Dire d'autrui qu'il est mon semblable, est-ce dire qu'il me ressemble?


Introduction

    Un clip d'une chaîne de télévision musicale américaine montre une succession de visages différents. A chaque visage est substituée progressivement son image radiographique. L'idée est la suivante: par delà les différences de couleur, de sexe, de coutume esthétique, nous avons tous le même crâne. Mais n'est-ce pas là interpréter le message du clip? En effet, nous savons qu'il ne s'agit pas du même crâne. Nous partageons seulement une ressemblance: nos crânes sont ressemblants. Pourquoi alors cette lecture spontanément infidèle à la lettre même du message? Parce que nous apercevons la difficulté qu'il y a à fonder la reconnaissance de lautre comme objet de mon respect, ce qu'on appelle "mon semblable". est-ce celui qui m'est identique, ou est-ce celui qui me ressemble? Spontanément, nous avons opté pour la première solution. Le travail du philosophe consiste à dépasser l'opinion spontanée, simple préjugé, pour atteindre le jugement fondé. Aussi nous faut-il examiner cette question: la reconnaissance du lien moral avec autrui peut-elle naître d'un constat de ressemblance ou d'identité? Mais qu'est-ce qui les différencie? Plus précisément, qu'est-ce que "ressembler"?

Partie 1

    Examinons ce concept de "ressemblance", et voyons comment il peut fonder une relation morale avec autrui.
    Si A ressemble à B, cela signifie que A n'est pas identique à B. Comprenons bien cet aspect de la signification du concept: je ressemble à mon père, je ne suis pas mon père. La ressemblance vient après la différence qui est première ou fondamentale. Ainsi, le concept pose des individus singuliers: il y a moi, il y a l'autre, il y a une irréductible différence (je suis fondamentalement moi différent de l'autre, et réciproquement) et des points communs (il y a moins de différences entre nos deux crânes, qu'entre nos crânes et ceux du chimpanzés). Ce qui ressemble peut éventuellement s'assembler, mais est d'abord distinct. Posant au départ la différence, la ressemblance exclut de conclure à l'identité.
    Construire un lien moral avec autrui sur le critère de ressemblance implique donc cette hypothèse implicite qu'autrui est fondamentalement distinct de moi. Il est, nous sommes des êtres fondamentalement singuliers, des individus. Mais par-delà cette singularité qui nous distingue, nous pourrions reconnaître des convergences. Sur ces "ressemblances", pouvons-nous fonder un rapport de respect, c'est-à-dire de reconnaissance de la valeur de l'autre?
    Là de nouveau, il va nous falloir envisager une hypothèse. La reconnaissance des ressemblances n'est que le résultat d'une opération de jugement empirique: mon expérience de moi-même et des autres êtres me permet d'en reconnaître un certain nombre qui me (se) ressemblent. Passer du constat empirique au jugement de valeur impose de considérer que la valeur se reconnaîtrait par un tel constat. Ce qui vaut se reconnaîtrait ici-bas dans le monde, par un jugement fondé sur l'expérience humaine. Nous reconnaissons l'hypothèse spinoziste qui considère le bien, c'est-à-dire ce qui vaut, comme subjectif et immanent. Et en effet, la morale spinoziste est bâtie sur ce principe: autrui est une valeur en tant qu'il m'est le plus utile. Et comment reconnaître le plus utile? Comment le reconnaître sans sortir de l'immanence et de l'expérience? C'est celui qui me ressemble.
    Cependant, nous voyons ici le problème qui se pose et qui n'a pas échappé à Spinoza. Celui qui me ressemble, à quoi en moi doit-il ressembler? Le drogué ressemble au drogué. Lui est-il "le plus utile"? Celui qui me ressemble, ce peut-être celui qui partage mes croyances, mes haines, mes folies. Et en effet, le critère de ressemblance désigne le semblable. Toutes les délimitations du domaine du "semblable" sont alors possibles. Spinoza butte sur un écueil: en posant comme irréductible la singularité des individus, on ne peut donner de critère universel de reconnaissance du "semblable" par comparaison empirique. Le respect dû à l'autre n'excédera pas alors les frontières de la tribu, de la bande, de l'ethnie, de la race, de la croyance, etc. C'est pourquoi Spinoza trahit l'hypothèse d'une singularité fondamentale des individus pour poser une identité fondamentale: la nature humaine, que caractérise la raison. Ainsi, l'homme le plus utile, c'est l'homme rationnel. Mais par là, ce n'est plus la différence qui est posée d'abord, c'est l'identité.

    Nous voyons donc la difficulté qu'il y a à fonder un lien moral avec autrui sur la ressemblance, c'est-à-dire, la différence prise comme fondement. Spinoza dit lui-même que le semblable c'est l'individu "tout à fait de même nature". Il y aurait donc une identité qui transcenderait les différences. Est-ce là l'échec définitif du critère de ressemblance?
 
 

Partie 2

    Reprenons le concept. Nous avons vu que le ressemblant, par définition, n'est pas l'identique. Le ressemblant rapproche des êtres irréductiblement singuliers. Or le lien moral peut-il se fonder autrement que sur la reconnaissance de l'identité?
    La morale n'a de sens qu'universelle. Janhélévitch nous le rappelle, soulignant que le relativisme moral, qui valorise la différence, s'appuie sur une exigence d'universalité, celle de la valeur de la différence: "dans toutes les négations de la morale s'affirme avec la même force le moralisme universel et obligatoire". Le critère de ressemblance peut-il conduire à autre chose qu'à une multiplicité de définitions du "semblable"? S'il n'y a que des individus singuliers, la ressemblance sera toujours relative à un aspect arbitrairement sélectionné.
    On peut sortir de cette difficulté en renonçant à l'hypothèse selon laquelle la différence constituerait un fondement. On la remplacera par cette autre hypothèse: l'identité est le fondement de l'humanité. Les humains ne sont plus alors considérés comme des singularités irréductibles partageant certains traits, mais comme une identité fondamentale que masquent les particularités qui nous différencient. Mon semblable ne m'apparaît plus en tant qu'il me ressemble (il y a moi, il y a lui, et des points communs) mais en tant que toute différence disparaît ) son contact (il n'y a plus ni moi, ni lui, mais un être identique et anonyme: l'humain). Comme le souligne Spinoza, le contact rationnel avec autrui dévoile cette identité anonyme. La raison est identique, universelle et anonyme. Ce n'est pas "moi" qui raisonne, ni "lui", c'est la raison elle-même. Dans la raison, la singularité s'évanouit, la différence disparaît, le "moi" s'efface, ainsi que "l'autre".
    L'identité ne peut pas se conclure par comparaison: elle met en évidence les points communs mais sur un fond d'irréductible différence. Montrer comme le fait le biologiste, que nous avons une structure biologique comparable, ne nous montre pas que l'autre est identique à moi, pas plus qu'un jumeau ne se confondra avec son frère parce que leurs images sont quasiment indiscernables. L'identité ne peut pas se voir dans la ressemblance, et c'est pourquoi le message du biologiste ne convainc que ceux qui sont déjà convaincus. Les "non convaincus" auront alors beau jeu de dénoncer là un "humanitairement bêlant", c'est-à-dire un conformisme idéologique.
    Le problème de la reconnaissance du semblable comme l'identique est très ancien. La tradition biblique apporte sa solution: autrui est reconnu comme notre semblable grâce à la révélation. Que nous dit-elle? "Dieu créa l'homme à son image" (Genèse 1-27). Le semblable, c'est celui qui est, identiquement à moi, image de Dieu. Je reconnais autrui comme mon semblable, non parce qu'il me ressemble, mais parce qu'il m'est fondamentalement identique. Ainsi, même la créature la plus dissemblable (l'handicapé lourd) nécessitera mon respect en tant qu'image de Dieu. Bien sûr, un tel fondement est fragile, comme l'histoire de la religion biblique l'a montré. Comment en effet savoir qui possède cette identité qu'aucune apparence ne dévoile? Le visage le plus "ressemblant" peut cacher le démon. Qui est homme, et qui ne l'est pas? La reconnaissance d'autrui comme semblable à Dieu court le risque de tous les arbitraires? Spinoza a souligné les dangers du recours à la transcendance, c'est pourquoi il cherchait un critère immanent de reconnaissance de la valeur d'autrui.
    Un critère dégagé par Spinoza et développé par Kant, est celui de la raison (que Spinoza écrit Raison). Dans la raison, l'individu laisse s'effacer ses particularités, son moi, son altérité pour n'être que cette identité anonyme qu'est l'esprit rationnel. Mais pourquoi respecter l'être doué de raison? Kant rejette le critère d'utilité, toujours discutable. Il veut un critère indiscutable, c'est-à-dire tiré de la raison elle-même, et non de l'expérience. Il raisonne ainsi: seule la valeur vaut, or seule la raison produit des valeurs, par les impératifs catégoriques. Donc la raison est une valeur, parce qu'elle fait exister les valeurs, les lois morales. Respecter l'autre, c'est respecter la raison, c'est respecter les valeurs que la raison produit. Ce n'est donc pas l'autrui que l'on respecte, mais la raison comme source de valeurs: les lois morales. Bien sûr, tout ce raisonnement s'écroule si l'on objecte, comme le fera Hegel, que l'impératif catégorique ne nous livre que du non-contradictoire, et pas des valeurs. Néanmoins, la raison n'est-elle pas le lien immanent le plus général qui relie les hommes?

  Conclusion

    On ne peut fonder un lien moral entre les hommes sur la ressemblance. L'identité semble être un fondement plus sûr, par-delà les dissemblances, mais délicat à cerner. La raison peut-elle être cet identique? Elle exige d'abandonner son moi, sa singularité. Spinoza souligne qu'une telle exigence est irréalisable. Néanmoins, elle permet de nous repérer sans en appeler à la transcendance, en valorisant au-delà de l'autre l'esprit rationnel humain qui est en moi et en l'autre.
 

Source : http://www.multimania.com/youpi98