Inventer de la nécessité, n'est-ce pas le plus beau des programmes ?

 

 

 

Note : 12/20
Commentaires du professeur : Des qualités. De très bonnes choses sur la beauté du programme Leibnizien. Le sujet est bien compris. Assez bien mené. Trop abstrait cependant. Vos analyses gagneraient en précision si elles s'appuyaient sur des situations plus concrètes. Dramatisez davantage la composition de vos développements.


 Notre vie est riche en événements que l'on ne décide pas, qui sont nécessaires. Nous sommes obligés de dormir, de manger, etc… nous sommes donc soumis à une espèce de nécessité. Heureusement, le fait que nous soyons des humains nous permet quelques fois de dépasser ce stade primitif. L'Homme a en effet un pouvoir créateur. Ce pouvoir lui permet d'inventer, de construire, de mettre en place des projets, des programmes. Ainsi, il peut briser une sorte de destin, de fatalité. Inventer de la nécessité, n'est-ce pas le plus beau des programmes ?

Mais, est-il seulement possible d'inventer cette nécessité ? Si oui, quelle forme doit-elle prendre ? Car, si la nécessité est une force, qui nous contraint d'agir de telle ou telle manière, n'est-elle pas justement ce que l'on ne peut pas inventer, ce qui s'impose, ce qui est, étymologiquement, inéluctable ? Comment pourrait-on inventer quelque chose qui ne peut pas ne pas être ? Inventer de la nécessité peut paraître paradoxal, mais nous rechercherons dans quels domaines cette activité peut s'avérer la plus proche d'un programme éclatant.  Nous analyseront d'abord ce que inventer de la nécessité peut signifier, puis nous explorerons dans deux domaines de productions humaine, l'invention de la nécessité : la science et l'art, avant de montrer que cette entreprise doit avoir, pour sa parfaite cohérence, une influence divine.

 

 

   Poser la question de l'invention de la nécessité, en suggérant que c'est le plus beau des programmes, avec la formule "n'est-ce pas", présuppose notre adhésion. Mais, cette adhésion de l'invention de la nécessité comme le plus beau des programmes est loin d'être évidente. En effet, par exemple, les commerciaux inventent des besoins pour obliger la population à consommer. L'exemple du téléphone portable est tout à fait saisissant. Les commerciaux essayent de nous faire sentir un besoin, une sorte de nécessité, en nous faisant croire qu'il est nécessaire de posséder tel ou tel objet, en essayant de nous faire culpabiliser si l'on ne possède pas cet objet. Peut-on dire pour autant que ces commerciaux exécutent -seulement- un beau programme, puisque les intérêts qui les guident sont purement économiques ? A partir de cette remarque, nous pouvons maintenant nous demander, dans quel type d'invention de nécessité on pourra trouver le plus beau des programmes ? Est-ce dans la science ? Dans l'art ? Peut-être.

                Et puis, pourquoi inventer de la nécessité serait le plus beau des programmes ? Qu’est-ce qui pourrait faire que ce projet devienne le plus beau ? Parce qu’il découvre, ou parce qu’il crée du nécessaire ? Et, pour qu’une chose puisse être considérée comme la plus belle, il faudrait déjà que le beau puisse avoir un caractère absolument universel. Le beau n’est-il pas relatif –au moins–  à une norme sociale donnée ? Ou, ne devrions-nous pas prendre l'expression le plus beau, dans le sens du plus parfait, du plus abouti des programmes ?

Et, tout d'abord, pourquoi devrions nous inventer de la nécessité ? Pourquoi, ne pas la subir, tout simplement, pourquoi ne pas se laisser porter par le fleuve des déterminations ? A cela on peut répondre que c'est sans doute parce que nous voulons pouvoir exercer une sorte de liberté, et que si nous ne faisions que subir la nécessité naturelle, tout serait pour nous contingent, et donc, nous n'aurions plus de liberté. Inventer de la nécessité paraît donc vital pour que l'homme puisse s'affirmer comme tel, qu'il puisse prouver sa liberté et son pouvoir créateur.

On pourrait aussi penser que l'invention de la nécessité, dans un sens moral, peut être un beau programme. C'est-à-dire d'inventer des lois morales, qui permettraient -en théorie- de guider les hommes, leur dire quelles sont les actions justes. En somme, c'est un peu le programme du philosophe : aboutir à une philosophie pratique et donc à l'invention de la nécessité de lois morales. Mais, l'acception morale de la nécessité est trompeuse  : une obligation se distingue justement d'une contrainte en ce qu'il est toujours possible de ne pas la respecter : elle renvoie donc davantage à une exigence qu'à une nécessité. Nous ne ne pencherons donc pas spécifiquement sur l'aspect moral de la question.

Nous nous limiterons dans un premier temps à l'invention de la nécessité, telle qu'elle peut se faire dans les sciences. Mais, remarquant que ce programme est en fait en partie déterminé par la nature elle-même, nous verrons quelle pourrait être une véritable et pure invention de nécessité, peut-être chez le dramaturge. Mais la création de pure nécessité, livrée à l'homme seul, peut constituer un grand danger, dans la mesure où il est loin d'être tout le temps bon et raisonnable. L'invention de la nécessité, pour qu'elle soit effectivement un beau programme, et même le plus beau des programmes, doit passer par une autorité et une puissance supérieure à l'homme, c'est-à-dire comparable à celle de Dieu.

 

 

La science se propose des programmes de recherche sur notre monde, sur la nature. Elle a pour ambition de lever le voile de la nature. N'est-ce pas un beau programme ? La science s'efforce en effet d'interroger la nature, de la forcer à donner des réponses, en lui posant des questions, au travers d'expériences. Avec ces réponses -les résultats des expériences- , elle peut ainsi inventer, c'est-à-dire découvrir les lois de la nature. C'est en cela que l'on pourrait la considérer comme le plus beau des programmes : montrer la nécessité et l'harmonie de la nature, ses mécanismes, ses formidables solutions d'adaptation. Par exemple, que les planètes tournent toutes sur le même plan autour du soleil, que les animaux soient si bien adaptés à leur milieu, etc… La science a donc comme finalité, de comprendre le monde qui nous entoure, en montrant sa nécessité; en démontrant pourquoi il est comme ceci et pas comme cela. La science doit donc présenter l'enchaînement nécessaire des cause et des effets, des principes et des conséquences, ce qui revient bien à exposer la nécessité naturelle.

Mais, qu'est-ce qu'invente la science exactement ? Les lois de la nature. Dit comme cela, nous voyons tout de même que les inventions de la science ne sont que des pseudos inventions, dans le sens où ce sont bien plutôt des découvertes, que de véritables inventions. Il apparaît en effet que la science est une entreprise qui se propose de mettre au jour une nécessité naturelle, plutôt que d'en inventer une véritablement. En effet, l'invention suppose que l'on tende vers un projet défini. Tandis que la découverte est plutôt une levée de quelque chose d'inconnu. La question est donc : la science produit-elle seulement des découvertes ou aussi des véritables inventions ?

Des réflexions épistémologiques nous permettent d'affirmer que la science ne fait pas des découvertes neutres, qui correspondraient exactement à la nature. Par exemple, la théorie de la gravitation universelle que Newton a trouvée est plus une invention qu'une découverte. En effet, en 1919 Einstein a pû montrer son insuffisance et proposer une autre théorie, plus adéquate au réel. Tout cela nous amène à nuancer notre propos sur la science, comme invention de la nécessité. En effet, la science n'invente pas proprement de la nécessité, puisqu'elle existe préalablement, sous forme de nécessité naturelle; mais elle invente des théories qui proposent de rendre compte d'une certaine classe de phénomènes.

     Cependant, il reste que nous n'avons parlé pour l'instant des sciences empiriques, et l'on pourrait penser qu'il en va autrement des sciences non empiriques, c'est-à-dire des mathématiques. En effet, les mathématiques ne sont pas soumises à la nécessité naturelle, elles sont un pur produit de l'homme. Il semble donc que nous ayons affaire à une véritable invention de nécessité. Schématiquement, les points de vue des mathématiciens, dans leurs réflexions sur leur science, sont au nombre de deux : il y a les formalistes, et les platoniciens[1].

Les premiers considèrent les mathématiques comme un système de déductions logiques obtenues à l'intérieur d'un langage, à partir d'axiomes. Les autres plaident pour une réalité mathématique qui existe avant la formation des concepts. Si les formalistes ont raison, alors il est manifeste que faire des mathématiques peut être proprement une activité qui invente de la nécessité, puisque c'est au seul mathématicien de décider quels axiomes il va poser. Mais il semblerait que cette position soit plus difficile à tenir depuis que Gödel a démontré son théorème : ce dernier dit qu'il y aura toujours une proposition vraie qui ne sera pas démontrable dans le système. Il y a donc toujours une nécessité qui échappe manifestement, même au mathématicien.

Par contre, si les réalistes ont raison, alors les mathématiques ont une réalité et une cohérence qui leur est propre, et cette réalité permet d'expliquer -entre autres- pourquoi les mathématiques sont des outils si formidables pour la physique. Dans ce dernier cas, les mathématiques restent une production qui découvre de la nécessité. En résumé, nous avons toujours affaire en science à une nécessité naturelle, et jamais totalement artificielle.

 

 

La science est donc incontestablement un beau programme, qui invente, non pas de la nécessité, mais des théories permettant de rendre compte d'une certaine nécessité naturelle. Elle n'est donc sans doute pas le plus beau des programmes (car soumis à une autre autorité, la nature), et sans doute pas non plus le plus inventif (le taux d'invention est limité par les découvertes). Il paraît donc indispensable de dépasser cette simple nécessité naturelle et de trouver de la nécessité réellement inventée, c'est-à-dire de la nécessité artificielle, proprement et totalement créée par l'homme. Est-il possible de trouver une activité humaine qui invente de la nécessité interne, pour elle-même ? Il semble que oui, et l'activité artistique semble un excellent candidat.

 Chez l'artiste, l'invention de la nécessité a toutes les chances d'être le plus beau des programmes, puisque le beau est aussi l'objet qu'il recherche. Pensons par exemple aux romans. Ils semblent correspondre à nos exigences. Ces derniers sont crées de toutes pièces par un écrivain, qui invente des personnages, des situations, souvent extrêmement précises. L'effet est que le lecteur est pris dans le mouvement de l'histoire, il éprouve le sentiment que le monde crée par l'auteur a une certaine réalité, ou, tout du moins, une certaine nécessité. Cette nécessité a effectivement été inventée par l'auteur, et ce, pour être un beau programme. Nous avons donc bien ici une invention de nécessité, qui se fait librement, c'est-à-dire que l'auteur n'est pas soumis à une autre nécessité que celle qu'il décide de mettre. Il s'élève, par la création de son œuvre, au dessus de la nécessité naturelle : il a tous les pouvoirs. L'invention que se propose de faire l'artiste peut donc être considéré comme le plus beau des programmes, pour deux raisons. D'une part, parce qu'il est entièrement libre de produire la nécessité qu'il veut; et, d'autre part, car son programme est bien de se rapprocher du beau.

     Mais, l'invention en art reste chimérique, fictive et imaginaire. Ce faux a peut-être à des dangers. L'art ne se soucie en effet d'aucune exactitude, ni d'aucune valeur de vérité. En effet, l'invention est alors imagination arbitraire, sans respect de la vérité ou de la réalité. L'invention de la nécessité, pour être le plus beau des programmes, ne peut pas rester dans le cadre de la fiction : ce serait trop aisé, et ce serait limiter de beaucoup l’invention de la nécessité. L'invention de la nécessité resterait ainsi une idée, un mythe inaccessible. Les plus belles inventions ne doivent-elles pas un jour s’actualiser, se confronter au réel, pour être mises à l’épreuve ?

      Malheureusement, le passage de l'invention de la nécessité dans le réel ne se fait pas toujours de manière positive. En effet, on peut aisément dire que les systèmes totalitaires aussi inventent une nécessité. Sont-ils pour autant les plus beaux des programmes ? Inventer de la nécessité, de manière brute, n'a donc absolument rien de beau, de parfait. Et, de fait, on peut bien soutenir que c'est un programme comme un autre, puisqu'il s'agit d'une suite d'actions que l'on se propse de faire pour aboutir à un résultat.

 L'invention de la nécessité doit donc se lier -au moins- à une certaine conception du bien. L'invention de la nécessité, si elle se veut appliquable dans la réalité, ne doit donc pas être mise entre toutes les mains. Il faut vouloir le bien et le juste pour que l'invention de la nécessité ne tombe pas dans l'effroyable. Si nous avons vu qu'inventer de la nécessité pouvait être le plus beau des programmes, cela se limite en fait à un programme de fiction. Dès lors se pose la question de savoir : comment inventer de la nécessité, qui corresponde au vrai (c'est-à-dire qui ait un caractère scientifique et réel), qui crée de la nécessité artificiellement (comme l'art) et cependant  soit le plus beau des programmes (un programme juste) ?

  

 

La question que nous venons de poser impose une très grande exigence vis à vis de l'invention de la nécessité. Une si grande exigence, qu'il apparaît que ce programme dépasse toutes les compétences humaines. Qui pourrait véritablement inventer cette nécessité, réellement, librement, et justement ? Ce que l'on appelle Dieu semble être la solution. En effet, il serait créateur de tout notre monde, donc de toute la nécessité naturelle. Parce qu'il est libre créateur, et parce qu'il invente même la nécessité naturelle, il dépasse, d'une part, le scientifique qui se contente d'expliquer la cette nécessité naturelle; et aussi l'artiste qui ne peut pas actualiser son œuvre d'art dans une nécessité réelle. Il serait donc bien le seul créateur d'une nécessité qui réponde à toutes nos exigences, c'est-à-dire d'une nécessité divine. Dans ce cas, inventer de la nécessité, c'est sans aucun doute le plus beau des programmes, car nous avons là un projet qui a les moyens d'être mené à bien.

C'est bien le sens du meilleur des mondes possibles chez Leibniz. En effet, le monde est harmonieux, et sa beauté réside dans l'accord de ses parties. D'ailleurs, c'est cette idée de nécessité absolue qu'exprime Leibniz quand il dit : "dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers : Quae sint, quae fuerint, quae mox futura trahantur [2] ". Il y a donc bien, pour Leibniz de la nécessité, qui est omniprésente.

Cependant, ici, Dieu n'invente plus de la nécessité, mais bien la nécessité. Car,  ce qu'il décide de créer devient ensuite nécessité. C'est sans doute le plus beau des programmes : logique, libre et juste. Mais, en réalité, nous ne pouvons être sûr de rien à l'égard de ce programme : en effet, depuis Kant, il faut garder à l'esprit que Dieu n'est qu'un postulat, et donc, qu'on ne peut pas savoir grand chose -pour ne pas dire rien- de lui. Nous ne voulons pas en rester à la conclusion que seul Dieu pourrait véritablement inventer de la nécessité : ce serait faire de l'invention de la nécessité, là encore, quelque chose de totalement inaccessible.

Inventer de la nécessité ne doit donc pas rester dans le seul pouvoir -hypothétique- de Dieu. Et, les exemples de mauvaises nécessités que l'on peut trouver dans l'histoire ne doivent pas nous désespérer d'inventer de la nécessité. Dieu pourrait donc être un exemple, un paradigme de ce que doit être l'invention de la nécessité. C'est en s'imaginant être un Dieu bienveillant que l'on devrait inventer de la nécessité. C'est ainsi, en prenant garde aux conséquences de ce que l'on invente, que notre programme, notre projet, a le plus de chances d'être le plus beau. Inventer de la nécessité n'est donc pas une tâche à la portée de n'importe qui, et elle demande beaucoup de clairvoyance et d'intelligence.

 


Au terme de cette analyse, il apparaît qu'inventer de la nécessité est une entreprise ambitieuse et vaste. Elle peut donc avoir des fins et des objectifs très différents. Dans le domaine scientifique, nous avons vu que la nécessité était limitée le plus souvent à des inventions permettant de rendre compte de la nécessité naturelle. Ensuite, en cherchant une invention de la nécessité véritablement créatrice, nous avons pû remarquer que l'art du dramaturge constituait un excellent exemple, qui faisait preuve d'une véritable nécessité ainsi qu'un beau programme. Mais, remarquant, d'une part, que cette vision se limitait à des objets de fictions, et que, d'autre part, l'invention de la nécessité pouvait constituer des dangers, nous avons vu que seule l'invention de la nécessité divine pouvait être à la hauteur du plus beau des programmes. Cependant, cette appréhension de la nécessité, n'est, par définition pas accessible à l'homme, puisqu'elle est divine. Elle pourra donc, tout au plus, lui servir de modèle pour constituer sa propre nécessité.



[1] Sur la discussion des deux attitudes des mathématiciens, voir l'entretien d'Alain Connes dans La Recherche n°332, juin 2000, p109 et suivantes.

[2] Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, pp 130 sq. Delagrave "Celles qui sont, celles qui furent, celles qui sont sur le point d'être"
La citation latine de Leibniz provient de Virgile, Géorgiques IV, 492

 

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