Tout comprendre, est-ce tout excuser ?


Après qu’un individu ou un groupe aient porté préjudice à quelque autre, en provoquant un dommage, une humiliation, en portant atteinte à son intégrité physique ou psychologique ou à sa réputation..., on peut tâcher de comprendre pourquoi ils ont commis de tels actes. Mais, à supposer que l’on puisse tout comprendre, peut-on tout excuser? Tout comprendre, est-ce tout excuser?
Peut-on, doit-on toujours disculper celui ou ceux qui ont mal agi dès lors que sont découvertes les motivations de leur action?
Qu’observe-t-on? Que tantôt on excuse après avoir compris et tantôt non. Et, en effet, quel sens pourrait bien avoir le fait de condamner toujours sans chercher à comprendre? Ne serait-ce pas absurde et injuste? Mais, d’autre part, s’il fallait toujours excuser après avoir compris, cela ne reviendrait-il pas à absoudre tous les crimes?

Ne faut-il pas excuser parfois? Et, pour cela, ne faut-il pas d’abord comprendre? Mais, suffit-il de comprendre pour toujours mettre hors de cause?

Excuser n’est pas pardonner. Le pardon est un acte de générosité d’une victime qui décide d’effacer la faute reconnue et connue de celui qui l’a fait souffrir, tandis qu’excuser, à l’inverse, consiste à reconnaître que celui qui a mal agi est hors de cause, qu’il n’y est pour rien, que précisément ce n’est pas de sa faute s’il a mal agi. Comme on dit, il a des excuses...

Qu’est-ce que cela signifie? Que l’on peut expliquer le geste de celui qui a mal agi de telle sorte que cette explication le justifie, c’est-à-dire révèle qu’en dépit de sa mauvaise action, il est resté juste, il n’a pas voulu faire du mal. Cela signifie donc que pour excuser, à la différence du pardon, il est nécessaire de connaître les circonstances de l’action mauvaise, son origine, que donc pour excuser, il faut d’abord comprendre.

Mais que veut dire comprendre exactement? Il ne s’agit pas d’être compréhensif à l’égard de celui qui a mal agi, c’est-à-dire faire preuve d’indulgence et de bienveillance après l’avoir reconnu comme un semblable sujet aux mêmes faiblesses que soi. Etre compréhensif est de l’ordre du pardon. Ce qu’il s’agit de comprendre pour être en mesure d’excuser ou de refuser de la faire, ce sont, non pas l’autre en tant que tel, mais les causes ou les raisons de son action mauvaise. Les causes lorsque l’action n’était pas délibérées, voulue en tant que telle, mais provoquée, déterminées par des causes extérieures et indépendantes. Des raisons, lorsque l’action a été réfléchie, préméditée et voulue. Dans le premier cas, l’homme agit de manière contrainte, contre son gré, de manière non-libre ; dans le second, il agit en tant que sujet, c’est-à-dire en tant qu’être doué de conscience et de liberté. Mais, quoiqu’il en soit de la présence ou de l’absence de liberté d’agir, c’est cela qu’il s’agit de comprendre pour pouvoir excuser.

Et, en effet, il n’est pas rare qu’après avoir compris les causes ou les raisons d’une action qui s’est révélée dommageable, nous soyons conduit à ne pas tenir l’auteur de l’action pour coupable ou responsable de son geste malheureux. A moins qu’après avoir céder à la colère ou au désir de se venger, nous prenions conscience du caractère injuste parce qu’injustifié de notre réaction.
Un tel a mal agi, mais sous la contrainte d’un chantage, un autre parce qu’il n’avait pas prévu toutes les conséquences de son action, un autre encore parce qu’il avait en vue quelque chose de plus grand qui l’a rendu aveugle, un dernier parce qu’il avait l’excuse d’avoir lui-même souffert.
En définitive, pour mettre hors de cause, pour disculper, justifier, il faut d’abord comprendre, connaître les causes et les raisons de l’action mauvaise.

Mais a-t-on toujours raison d’excuser après avoir compris?
Suffit-il toujours de comprendre pour excuser?
 

A l’évidence non, puisque nous condamnons quelquefois, puisqu’aussi les tribunaux prononcent de légitimes condamnations. Mais pourquoi cela ne suffit pas puisqu’il nous arrive bien d’excuser?

Reprenons l’analyse. On peut distinguer à l’origine d’une action des causes ou des raisons. Examinons d’abord les raisons. Il apparaît dès l’abord que si ces raisons expriment l’intention de faire du mal, de nuire délibérément, quoiqu’on puisse les comprendre, c’est-à-dire en saisir le sens, aucune excuse n’est possible puisque dans ce cas on ne peut pas mettre celui qui a agi hors de cause, le tenir pour étranger aux dommages qu’il a causé. Mais pour ceux qui n’avaient pas une telle intention, qu’en est-il? Leurs raisons d’agir dépourvues de toute volonté de nuire les excusent-elles? A première vue oui, mais ne devons-nous pas distinguer de bonnes et de mauvaises raisons, indépendamment des conséquences éventuellement fâcheuses de leurs actions? Agir pour soi au mépris des autres et de la loi, en vue de son plaisir au mépris de son bien, en vue de son intérêt au mépris de ses devoirs, tout cela ne constitue-t-il pas autant de mauvaises raisons, incapables par conséquent de justifier celui qui agit si, par accident, ses actions provoquaient un dommage? A-t-il des excuses, celui qui sans ce soucier des lois et des risques qu’il fait courir aux autres comme à lui-même prend le volant en état d’ivresse pour rentrer chez lui et provoque, malgré sa volonté, un accident?

On trouve chez Platon, dans le Protagoras notamment, l’idée qu’une action accomplie en vue du plaisir et de l’avantageux seulement est accomplie au mépris du bien, y compris et surtout le sien propre, et, par conséquent que cette fin ne peut justifier l’action, ni celui qui agit. Et on trouve chez Kant, dans Les fondements de la métaphysique des moeurs, que seule l’action accomplie par devoir moral a de la valeur tandis que celle qui est motivée par l’intérêt n’est pas bonne par elle-même et par conséquent incapable de fournir une excuse si l’action provoque un dommage.

En somme, toutes les raisons d’agir ne permettent pas de justifier celui qui, même de manière non délibérée, commet un dommage dès lors que ses raisons sont illégales ou immorales. Comprendre toutes les raisons d’agir ne conduit donc pas toujours à excuser.

Mais a-t-on toujours des raisons d’agir? N’agissons-nous pas aussi sous l’empire d’une nécessité extérieure, de causes qui nous échappent? Mieux -ou pire- n’est-on pas en droit de se demander si tous ceux qui agissent avec la volonté de faire du mal ou avec de mauvaises raisons ne sont pas les victimes de processus qui les y contraignent? Celui qui fait le mal n’a t-il pas l’excuse de l’ignorance, du mal subi, de la fatalité biologique, sociale, économique, historique? Ne faut-il pas disculper tout le monde, mettre tout le monde hors de cause en voyant dans les bourreaux des victimes?

De deux choses l’une. Ou bien l’ensemble des causes qui ont déterminées l’action qui s’est révélée mauvaise est venu contrarier, contrecarrer l’intention, la volonté, le projet de bien faire au point de les mettre en échec et d’avoir provoqué la mauvaise action. Dans ce cas, la nécessité extérieure au sujet s’est imposée contre sa liberté. Dès lors, s’il est possible de reconnaître, de comprendre, d’identifier clairement chez le sujet agissant une authentique volonté de bien faire, un but nettement distinct de l’effet de son action contrainte, alors il peut soutenir qu’il est hors de cause, que ce n’était pas de sa faute s’il a mal agi. On peut l’excuser, on le doit même. Un tel est arrivé en retard à un rendez-vous important, mais parce qu’il a eu un empêchement imprévisible et extérieur à sa volonté, il est excusé.

Ou bien, la nécessité est tout, tout s’explique et se comprend par un enchaînement des causes et des effets qui réduit à néant toute espèce de liberté dans l’action, toute action libre, et alors ceux qui ont commis des dommages peuvent invoquer la nécessaire soumission à un déterminisme aveugle qui les a broyé, parler de fatalité. Ils semblent alors hors de cause, puisqu’ils n’y sont pour rien. Mais, si véritablement la fatalité explique qu’ils aient mal agi, penser qu’ils puissent être excusés, que cette fatalité justifie leur violence est impossible, absurde même. Cela reviendrait à dire qu’ils ont été mis en mouvement comme des pierres qui tombent sous l’effet de la gravité tout en exigeant néanmoins de bénéficier de ce qui ne peut revenir à un être libre : être excusé, justifié. Excuse-t-on les pierres qui nous tombent sur les pieds? Pas plus que nous ne les condamnons. Dans un cas comme dans l’autre, ce serait absurde! La fatalité n’excuse rien, ne justifie rien : elle retire à ceux qui l’invoquent jusqu’à la possibilité même d’être excusé.

Mais, peut-on vraiment invoquer une telle fatalité? N’a-t-on pas lieu de soupçonner ceux qui s’en déclarent les victimes d’être de mauvaise foi, comme l’explique Sartre dans L’Etre et le Néant? Etre de mauvaise foi, c’est précisément déclarer simultanément avoir été implacablement forcé d’agir comme on l’a fait et néanmoins exiger d’être traité comme si on n’avait pas cessé d’être libre. Ne peut-on pas penser donc qu’ils se sont volontairement, librement abandonnés à des contraintes auxquelles ils pouvaient résister pour s’épargner d’avoir à choisir une autre voie ou bien qu’il ne s’agit que d’une affabulation inventée après que l’action ait mal tournée, affabulation par laquelle ils tâchent de se soustraire à leur responsabilité? Dans ce cas, aucune excuse n’est possible. Non pas parce qu’il serait cette fois absurde d’excuser, mais parce qu’il est inexcusable de renoncer à être libre quand il a fallu choisir et de feindre ne pas l’avoir été quand on l’était. Peut-on excuser celui qui invoque sa situation économique ou sociale comme les causes qui l’on forcé malgré lui à s’emparer des biens d’un autre? Car, même s’il est possible que cette situation explique le vol, elle n’a pas privé celui qui l’a commis de la liberté de choisir. Il a peut-être droit à des circonstances atténuantes, mais pas à l’excuse.

En définitive, la connaissance des causes qui ont provoqué la mauvaise action ne disculpe, n’excuse celui qui a mal agit qu’autant qu’il n’a pas renoncé à sa liberté exprimée dans un projet identifiable, différent ou contraire de l’action commise sous l’effet d’une nécessité impérieuse. Sans cette volonté alternative, aucune excuse n’est possible. Il ne suffit donc pas de tout comprendre pour tout excuser.

Mais cette conclusion, rapportée à celle que nous avions tirée précédemment nous ramène au problème, à la contradiction première puisque d’un côté il est affirmé que pour excuser il faut comprendre et de l’autre qu’il ne suffit pas de tout comprendre pour tout excuser. Toutefois, cette contradiction première est à présent éclaircie de telle sorte qu’il va être possible d’en sortir.
 

En effet, si pour tout excuser il ne suffit pas de comprendre, parce qu’il existe de mauvaises raisons d’agir et parce que les causes d’une action à elles seules ne justifient rien ni personne, alors cela signifie qu’on ne peut pas passer directement de comprendre à excuser, qu’entre les deux doit intervenir une étape intermédiaire : l’examen de la valeur des raisons invoquées associé à la recherche de la présence d’une liberté empêchée d’agir. Pour être excusable en effet, il faut satisfaire à deux exigences : avoir de bonnes raisons et être resté libre, même si cette liberté s’est trouvée contrariée, puisqu’on ne peut excuser qu’un sujet libre animé par de bonnes raisons.

Qu’est-ce que cela signifie, sinon qu’il s’agit de comparer ce qui a effectivement été à l’origine de l’action et ce qui aurait du s’y trouver pour mériter d’être excusé ? Une telle comparaison n’est autre qu’un jugement de valeur par lequel on mesure l’écart entre ce qui est et ce qui doit être ou aurait du être. On comprend dès lors pourquoi tout comprendre ne suffit pas à tout excuser : entre les deux doit intervenir un jugement de valeur portant sur la qualité authentique de sujet moral, c’est-à-dire libre, de celui qui a mal agit et sur la valeur de ses raisons. Or, l’opération intellectuelle qui consiste à juger n’a rien de commun avec celle qui consiste à comprendre : il s’agit de comparer à des normes ce qui a été et non de saisir pourquoi ce qui a été s’est produit . Aucune confusion n’est possible : la tache de comprendre revient à l’historien, au sociologue, au psychologue, à l’enquêteur qui tous n’ont ni à condamner ni à absoudre, mais à comprendre toutes les causes ou les raisons, sans les comparer à une norme ou les faire passer pour norme. La tache de juger revient aux tribunaux et aux moralistes, tache qu’ils exercent à partir des normes produites par le corps social ou politique, éventuellement inspirées ou fondées par le philosophe, dont une des taches est précisément de découvrir des normes objectives destinées à diriger l’action comme à la juger.

Tout comprendre ne suffit donc jamais à tout excuser parce qu’il est nécessaire avant de pouvoir excuser c’est-à-dire disculper, de juger ce qui a été compris au moyen de normes qui en l’occurrence posent la nécessité d’être libre et animé par de bonnes intentions pour être excusable lorsqu’on a commis des dommages.
 

Conclusion

En conclusion, il est vrai que l’on peut excuser après avoir compris puisqu’on ne saurait excuser sans comprendre mais il est vrai aussi que comprendre ne suffit pas toujours, parce qu’il est nécessaire de juger ce qui a été compris afin de pouvoir disculper ou non celui qui a mal agi, c’est-à-dire de l’excuser ou de le condamner.

Lorsqu’on observe un écart entre ce que la norme exige et ce que les faits présentent, l’excuse est impossible; il ne reste plus que le pardon pour effacer cet écart, mais le pardon n’est pas un droit pour les malfaisants, il est un acte de générosité des victimes.

 

Source: http://mapage.noos.fr/philosophie/