Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ?

 

Introduction :

La notion de responsabilité semble être très importante pour la vie en société. Nous possédons des droits mais aussi des devoirs, nous sommes liés par une sorte de contrat qui maintient la cohésion sociale. Notre responsabilité est même précisée par la loi : dix-huit ans pour la responsabilité civile, treize ans pour la responsabilité pénale. Mais il est parfois difficile de déterminer le degré de responsabilité dans la mesure où l’acte peut avoir été commis sous l’influence de la colère, de la drogue ou encore à cause d’une vie familiale difficile- ce que le tribunal apprécie sous le nom de circonstances atténuantes.
Se pose ainsi le problème de la conscience de nos actes ou de nos paroles et de leur portée : sommes-nous responsables alors que nous avons agi sous une influence telle qu’elle a obscurcit notre conscience ? Inversement, n’est-ce pas nier totalement notre conscience que de se donner des excuses ? Si la conscience nous donne une connaissance de nous-mêmes et de notre rapport au monde, elle nous oblige à « répondre » en retour de nos actes, la conscience semble inséparable de la responsabilité. C’est de cette relation étroite entre les deux à laquelle nous essaierons de réfléchir.

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Ma conscience se limite-t-elle à une attention accordée à tel ou tel objet, de sorte qu’être conscient voudrait dire seulement veiller-à, surveiller ma tâche ? Ma conscience vigilante enveloppe-t-elle une responsabilité qui fait que, non seulement je suis conscient de ce que je suis en train de faire, mais que je suis aussi conscient de l’importance de ce que je fais. Ne pas être conscient regrouperait alors tout ce qui échappe à ma perception, ce qui existe mais que je ne peux comprendre
On entend souvent : « je ne sais pas ce qui m’a pris, je ne savais plus ce que je faisais, je ne savais pas ce que je faisais ». Avec cette défense, dans un procès, l’avocat pourra invoquer une crise de démence et tenter de montrer que son client était irresponsable au moment du crime. Aux jurés on dira « cet homme relève de la psychiatrie et non de la justice ». Cela revient à m’autoriser des actes plus ou moins légitimes en m’abritant derrière l’idée : « ce n’est pas moi, c’est mon inconscient qui m’a poussé » . Je veux bien admettre ma responsabilité, mais juste quand cela m’arrange.
Comment puis-je être conscient de ce qui chez moi est inconscient. Une grande partie de moi-même m’échappe. Les lapsus, les rêves, les désirs révèlent d’autres aspects de ma personnalité. Les passions comme la colère, l’amour, la jalousie transforment ma perception du monde en valorisant ou dévalorisant leur objet. L’ignorance empêche également d’être conscient de la portée de ses actes. Par exemple, les médecins du XIXème siècle ignorant l’existence des microbes infectaient leurs patients. On peut dire que cette « inconscience » leur enlevait une grande part de responsabilité.
Le conditionnement politique ou religieux peut donner les apparences de la « bonne conscience » aux pires horreurs. On entend dans le film La vie est belle un exemple de problème d’arithmétique qui consiste à calculer les économies réalisées en cessant d’aider les personnes âgées grabataires et les handicapés. Comment un jeune allemand éduqué dans ces conditions aurait pu par la suite se révolter contre le sort des juifs ? Les « guerres saintes » permettent de justifier les massacres ou les attentats suicide. Plus près de nous, la publicité transforme souvent nos comportements de façon inconsciente. Elle influence notre façon de consommer en proposant avec insistance des modèles pour s’habiller, manger ou se divertir.
Les progrès de la biologie montrent d’année en année que non seulement nombre de mes qualités ou défauts physiques sont d’origine génétique, mais que mes facultés mentales –donc une partie de ma conscience- échappent à l’éducation ou à mon emprise.
Le champ de ce dont je n’ai pas conscience est donc très large, dans ce cas, comment pourrais-je être entièrement responsable de ce que je suis et de tout ce que je fais ?

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Si ma conscience possède des degrés, ma responsabilité aussi. Si la responsabilité consiste à me reconnaître comme l’auteur pleinement responsable de mes actes, je dois en en assumer toutes les conséquences. Mais si je ne suis pas conscient de mes actes puis-je en être responsable ?

Si je n’ai pas connaissance d’une fuite de gaz et que je déclenche une explosion meurtrière en appuyant sur l’interrupteur, je ne suis pas vraiment responsable.
Il s’agit ici d’un simple rapport de causalité. On ne dira pas d'une inondation qu’elle est « responsable » d'une catastrophe car elle en est tout au plus la « cause » et n'a pas de « conscience » : le concept de responsabilité enveloppe bien celui de cause, mais il ne lui est pas réductible. Par contre, le maire qui a autorisé les constructions sur des terrains inondables est le responsable même s’il n’avait pas les connaissances suffisantes pour prévoir le phénomène. Il est responsable juridiquement mais surtout moralement. Il semble ici que la responsabilité morale l’emporte sur la responsabilité juridique parce qu’elle déborde largement du champ de conscience. Le maire n’avait peut-être pas conscience de faire le mal au moment où il a signé le permis de construire, il doit se sentir responsable après la catastrophe. Il s’agit alors d’une prise de conscience rétrospective. De même, le chauffard ivre au moment de l’accident prend toute la mesure de sa responsabilité après les faits.

Lorsque Laurent Fabius disait qu’il se sentait « responsable mais pas coupable » de la politique des dons de sang en France, il voulait montrer (tout au moins il faut l’espérer) que les connaissances scientifiques et son information personnelle ne lui permettait pas de mesurer la gravité de la situation ; il ne niait pas sa responsabilité morale.

Si l’on ne considérait que la responsabilité juridique, on aboutirait comme aux Etats-Unis, qu’à multiplier les procès et les assurances. Si la responsabilité est associée au risque et vécue comme négative, alors élus locaux, médecins et dirigeants en général peuvent être incités à l'inaction. Il faudrait tout définir, tout prévoir. Or, dans le cas des principes moraux, il n'y a pas de limites à instaurer pour se dégager de ses responsabilités.
Les obèses ou les fumeurs qui attaquent en justice McDonald’s ou la Seita, confondent (ou font semblant de confondre) les conséquences de leurs comportements et les causes, qui elles, sont de leur responsabilité. Ils font preuve de mauvaise foi, une manière de nier sa responsabilité. On constate dans ce cas que le terme de « responsabilité » est utilisé négativement. Nous posons ainsi systématiquement la question « qui est responsable ? » à la suite de malheurs, défaites, catastrophes, autrement dit pour « trouver un coupable » et beaucoup moins dans le cas d'événements heureux. Ceci témoigne d'une sorte de
contamination de notre pensée par un mode de raisonnement juridique, très éloigné de la vraie responsabilité.
On ne peut cependant répondre de nos actes dans tous les domaines, sinon la responsabilité nous empêcherait de vivre. C’est peut-être pour cela que nous avons tous une tendance –regrettable, certes- à nous défausser sur les autres, sur la société. Le « c’est pas moi » de l’enfant pris la main dans le sac nous poursuit à l’âge adulte. Surtout, ne pas vouloir être responsable, c’est retourner dans cet état d’enfance, de non responsabilité.

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L’inconscience n’est donc pas forcément l’irresponsabilité. Le champ de la responsabilité est plus important que celui de la conscience . Le nier serait me défausser sur les autres (famille, institutions), avec mauvaise foi. Mon champ de conscience, s’il n’est pas toujours assez développé, ne m’est pas donné une fois pour toute, il m’appartient de l’élargir.

Par la curiosité, l’éducation, l’information, je peux arriver à avoir une vision du monde plus globale, à sortir en quelque sorte de moi-même. Inversement, je serai capable de répondre de mes actes devant autrui si j’arrive à en répondre devant ma conscience. Je suis en réalité responsable de mon niveau de conscience.

C’est toutefois un travail de longue haleine. L’homme ne vit pas que de raison : il a des désirs, des passions. Obéir sans cesse à sa raison est difficile car il faut plier son plaisir, sa volonté parfois, au devoir.
Selon Kant, notre mérite se mesure à notre effort pour accepter notre devoir. « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle. » Autrement dit, le philosophe nous demande d’avoir conscience que nos actes nous engagent et engagent les autres.
Sartre, dans L’Etre et le Néant, refuse même l’influence de l’inconscient qu’il considère comme « l’alibi de la mauvaise foi. » Je suis condamné à être libre et je peux pas un seul instant ne pas assumer ma liberté sans la trahir. Être humain, c’est être responsable. L’homme, en vertu du pouvoir vertigineux de sa liberté, n’a pas un droit à l’inconscience. L’animal lui, n’est pas libre, il n’est pas investit par une responsabilité comme l’homme. L’enfant apprend l’exercice de sa liberté. Le fou n’est plus tout à fait considéré comme un homme, parce qu’il n’assume plus sa liberté. On comprend la réaction d’un accusé qui ne veut pas qu’on le considère comme un malade et qui accepte de payer devant la justice. « Ce que j’ai fait, je l’ai fait, il faut que je paye cela, sinon je ne me sentirais plus un homme ».
On comprend aussi l’importance accordée au regret, voire aux remords –s’ils apparaissent comme sincères- lors d’un procès. Un accusé qui reste froid, insensible aux souffrances qu’il a causées, a peu de chances de voire sa condamnation atténuée. Le jury comprend intuitivement que cet individu n’assume pas ses actes et que sa remise en liberté après quelques années constituerait un danger pour la société. C’est justement parce qu’il n’exerce pas sa faculté de responsabilité qu’il est lourdement condamné.

Conclusion :
La conscience entretient donc des rapports étroits avec la responsabilité. Cette dernière m’engage dans les rapports avec les autres, la société, même si je n’ai pas de grandes responsabilités politiques ou économiques. Si ma conscience n’a pas toujours la lucidité qu’il faudrait, elle ne m’en donne pas moins la responsabilité de mes actes. Si l’erreur est dans la nature, dans le mode de fonctionnement de la conscience, et si elle est reconnue comme telle, elle est elle-même un acte de conscience. Reconnaître s’être trompé nécessite un effort, une prise de responsabilité. Cette responsabilité me relie en quelque sorte à toutes les consciences.


Jean Saintot. Pour toute critique ou erreur, n'hésitez pas à lui écrire.