Les rapports avec les autres sont-ils nécessairement de l'ordre du conflit ?
 

Introduction

Ce siècle de barbarie fasciste, de guerres civiles et de tensions internationales nous rappellerait, s'il en était besoin, les difficultés qu'ont les hommes à vivre ensemble. Ces difficultés sont-elles insurmontables ?

Demandons-nous pour le savoir si les rapports avec les autres sont nécessairement de l'ordre du conflit.

Après avoir bien mesuré la teneur exacte de cette question, nous chercherons,pour y répondre, s'il n'existe pas d'autres formes de rapports possibles entre les hommes que le conflit. Puis, nous analyserons le conflit lui-même, pour définir enfin le rapport qu'il serait légitime et souhaitable d'entretenir avec les autres.

 

La question de savoir si les rapports avec les autres sont-ils nécessairement de l'ordre du conflit porte sur les relations humaines, dont on se demande si elles peuvent échapper au conflit - possibilité que pousse à examiner l'adverbe "nécessairement".

Les rapports avec les autres sont ceux que des sujets sont amenés à entretenir les uns avec les autres. Demander s'ils sont de l'ordre du conflit, c'est demander s'ils sont de nature à être vécus sous le mode d'une opposition susceptible en permanence de déboucher sur une lutte plus ou moins violente.

Au vu du problème ainsi posé, on peut tenir pour admis d'une part que la relation avec les autres est une relation vitale et existentielle, qui peut être d'ordre conflictuel, et d'autre part que certains philosophes (comme Jean-Paul Sartre) l'ont pensée comme étant nécessairement conflictuelle, s'opposant à d'autres penseurs ayant perçu d'autres formes de rapports. Ainsi, l'aspect très controversé du problème est clairement sous-entendu dans la question.

En se demandant si le conflit est inévitable dans les rapports avec les autres, il y va de la nature des relations que nous pouvons avoir avec eux. Mais, plus largement, c'est l'éthique de notre civilisation qui est en jeu. Il y va en effet des principes, tant moraux que politiques, susceptibles de réguler à défaut de l'endiguer, le fond de violence sur lequel s'édifie la civilisation.

Nous sommes ainsi amenés à nous demander si d'autres relations sont envisageables et si le conflit - rapport prédominant jusqu'en ce siècle - n'en constitue pas une pathologie majeure. Enfin, il conviendra de se demander quelle est l'attitude qu'il serait bon et légitime d'adopter dans notre relation aux autres.

 
Partie 1

Voyons d'abord si d'autres formes de rapports avec nos semblables sont envisageables.

Le terme "semblables", qui vient d'être employé, est précisément un terme souvent usité pour désigner les autres. Or qui dit " semblable " dit la reconnaissance d'une identité, et ainsi l'affirmation d'une parenté, avec tous les sentiments d'affinité que cela peut impliquer, comme par exemple la solidarité ou la sympathie. L'autre est couramment désigné aussi grâce au terme "prochain", sous l'influence de la tradition biblique, avec la très célèbre formule : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". A nouveau, qui dit "prochain" dit la reconnaissance d'une proximité, et ainsi l'exercice d'une sollicitude, avec tous les sentiments éthiques que l'origine, religieuse, de l'expression implique.

Ainsi, de toute évidence, d'autres relations sont envisageables que celles qui relégueraient les autres dans l'altérité distante et volontiers hostile que suggère l'expression "les autres". La sympathie, par exemple, s'avère être une relation susceptible d'être fondamentale. Elle témoignerait en faveur du fait que nous ne serions pas programmés pour nuire aux autres et nous opposer systématiquement à eux. Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est le théoricien de cette sympathie naturelle qui, cultivée, peut donner naissance à l'amour ou l'amitié, et considère que les hommes sont spontanément enclin à être bons les uns à l'égard des autres. Dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), il exprime sa foi rationnelle en la "bonté naturelle" de l'être humain, qui l'inciterait à faire son bien " avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible". Les dispositions premières des hommes seraient ainsi primitivement dénuées d'hostilité, et si conflit il y a, cela tiendrait à l'entrée des hommes en société les uns avec les autres. Très clairement, la sympathie apparaît comme un sentiment psychologique naturel qui est susceptible de lier les hommes les uns aux autres sans qu'ils entrent en conflit les uns avec les autres . A la suite d'Henri Bergson (1859-1941), pour qui "l'instinct est sympathie", il convient donc d'admettre que, parmi nos dispositions naturelles à l'égard d'autrui, l'hostilité ou le conflit ne constituerait pas l'unique relation envisageable.

Cependant, si l'homme était bon de lui-même, pourquoi serait-il nécessaire de lui demander d'aimer son prochain ? C'est ce que se demande le psychanalyste autrichien, philosophe à ses heures - comme on le voit ici par cette réflexion - Sigmund Freud (1856-1939), en prenant le contre-pied des thèses rousseauistes pour montrer que le conflit est inévitable, l'homme étant selon lui naturellement enclin à nuire à ses semblables.

 

Partie 2

Le vingtième siècle semblant donner raison à Freud, il convient d'analyser la relation conflictuelle des hommes entre eux pour en expliquer l'origine, la nature et le danger.

Le fait est qu'on ne se pose qu'en s'opposant. La psychologie de l'enfant montre à quel point l'opposition aux autres est fondamentale. Elle est nécessaire à l'enfant pour prendre conscience de soi. Le moi n'advient qu'en second et il dit "tu" avant de dire "je" (Gaston Bachelard ne disait-il pas que "le moi s'éveille par la grâce du toi"). Lors de la crise des trois ans, l'enfant identifie l'autre dans son altérité de sujet avant de s'identifier lui-même comme autre de cet autre que lui-même, affirmant et construisant sa personnalité individuelle CONTRE tout ce qui pétend lui dicter sa loi. L'adolescent ne procède pas autrement lorsqu'il passe par la crise de croissance de sa personnalité adulte, appelée "crise d'originalité juvénile" par Debesse. On peut ainsi considérer, avec Johan Fichte (1762-1814), que "le moi se pose en s'OPPOSANT au non-moi".

Remarquons d'ailleurs qu'une fois posée sa propre existence, le sujet humain ne tarde pas à faire preuve d'un égocentrisme radical, dont témoigne l'usage du mot "autrui", en ceci qu'il définit l'autre exclusivement par rapport à soi en le distinguant de soi comme n'étant pas soi. Sous couvert de neutralité, le mot "autrui" véhicule l'idée d'une priorité, et ainsi d'un privilège du "moi" par rapport aux autres : "je" passe avant "l'autre" ! D'ailleurs, pour Jean-Paul Sartre (1905-1980), c'est ce souci premier de soi qui nous condamne au conflit. Sartre met en évidence le fait qu'un sujet fait systématiquement de l'autre un objet, et que, l'autre agissant de même, deux "ego" ne peuvent que s'affronter. Si je veux passer avant les autres, je me heurte nécessairement à eux, car les autres voudront aussi passer avant moi. Sartre qui apparaît comme étant, en notre siècle, le théoricien le plus affirmé des relations conflictuelles avec les autres, décrit dans Huis-Clos, la nature foncièrement conflictuelle des relations humaines. Pour le philosophe existentialiste, "l'enfer, c'est les autres". Chacun est le bourreau de l'autre, qu'il torture en le soumettant constamment à son jugement, en le condamnant pour ainsi dire à mort du seul fait qu'il le fige dans son essence, et le prive ainsi de son existence. Or, pour répondre au bourreau qui nous "chosifie", la seule issue possible est la riposte. Je vais lui rendre son regard assassin, et dès lors le conflit entre nous est inéluctable ! Sartre en conclut que "l'essence des rapports entre les hommes n'est pas la Communauté, c'est le CONFLIT."

Le fait qu'autrui me juge et que chaque homme souhaite exercer sa puissance sur l'autre engendre en somme une relation qui semble devoir être nécessairement conflictuelle. "Homo homini lupus", la formule de Plaute et d'Erasme, reprise par Hobbes, illustre à merveille cette hypothèse. Si chaque être a pour ambition de dominer autrui, de se l'approprier (d'en faire "l'Anschluss"), cela tient originairement, comme la vu Hobbes, à l'égalité des potentialités des hommes. Le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) affirme en effet que "de cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l'espoir d'atteindre nos fins. C'est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin, chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre." (Léviathan). En somme la similarité du désir semble être un facteur déterminant du conflit, qui engendrerait la violence. Mais est-ce une réalité quelconque, un objet neutre a priori que l'on désire, ou bien n'est-ce pas plutôt l'objet que l'autre possède ? N'y a-t-il pas au fond chez l'homme un mimétisme d'appropriation ? N'est-ce pas à la vue de ce qu'autrui possède que mon propre désir s'éveille ? Lorsqu'un bambin réclame un jouet quelconque, c'est bien souvent parce qu'il l'a vu dans les mains d'un de ses camarades. René Girard, né en1923, qui a théorisé ce mimétisme du désir, parlait d'un "désir triangulaire", relation de deux sujets à un même objet. Par le canal de son désir, autrui me dicte le mien et canalise ainsi mon affectivité. La conséquence de ce phénomène est gravissime et explique l'aspect souvent conflictuel de nos rapports aux autres, puisqu'il débouche sur la violence appropriative. En quelque façon, je vais m'opposer à autrui pour m'emparer de ce qu'il possède, et ainsi entrer en conflit avec lui. Précisons enfin que cette théorie réconcilie Freud et Sartre avec Rousseau, en cela qu'elle montre que l'homme n'est pas naturellement méchant (ce qui permet l'existence de la relation de sympathie, analysée précédemment), mais qu'il se comporte pourtant comme s'il l'était. Pareille situation tient fondamentalement à l'indétermination originaire du désir, qui nous rend sujets à l'hostilité. En somme, sans que l'hostilité soit naturelle à l'homme, elle s'avère omniprésente dans les rapports aux autres.

Il convient dès lors de se demander si notre civilisation individualiste, dont l'émergence semble contemporaine de celle du romantisme, caractérisée en ce siècle par la SYSTéMATISATION DU CONFLIT à tous niveaux, respecte bien les normes relatives aux relations humaines, qui leur permettraient d'échapper au conflit ou, mieux encore, de le précéder en le prévenant. Il y va ici notre aptitude à la civilité ! Les fondements individualistes de notre civilisation sont, malheureusement, propices aux conflits. On touche ici au domaine social et politique, et il serait pertinent d'évoquer le phénomène de la LUTTE des classes, décrit par Karl Marx (1818-1883) et Engels, phénomène qui montre à quel point le souci prédominant de l'intérêt des uns au détriment de celui des autres, qui réagissent eux-mêmes en fonction de leur seul intérêt, engendre maints conflits sociaux ! Au lieu de définir l'autre par rapport à soi et de vouloir le dominer (comme ce fut le cas des propriétaires bourgeois avec les prolétaires, selon Marx), ne serait-il pas plus légitime de se définir soi-même par rapport à l'autre, puisque nous lui devons l'essentiel ce que nous sommes et possédons ? Alors qu'en réalité nous n'avons que des dettes et des devoirs envers les autres, chacun de nous préfère cultiver ses droits en négligeant ses devoirs.

Il conviendrait de nous convaincre que nous sommes les "obligés" les uns des autres, que nous avons très clairement une responsabilité et des devoirs majeurs les uns à égard des autres, sans qui nous ne serions rien. Malheureusement, le "nombrilisme individualiste" , forme moderne de l'égocentrisme, nous fait oublier combien nous devons à autrui, et met dangereusement en péril nos rapports avec lui dans un climat revendicatif propice à l'hostilité. Sans renier l'existence de conflits susceptibles d'être enrichissants, comment ne pas penser que l'hostilité systématique à l'égard des autres se retourne à chaque fois contre nous, en nous empêchant de progresser ensemble?

 

Partie 3

Finalement, si la relation de sympathie est minoritaire et si l'hostilité systématique représente un danger, quelle attitude convient-il d'adopter pour améliorer nos relations avec les autres ?

A nos yeux, le respect semble être la seule attitude conforme qui s'accorde avec le besoin que nous avons les uns des autres. La sympathie et l'hostilité sont des sentiments naturels, de nature psychologique. Le RESPECT est d'une tout autre nature. C'est un sentiment moral, de nature éthique : il nous oblige. Or autrui étant comme moi un sujet, doté d'une conscience et d'une relation de soi à soi, je suis tenu de le traiter comme tel et donc de le respecter, le respect consistant précisément à traiter un sujet en tant que tel, sans en faire un obstacle ou un moyen dans la satisfaction d'intérêts qui lui sont étrangers. Il est, de toute évidence, fondamentalement illégitime de vouloir nous subordonner un de nos semblables (ce à quoi peut tendre le conflit). Autrui n'étant pas un objet, la morale impose de le respecter.

En outre, "autrui en tant qu'autrui n'est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas" , dit Levinas. Ce qui rend définitivement impossible toute tentative d'appropriation de l'autre. En cela qu'il est différent de moi, je ne peux le ramener à moi.

Enfin, ainsi que nous l'avons déjà évoqué, nous avons une dette insolvable l'égard des autres. L'oeuvre de Lucien Malson, les enfants sauvages, le montre a contario, en évoquant l'incapacité du Dr Itard à tirer Victor de son animalité, après qu'il ait été privé trop longtemps de tout contact avec ses semblables. L'oeuvre de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, montre à quel point autrui éveille, assure et maintient notre conscience de nous-mêmes. "Je" ne peux exister sans autrui, qui est une "pièce maîtresse de mon univers", selon Michel Tournier. On comprendra, en conséquence, que je sois tenu de lui exprimer une profonde gratitude. Mais, avant tout, pour qu'il puisse jouer son rôle, je ne dois surtout pas en faire le moyen de mon "moi", le satelliser. Il faut que je le laisse être en tant qu'autre, car c'est de l'autre en tant qu'autre que j'ai besoin, et non de moi.

L'éthique requiert un profond respect de l'autre, comme l'a bien montré Emmanuel Kant (1724-1804) qui, formulant son impératif catégorique, disait : "agis de manière telle que tu traites l'humanité dans ta personne comme en celle des autres toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen". L'éthique du philosophe d'outre-Rhin, grand théoricien de la morale, prône clairement de respecter autrui, et ceci doublement : car il est comme moi, libre, conscient et digne d'égards, mais aussi car en cas de non-respect d'autrui, je me défausse moi-même de ma propre identité d'être humain.

 
Conclusion

En somme, il semble que les rapports avec les autres soient envisageables sans qu'il y ait conflit. Leur nature n'est donc pas nécessairement conflictuelle.

Cependant, comme l'affirmait Rousseau, "l'homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeau". Autrement dit, dans ses relations sociales, les hommes ont souvent en proie aux conflits. Que ce soit dans le domaine du quotidien, de l'organisation sociale, de la politique ou de l'économie, les rivalités sont monnaie courante et bien souvent sources d'hostilité. La volonté de puissance et l'excès d'individualisme qui caractérisent notre civilisation depuis quelques siècles ont sans doute poussé Arthur Schopenhauer à affirmer que "plus d'un individu serait homme à tuer son semblable pour oindre ses bottes avec la graisse du mort". Malheureusement, la systématisation du conflit - peu conforme à la morale - a tendance à nous faire oublier le respect que nous DEVONS à autrui, sujet à part entière, sans qui je serais privé de ma propre subjectivité. Au lieu de vouloir nous imposer à lui, au lieu de le subordonner ontologiquement à nous en vue de notre propre intérêt, il convient de faire preuve d'un profond respect à l'égard de celui qui est "le médiateur indispensable entre moi et moi-même", selon la formule sartrienne.

Dès lors, nous sommes en droit de nous demander si le genre humain sera capable de tirer enfin les leçons éthiques de son Histoire. Les conséquences de la multiplication des conflits à ne devraient-elles pas inciter à l'humilité, et au respect le plus total de la liberté des autres, dont dépend l'exercice de notre propre liberté ?

Nicolas BOHLER, TL 98/99 Saint-Pierre CHANEL THIONVILLE
Source : http://perso.infonie.fr/mper