : il s’agit en effet de démystifier le discours de tuteurs auprès des mineurs tout autant que le discours des mineurs à leur propre adresse. A-t-il cependant une chance d’être entendu par ceux qui en aurait le plus besoin, à savoir les mineurs ?

Conclusion :

Le problème posé était le suivant : la minorité prolongée relève-t-elle d’une nature ou d’une histoire, est-elle une fatalité ou bien peut-on tous la dépasser et devenir majeurs ? Ce texte démystificateur, sondant les causes de la minorité prolongée affirme que tous peuvent devenir autonomes, qu’il n’y a pas de délégation possible de la pensée. Ce qui nous engage à la vigilance à l’égard de nous-mêmes. Cependant, l’existence même du majeur nous étant apparue comme problématique voire douteuse, ne faut-il pas simplement retenir de ce texte son aspect programmatique ? Il s’agirait en effet de considérer que l’accès à la majorité n’est jamais acquis mais quelque chose que nous devons vouloir sans cesse, attentif au désir quasi naturel de dominer l’autre.

Merci à CM pour son corrigé