Introduction
D'où vient
notre difficulté à pardonner tel tort dont nous sommes victimes,
lorsque par ailleurs, nous en pardonnons d'autres? Pourquoi celui-là
résiste-t-il? Est-ce l'importance du dommage, ou la personnalité
du criminel qui font lobstacle au pardon? Peut-on tout pardonner?
La question suppose
que le pardon nous est un acte connu, mais qui parfois excède notre capacité.
"Jamais je ne pourrais pardonner". Le fait ne doit pas nous empêcher de
nous poser la question de droit: est-il légitime de ne pas pardonner
? (et ceci quand bien même, dans les faits, le pardon nous semblerait
impossible).
Y a-t-il un domaine
de légitimité du pardon? Mais la légitimité du pardon
est-elle délimitable? Ne semble-t-il pas que le pardon soit légitime
par lui-même, indépendamment du toute condition particulière?
Le pardon paraît difficile à soumettre à des conditions
particulières, n'est-ce pas plutôt notre difficulté à
pardonner, comme à aimer ou à respecter? N'est-ce pas notre capacité
ou notre incapacité à pardonner qui est soumise à l'influence
des conditions, plutôt que la légitimité du pardon? Notre
problème est au fond le suivant: qu'est-ce que pardonner ?
Sous cette recherche
d'un éventuel fondement de l'impardonnable, se cache une inquiétude
profonde: la reconnaissance de l'injustice. La peur qui nous tient, lorsqu'on
envisage de lever toute condition au pardon, donc de nier toute légitimité
à l'impardonnable, c'est que l'injustice ne soit par reconnue, en particulier,
et peut-être primordialement, par le coupable lui-même.
Partie 1
"Qui sommes-nous pour
pardonner?" "Qui sommes-nous pour ne pas pardonner?" Accorder ou non son pardon,
jouir de cette alternative fut un privilège du plus haut pouvoir politique.
La tradition biblique en fait un acte divin par excellence. Pourquoi cette éminence
du pardon?
La seconde
formule souligne très précisément l'idée que le
refus du pardon est un acte réservé. Seul le pardon est de notre
compétence, la question de son refus ne nous concerne pas, elle est renvoyée
vers une instance supérieure, voire transcendante. Ces deux formules
se ramènent à cette unique affirmation: l'impardonnable n'est
pas de notre ressort. A nous de nous limiter strictement au pardon. Qu'est-ce
que cette conception traditionnelle dévoile quant à la nature
du pardon? Ce simple constat en deux volets: d'une part c'est un acte qui nous
est difficile, quand il ne nous est pas impossible, d'autre part, que c'est
un acte nécessaire. Pourquoi nécessaire?
Refuser le pardon,
c'est laisser persister la rancœur, la haine, le désir de violence, de
vengeance. Faire taire la haine, à l'échelle d'un individu ou
d'un groupe, d'une ethnie, d'une nation, c'est une difficulté que la
transmission possible à la descendance accroît. Le refus du pardon,
transmissible à travers les générations, constitue un état
de violence latent, un terreau pour le conflit brutal. D'où l'idée
de retirer à chacun la légitimité de décider s'il
doit ou non pardonner. Exiger inconditionnellement le pardon apparaît
comme une exigence de paix sociale: sans le pardon, sans l'exigence inconditionnelle
de lever les rancœurs, déliminer les haines, la vie commune serait tout
simplement impossible. Pardonner est une nécessité pour envisager
un futur; sous le reproche permanent, celui-ci n'est pas envisageable. La construction
de l'Europe exige que soient pardonnées les souffrances réciproquement
infligées par les guerres et l'idéologie nazie.
Nous comprenons
alors pourquoi, par sagesse, la faculté de disposer du pardon ("qui sommes-nous
pour pardonner") et en particulier de disposer de la possibilité de le
refuser ("qui sommes-nous pour ne pas pardonner") est placée si haut,
jusqu'à la seule compétence d'un être transcendant. Il s'agit
de la placer le plus loin possible des individus, de nous. La paix, c'est-à-dire
la vie commune, exige que le pardon ne soit pas une chose laissée à
notre discrétion. Proclamer l'impardonnable, c'est entretenir la déchirure,
laisser le lien brisé, c'est obscurcir le futur des relations sociales
à toutes les échelles. Parce que le chef politique veut la paix
civile comme le chef religieux veut l'amour du prochain (c'est-à-dire
la paix de la communauté religieuse), le libre usage du pardon est retiré
aux individus. A la place est posée la stricte exigence du pardon. "Pardonnez
à ceux qui vous ont offensés". Dieu saura plus tard reconnaître
les siens, comme le pouvoir politique user de colère et de violence;
mais ce n'est pas à nous de le faire. A nous seulement le pardon.
Nous venons de voir
que le pardon se présente traditionnellement comme une exigence destinée
à préserver la vie commune. Mais pardonne-t-on pour que la paix
revienne? Est-ce pardonner que de viser autre chose que le pardon lui-même?
Notre expérience nous dit non. Nous savons bien que nous soumettre à
l'exigence de la paix, ce n'est pas pour autant pardonner. On "tourne la page",
on "passe l'éponge", on fait en sorte que les choses soient de nouveau
comme avant, comme si de rien n'était. On s'efforce d'oublier, on laisse
le temps estomper les souvenirs, on efface les traces du crime. La rancœur,
la haine s'amenuisent, cela ressemble au pardon. Mais ça n'en est pas
un: pardonner, ce n'est pas oublier.
Partie 2
Bien sûr, et
la tradition, nous l'avons vu, le sait, pardonner est un acte difficile. Au
mieux, on peut m'aider à oublier: les traces de l'attentat seront vites
effacées, on supprimera la proximité avec le fautif. Mieux vaut
l'oubli qu'une haine entretenue, et c'est tout ce que peut l'État ou
la doctrine religieuse: différer la vengeance jusqu'à ce que l'oubli
la supprime. Mais reste qu'il y a eu injustice, et l'oubli de l'injustice n'est
pas acceptable. C'est pourquoi l'oubli n'est jamais parfait, et le passé
resurgit parfois lorsqu'on ne s'y attend pas, sous des formes violentes. Pardonner,
c'est supprimer la haine, mais faire face au passé. Par quel effort,
effort intime, parvient-on à pardonner?
Il s'agit de puiser
dans nos impératifs de conduite, nos règles morales. Mon exigence
morale veut le respect d'autrui. L'injustice que l'on dénonce et que
l'on ne veut pas oublier, ne doit pas nous rendre injuste. Il ne faut pas que
se brouille la distinction entre la victime et le bourreau. On se souvient de
l'analyse kantienne de la moralité: est-on sûr de la qualité
morale de ses intentions? Pourquoi refuser le pardon? Parce que la faute de
l'autre permet d'exprimer mon penchant pour la violence? Peut-on accorder exigence
intime de moralité, et entretien de la colère, du ressentiment,
de la volonté de détruire? Il s'agit de rester juste face à
l'injustice. L'impardonnable peut-il exister en toute justice?
Le respect
du fautif exige de le considérer comme une personne, c'est-à-dire
un individu responsable. Reconnaître un humain comme une personne, c'est
ne pas le confondre avec la chose ou l'animal. Une chose est ce qu'elle est,
son comportement est invariable et suit les lois de la physique. De même
l'animal obéit à un ensemble de comportements instinctifs ou acquis,
mais déterminés: les mêmes causes produiront toujours les
mêmes effets. La personne humaine est responsable de ses actes, cela veut
dire qu'il en est la libre source, que son comportement n'est pas soumis à
une détermination: le coupable aurait pu ne pas faire ce qu'il a fait.
Une personne humaine ne se réduit donc pas à un comportement donné:
il peut changer de comportement, le regretter, le juger. Refuser le pardon,
c'est refuser de considérer l'autre au-delà d'une action donnée,
c'est l'identifier à un acte donné. Il a volé, c'est donc
un voleur. Nous tous qui avons déjà fauté, que réclamons-nous
en réclamant le pardon? Qu'on ne nous identifie pas à un geste
malheureux, qu'on ne nous étiquette pas à l'aide de cette faute,
qu'on ne nous réduise pas à un acte accompli. Nous sommes des
personnes humains, nous sommes plus que tel comportement. Et c'est ce que nous
voulons retrouver dans le regard de notre victime: la reconnaissance de notre
humanité. Il ne s'agit pas d'oublier: en demandant le pardon, nous ne
demandons pas l'ignorer le passé. Nous l'assumons. Mais nous demandons
à ne pas être réduit à lui.
Pardonner,
comme acte moral de respect, n'est pas oublier. Bien plus, pardonner n'est pas
non plus lever les sanctions. La sanction devra être levée en signe
de pardon si celle-ci n'est que l'expression d'une vengeance; mais nous parlons
ici de sanctions légitimes, dont la finalité n'est pas d'exprimer
la violence de la victime ou de ses proches. A ce titre, la sanction est indépendante
de la rancœur de la victime, et n'est pas liée à son pardon.
Ne peut-on
néanmoins envisager moralement l'impardonnable? Pour justifier le pardon
nous avons décrit les sentiments avec lesquels on le recherche lorsque
l'on est fautif: ne pas être identifié à sa faute. Le pardon
ne serait-il pas lié à la demande du pardon, c'est-à-dire
à la manifestation du repentir? Comment la faine ne s'étendrait-elle
pas devant celui qui, par son repentir, nous rappelle qu'il est une personne,
qu'il est autre chose que son acte, et que ce malfaisant que l'on veut détruire,
ce n'est pas exactement lui? Et inversement, l'impardonnable serait-il justifié
par l'absence de repentir, le criminel cynique? Celui-ci ne réclame pas
qu'on le considère au-delà de son crime, il s'y réduit
lui-même: il a tué, il se veut tueur, violé, il se veut
violeur, commis des actes racistes, il se veut raciste. Le fautif perd alors
le visage de la personne humaine pour prendre celui du monstre, abdiquant sa
personne pour ne plus être que haine, violence sourde et aveugle. Avons-nous
là le fondement de l'impardonnable: le fautif non repentant? Mais ainsi
dominé par sa monstruosité, il apparaît tellement peu humain,
peu libre de ses actes, que la question du pardon devient ridicule. On ne cherche
pas à savoir s'il faut pardonner à l'animal féroce ou à
l'arbre qui s'est abattu sur votre maison, c'est absurde. On ne pardonne qu'à
une volonté libre. Face à toute autre chose, on prend des mesures
matérielles, sans rancœur, ni haine, on se protège et on protège
les autres.
L'exigence morale de
respect donne sa limite au sens du pardon. Le pardon n'a de sens que face à
une personne. Face à une mécanique aveugle de violence et de haine,
il n'a plus de sens. Aussi le refus du repentir, en tant qu'il trahit l'abdication
par le fautif, de sa personne, son enfoncement dans une action systématique,
aveugle, mécanique, ne permet pas de justifier l'impardonnable, l'entretien
de la rancœur, de la haine. Haïr l'animal sauvage qui vous a amputé
d'un bras est absurde. (Cela manifeste seulement, dirait Spinoza, notre ignorance.)
Conclusion
Pardonner, c'est éteindre
la haine sans oublier l'injustice. Le pardon n'a de sens qu'en face d'une personne,
d'un être responsable de ses actes.
Nous arrivons à
cette conclusion que, là où la question du pardon n'est pas absurde,
c'est-à-dire face à la personne humaine, refuser le pardon n'est
pas justifiable. Ce serait en effet manquer de respect envers une personne,
ce serait être à son tour injuste. L'injustice ne doit pas triompher.
Et mieux vaut l'oubli, les crimes effacés que la haine entretenue.