La
réflexion
philosophique doit-elle et peut-elle être utile?
Philosopher est-ce
se compliquer la vie pour rien?
Peut-on juger des opinions?
Peut-on juger les opinions ?
Une opinion est une croyance, c’est à dire une idée que l’on tient pour vraie, juste ou bonne sans que l’on puisse en fournir de preuve suffisante : elle exprime un jugement personnel ou collectif subjectif peu ou pas argumenté ou dont l’argumentation apparaît rationnellement fautive. En cela toute opinion est en droit critiquable ; c’est même un des rôles principaux de la réflexion philosophique de remettre en question la valeur des opinions, particulièrement celles qui sont largement admises (opinions communes). Mais il semble qu’il faille bien reconnaître que toutes les idées ne sont pas démontrables, particulièrement celles par lesquelles un individu exprime ces sentiments particuliers, érotiques, esthétiques, éthiques ou religieux, voire sa vision personnelle du monde et de la vie : au nom de quoi pourrait-on le juger vraie ou fausse, bonne ou mauvaise en soi ? Elle ne vaut que pour lui et de son point de vue : en ce domaine l’individu est la seule mesure possible ; tout au plus pourrions nous juger son opinion comme contraire ou semblable à la nôtre, mais ce ne serait alors que confronter une opinion à une autre sans nous permettre de juger ni l’une, ni l’autre : ce simple constat n’implique, en effet, aucun jugement de valeur. En cela l’opinion engage l’existence autonome de chacun : il y puise le sentiment de son identité singulière, et de sa valeur personnelle et donc de sa dignité. Juger négativement des opinions des autres, dès lors que l’on juge toujours positivement ses propres opinions, serait prétendre avoir le droit de juger les individus en mal au nom de nos propres opinions, et donc de les mépriser : eux et leurs idées ; ce qui semble aller contre le principe même de la tolérance. Or nous ne pouvons, si l’on est scientifique que juger fausses des hypothèses contredîtes par l’expérience ou qui prétendraient être vraies en dehors de toute expérience possible et mauvais des préjugés intolérants qui justifieraient la violence et la domination de l’homme par l’homme au nom même du respect de la vérité et du bien universels raisonnables. Comment sortir de cette contradiction apparente ? Toutes les opinions se valent-elles ? Sont-elles toutes également respectables, même celles qui récusent la notion de respect de l’autre ? Disposons-nous, et dans quels domaines, de critères universels de jugements universellement valides?
L’enjeu de problème qui nous est posé concerne la relation entre la tolérance, nécessaire à la qualité non-violente des comportements inter-individuels et l’esprit critique indispensable à l’évolution des idées ; ils sont, en effet, les deux fondements de toute société libérale .
1) Dans le domaine des connaissances.
1-1 La vérité (accord entre
la
pensée et la réalité) universelle est impossible
: la raison ne peut se prouver elle-même et rien ne
peut
nous donner la preuve que le monde est rationnel ; l’expérience
est toujours particulière variable et subjective ; elle ne peut
valider aucune vérité générale, stable,
universelle
et définitive. À chacun sa vérité disant le
sophiste Protagoras => Il n’y a que des opinions ou croyances ;
à
la question : « prouve ta preuve » il ne peut y avoir
de réponse ; donc toutes les croyances et opinions se valent ;
celles
qui l’emportent à tel moment bénéficient de
circonstances
favorables qui l’effet de rapport de forces et d’intérêts
favorables. Donc on ne peut juger des opinions qu' en opposant d’autres
opinions ; les unes et les autres l’emportent provisoirement tour
à
tour au grès des circonstances, de l’habileté
rhétorique
de ceux qui les défendent.
1-2 La vérité objective existe
: c’est la vérité scientifique. Le
scepticisme
est stérile et contradictoire : il prétend récuser
la vérité, mais il affirme sa réfutation comme une
vérité ; d’autre part il ne peut plus rien
connaître,
ni même penser et dire, car toute pensée de connaissance
s’exprime
comme vérité, refuser celle-ci, c’est vider de sens tout
discours de connaissance. Les sciences ont fait la preuve pratique de
leur
fécondité et de celle de leurs critères rationnels
(non-contradiction) : la logique formelle et l’expérience
objective
et rigoureuse reproductible.
1-3 L’opinion est anti-scientifique ;
elle doit être combattue au nom de la vérité
scientifique
pour le développement des connaissances et du pouvoir de l’homme
sur le monde. « L’opinion pense mal, elle ne pense pas »
disait
Bachelard. Toute idée qui ne peut ou ne veut pas se soumettre au
contrôle de l’expérience rigoureuse (quantitative) doit
être
bannie du domaine de la connaissance. Si elle se prétend une
vérité,
elle est alors une illusion et c’est l’illusion et non l’erreur qui est
le plus grand obstacle de la recherche de la vérité.
1-4 Transition : Mais y a t-il une vérité morale et
politique,
ce que déjà contestait Aristote ? et dans ce domaine,
dans
ce cas, toutes les idées ne seraient-elles pas de simples
opinions et ne se vaudraient-elles pas, ce qui nous interdirait de les
juger ?
2) Dans le domaine pratique.
2-1 Il n’y a pas de vraie morale ni de
vraie
politique. La morale et la politique ne concernent pas une
réalité
objective mais une réalité imaginaire désirable et
, sur ce plan les individus ont forcément des valeurs et des
intérêts
différents : Certains préfèrent l’honneur et
d’autre
la liberté, d’autre encore la liberté aux
dépens
de l’égalité ; ces valeurs apparaissent souvent
contradictoire
et aucun raisonnement universellement valide ne peut prétendre
ordonner
d’une manière universelle le jeu chaotique et complexe de ces
valeurs
(exclusive, compromis etc..). C’est à chacun d’apprécier
de part la joie ou la souffrance qu’il éprouve ce qui vaut comme
idéal et valeur pour lui. Les valeurs collectives ne
représentent
que des coalitions instables de sensibilités et
d’intérêts
partagés, mais ces coalitions s’imposent toujours contre
d’autres
jusqu’au prochain basculement du rapport des forces ; c’est pourquoi la
démocratie a instauré la possibilité de
l’alternance
politique. Donc nous ne pouvons juger des opinions que d’un point de
vue
personnel et donc non-valable pour les autres. Et tout jugement
prétendument
objectif porte atteinte au respect que l’on doit aux autres,
à
la valeur de leur sensibilité singulière et au sentiment
de leur dignité.
2-2 Mais il y a des critères
pragmatiques.
Deux critères, valant universellement pour toutes les
sociétés humaines, peuvent être avancés : la
recherche de la réciprocité dans les échanges,
indispensable
à toute solidarité et le refus de la domination et de la
violence physique et morale (psychologique) pour régler les
conflits
d’intérêts et de valeurs personnelles afin de
préserver
l’ordre public et la possibilité même du lien social. Sur
le plan politique ces exigences morales impliquent la démocratie
politique comme régime le plus pacifique et non-violent possible
(le plus mauvais des régimes à l’exception de tous les
autres)
et le libéralisme économique et social
régulé.
Donc il est non seulement possible, en démocratie
libérale
de juger des opinions morales mais c'est un devoir de les combattre,
dès
lors qu’elles mettent en cause l’égalité dans les
libertés
fondamentales, l’ordre public et la solidarité (racisme,
sexisme,
intégrisme, intolérance etc..)
2-3 Les opinions religieuses et
métaphysiques
se présentent comme des vérités ou croyances
vraies
mais sans preuves car elles sont objectivement
invérifiables
(voir plus haut) ; elles sont donc des illusions qui visent
à
affirmer comme réel ce qui n’est que l’expression de nos valeurs
pratiques, de nos espérances et de nos désirs individuels
et collectifs ; (Dieu, la survie après la mort, la
volonté
et les commandements de Dieu, la liberté comme absolu pouvoir
sur
soi, le sens de la vie humaine et du monde etc..). On ne peut juger ces
opinions en tant qu’elles se présentent comme de simples
opinions
personnelles qu’au nom de leurs conséquences pratiques
éventuelles
sur les autres (voir 2-2), mais quand elles prétendent
être
des vérités absolues et sacrées, alors elles
présentent
un danger d’intolérance et de fanatisme violents qu’il faut
combattre
au nom des droits universels de l’homme.
2-4 Transition : Mais alors comment concilier la tolérance et
l’esprit critique ?
3) Tolérance et jugement critique.
3-1 La notion de tolérance est pour le moins ambiguë.
3-1-1 Les sens de la notion de tolérance. Au sens premier elle signifie la possibilité accordée de déroger à une loi chargée de sanctionner un comportement coupable ou l'expression d'une idée interdite. Cette dérogation ne les réhabilite en rien; il ne fait que suspendre la sanction, pour des raisons d'opportunité tactique. En cela, la tolérance ne reconnaît pas la liberté publique de croire et d'agir; elle fait en permanence peser une menace sur le coupable et peut à chaque instant être suspendue. Elle reste à la discrétion de celui qui exerce le pouvoir et constitue pour lui un moyen de pression visant à obtenir du ou des coupables certains services ou certains avantages, ne serait-ce que celui, politique, de les désigner à la vindicte publique. Mais, progressivement, l'exception s'institutionnalise et tend à devenir la règle: le pluralisme des comportements et des idées, dans les limites de l'ordre public, est non seulement toléré mais revendiqué comme constitutif de la liberté individuelle. Le sens de la tolérance change alors et tend à se confondre avec l'interdiction, au moins éthique, sinon juridique, de réprimer l'expression des idées et des croyances.
3-1-2 En un deuxième sens, la
tolérance
s'identifie à la liberté de penser et d'agir des
personnes
lorsque cela n'implique aucune violence physique ou morale
vis
à vis des autres: Il est interdire d'interdire un acte ou une
idée
non-violents; tel semble être l'impératif éthique
et
juridique de la tolérance, aujourd'hui. Sur quel fondement
repose-t-il?
Sur celui de la liberté et du droit de chacun à pratiquer
les croyances de son choix, dès lors qu'il n'y a plus de
vérité
uniforme possible, en un monde où elle n'est pas donnée
aux
hommes par le biais d'une religion unique ou de la science confondue
avec
le savoir absolu. La vérité et le bien communs sont
l'objet
d'un débat rationnel qui en assure l'évolution
nécessaire.
Or ce débat n'est possible que si nul ne peut et ne doit se
prétendre
détenteur exclusif du vrai et du bien: tout ce que chacun doit
savoir,
c'est qu'il ne sait rien de certain! Mais dans ces conditions, il peut
sembler que l'on a le droit et même le devoir d'être
sceptique
et de reconnaître que la vérité et le bien
universels
n'existent pas. Si la vérité est plurielle, chacun doit
admettre
que l'autre, non seulement peut avoir, mais a toujours raison, de son
point
de vue, quitte, ensuite, à s'efforcer de rapprocher les points
de
vue, si cela est possible, en pratiquant l'expression réciproque
des convictions et des réactions plus émotionnelles que
réfléchies.
A quoi, en effet, peut servir la réflexion rationnelle et
critique,
si la vérité est purement subjective?
Ainsi pour une tendance de plus en plus dominante, tolérance
émotionnelle et scepticisme mou vont de pair; ils conjuguent
l'absence
de vérité objective avec l'ouverture, forcément
sympathisante,
à la différence des autres. Ils convient alors de refuser
toutes les mises en question critiques des croyances comme autant
d'agressions
intolérables aux personnes. Le respect d'autrui se confond avec
le refus de porter atteinte à l'authenticité affective
des
croyances. Mais il devient, du même coup, impossible de
distinguer
les croyances en plus ou moins vraissemblables et en plus ou moins
universalisables.
Tout débat critique et toute réflexion philosophiques
sont
à priori interdits, au nom de la liberté de penser; ce
qui
est pour le moins paradoxal! C'est, en effet, par eux que la
pensée
scientifique peut progresser et que la pensée éthique
peut
se libérer des illusions plus ou moins violentes et fanatiques.
Comment traiter ce paradoxe? Ne convient-il pas de reconsidérer
la notion de tolérance à la lumière de
l'interrogation
philosophique?
3-2 Liberté et philosophie.
Pour le philosophe, la liberté est moins un état
extérieur
qu'une exigence intérieure. N'est pas authentiquement libre
celui
qui se laisse aller à ses passions et aux croyances illusoires
qu'elles
engendrent et qui les nourrissent. La liberté de choix
réside
dans l'effort de remise en question de soi-même par une prise de
conscience critique de la valeur rationnelle (non contradictoire) de
nos
croyances. Choisir, c'est être conscient des raisons
universalisables
de notre choix; et il n'y a de choix authentique que de choix
justifié
pour soi et les autres. S'il n'y a pas de valeurs purement
rationnelles,
ni de vérité absolue universelle et unique, cela
n'implique
pas le droit éthique de croire n'importe quoi, mais, au nom de
la
liberté raisonnable, le droit, voire le devoir, de critiquer
toutes
les croyances et de susciter la critique des siennes propres, en un
dialogue
sans concession, avec les autres et avec soi. "Critique-moi, tu me fais
du bien!", disait Socrate, au grand étonnement de ses
interlocuteurs.
La liberté est une conquête une lutte pour l'accès
à des représentations du monde et de l'existence plus
rationnelles,
eu vue d'accroître, dans la réciprocité
réglée,
le désir d'être et d'agir, la volonté de puissance
de chacun et leur reconnaissance heureuse.
La philosophie ne peut admettre le consensus pluraliste mou du scepticisme acritique et stérile, car il autorise toutes les manipulations commerciales et idéologiques de la subjectivité désirante et interdit toute pratique réelle de libération. La dépendance au plaisir suscité, sur fond de croyances provoquées, détruit l'autonomie des sujets, autant, sinon mieux, que l'exercice de la menace et l'exploitation de la peur. L'instrumentalisation, par le pouvoir médiatisé, économique et politique, du désir est la forme moderne de la domination.
Dans ces conditions, il est nécessaire de s'interroger sur la relation entre la tolérance, en tant que droit de croire et d'exprimer publiquement les croyances, et la philosophie.
3-3 Philosophie et tolérance.
Il convient pour examiner le principe de la tolérance de
distinguer
le droit juridique et le droit moral.
3-3-1 Philosophie et tolérance
juridique.
La lutte pour la rationalisation des croyances, indispensable à
la liberté critique de penser et à la réduction de
la violence physique et morale (que l'on songe, par exemple à la
croyance nationale et/ou religieuse) exige que, sur le plan du droit
juridique,
l'expression publique des croyances soit garantie. Mais cette garantie
doit s'arrêter, dès lors que le principe de la
tolérance
est compromis; ce qui est le cas lorsque les croyances font directement
appel aux passions violentes (ex: le racisme), autorise l'insulte et la
diffamation, voire prétendent légitimer le meurtre et la
domination de l'homme par l'homme. La loi répressive ne doit pas
hésiter à interdire, à censurer et à
sanctionner
ce qui n'est pas tolérable au regard des conditions mêmes
de l'exercice du principe de la tolérance. Pas de
tolérance
pour les ennemis de la tolérance! L'expression des convictions
doit
être non-violente et argumentée pour être admise
dans
l'espace public.
Mais le droit juridique pour la tolérance est sans effet sur
le progrès moral de l'humanité, s'il n'est pas
fondé
sur un droit moral à la liberté critique de penser.
3-3-2 Philosophie et droit moral pour la tolérance. La philosophie est fondée, au nom de la liberté authentique et du respect de la pensée humaine, avons-nous vu, sur le devoir moral de critiquer l'illusion. Une telle critique suppose que chacun fasse effort sur lui-même pour se mettre en question; ce qui exige que l'on ne confonde pas les convictions d'un homme et son être propre, chez les autres et pour soi-même. C'est probablement le plus difficile, mais aussi le plus indispensable impératif, pour qui veut participer au débat public. Cet effort ne peut être imposé de l'extérieur, il relève de l'obligation personnelle.
C'est en s'obligeant à cet effort, que chacun peut être réellement tolérant; c'est à dire, non pas croire n'importe quoi, mais au contraire, refuser le conformisme, la manipulation idéologique et l'asservissement à l'illusion interne et/ou intériorisée. La réelle tolérance, sur le plan moral, exige la droit de critiquer les idées et d'accepter la critique des autres, bref le devoir de ne pas croire n'importe quoi et le droit de le dire haut et clair!
S.Reboul, le 07/03/2000
La réflexion philosophique doit-elle et peut-elle être utile ?
Le réflexion philosophique paraît frappée d’une
ambiguïté : comme recherche théorique sur les
principes
fondamentaux de la pensée et de l’action, elle semble se
détourner
des sciences et des arts utilisables pour résoudre les
problèmes
techniques de la vie pratique (agencement des moyens en vue de
réaliser
des fins déterminées dans un contexte particulier), mais
elle se présente aussi comme une recherche du souverain bien, de
la sagesse pour tout homme, par delà ses soucis quotidiens et
l’urgence
de la satisfaction de ses désirs particuliers. Elle
prétend
de plus remettre en question la valeur de ses derniers pour nous
libérer
des contraintes et des déceptions qu’ils engendrent. Mais
n’est-ce
pas au nom d’une utilité plus haute concernant la
totalité
de l’existence humaine qu’elle se présente comme inutile
vis-à-vis
des problèmes de la vie pragmatique ordinaire dont le seul
critère
est la satisfaction de nos désirs personnels et sociaux
particuliers
? Mais ce faisant n’entretient-elle pas l’illusion que l’on pourrait
bien-vivre
en renonçant à désirer ce qui motive la plupart
des
comportements et actions humains : La santé, l’argent, la
pouvoir,
les honneurs, les plaisirs sexuels etc.. ?
Cette sagesse, cette recherche de l’ataraxie, ce détournement
de l’intérêt vital, ce refus des plaisirs
extérieurs
les plus courants, ne seraient-ils pas la marque de son impuissance, de
son incapacité à être utile à la plupart des
hommes, ce qui disqualifierait, du même coup, sa
prétention
à l’universalité ? Or, si elle ne peut contribuer au
succès
dans tous les domaines de la vie privée et publique, si elle ne
peut délivrer de recette ou méthode valant pour le
bonheur
ordinaire ne serait-ce pas que celui-ci lui apparaît illusoire ?
Il est possible qu’elle doive servir à autre chose qu’à
la
réussite extérieure de nos actions et qu’en ce sens elle
ne doit pas être utile, ce qui justifierait qu’elle ne le puisse
pas ; mais sa mission est peut-être d’une autre nature. Or
justement
quelle mission, dès lors qu’elle apparaît divisée
sur
sa définition ? Si le rôle de la philosophie est de
libérer
les hommes des illusions de la vie ordinaire, l’enjeu de la question de
son utilité est le sens et la valeur qu’il faut accorder
à
la vie humaine, si tant est que ces questions aient un sens.
1) Elle ne doit ni ne peut être utile
1-1 De l’utilité.
L’utilité
concerne au premier sens des fins particulières bien
déterminées
: (argent, pouvoir, honneur ....) dont on peut mesurer d’une
manière
objective la réalisation (rentabilité, promotion
professionnelle,
titres honorifiques..) ; or la philosophie ne s’intéresse qu’aux
fins générales et aux principes fondamentaux de la
pensée
et de l’action (vérité, liberté, justice, bonheur
ect..). À ce titre elle est une réflexion
théorique
et donc pas un savoir technique ; de plus elle est fait de ces
questions
des problème (elle problématise) dont la solution
relève
d’un débat dont nulle réponse ne peut prétendre
être
unique et prétendre délivrer une la méthode
efficace
pour les traiter: elle exige que chacun se pose la question à
nouveau
frais
1-2 De la philosophie. La
réflexion
philosophique est réflexion critique sur les principes et le
sens
de l’existence humaine en général ; elle
privilégie
l’être par apport à l’avoir, le savoir-être
plutôt
que le savoir-faire ; la relation à soi par rapport à la
relation au monde (vérité, bonheur, liberté,
sagesse)
; le qualitatif par rapport au quantitatif. Elles se met à
la recherche de valeurs universelles, c’est à dire rationnelles
et/ou raisonnables par delà toutes les fins particulières
;
elle combats tous les objectifs extérieurs comme
illusoires
dès lors qu’ils négligent la qualité de la vie et
la valeur de l’homme dans leur totalité.
1-3 La philosophie doit être inutile
pour accomplir sa mission. La mission de la philosophie est
de soumettre à la critique rationnelle (usage du principe de
non-contradiction)
les valeurs techniques de l’efficacité et de la réussite
au noms de valeurs, éthiques, politiques plus hautes qui
permettent
de penser une vie moins dispersée et moins conflictuelle et donc
plus raisonnable valant pour tous les hommes en vue de
développer
leur qualité humaines essentielles : l’autonomie et la
maîtrise
de soi (sagesse).
Transition : Mais cette recherche d’une « autre vie »,
plus raisonnable, plus sensée et donc plus libre n’est elle pas
à son tour une illusion dès lors que la philosophie
prétend
nous arracher à la réalité concrète,
à
nos désirs déterminés et aux exigences de l’action
qu’implique notre insertion dans le monde ?
2) Elle devrait être utile mais elle ne le peut pas
2-1 La vie est action et pouvoir sur le
monde.
L’essence de la vie n’est pas dans la réflexion mais dans
l’action
pour accroître notre puissance d’agir efficacement contre la mort
et la réalisation de tous nos désirs qui est la
définition
première du bonheur. Cette recherche par la philosophie d’une
autre
vie, qui nous détournerait du combat pour le bien-être et
la puissance est un leurre ; être maître du monde et
être
maître de soi sont indissociables. Vouloir philosopher contre
l’action
vitale, c’est vouloir mourir comme l’avoue Socrate, au grand
étonnement
de ses disciples, lorsqu’il choisit de boire la ciguë plutôt
que la fuite. La réflexion philosophique devrait au
contraire
nous préparer à mieux nous battre pour la réussite
et l’efficacité de nos actions vitales.
2-2 De l’échec de la philosophie.
Dès lors qu’elle s’affirme comme désir de vivre sans
désirs
excessifs, la réflexion philosophique s’interdit d’être
efficace
car l’efficacité exige de rechercher toujours à
être
le plus fort et le meilleur par rapports aux autres : ne pas être
dominant, c’est être dominé ; cette compétition
pour
le pouvoir implique logiquement que l’on désire toujours
davantage
et que l’on ne réfléchisse qu’aux méthodes
d’action
les plus efficaces, sans remise en cause, sous prétexte de
non-contradiction,
de la valeur de nos désir : la vie est conflit et contradiction
; la vie est donc irrationnelle par principe et vouloir la
rationaliser,
c’est se tromper sur le sens même de la vie. La philosophie
devrait
limiter son ambition à réfléchir sur les
conditions
générales du succès, mais alors elle devrait
abandonner
sa démarche critique et rationaliste globalisante à la
recherche
de la vérité universelle pour n’être plus qu’une
méthode
rhétorique pour persuader au service des ambitions de pouvoir
des
uns et des autres ; mais alors elle ne serait plus qu’une sophistique
et
serait vidée de toute prétention à fonder une
autre
vie, plus raisonnable et plus sage.
2-3 De l’Impuissance radicale de la
réflexion
philosophique. La philosophie qui tend à opposer la
raison
à la passion, la liberté intérieure à la
liberté
extérieure, la morale au désir, l’universel au
particulier,
l’esprit au corps, la vérité et la croyance, le concept
à
l’image et à l’émotion etc.. loin de résoudre les
contradictions de la vie, les systématise et donc les aggrave.
Elle
cherche à changer les hommes en les rendant surhumains sans
s’apercevoir
de la démesure et donc de l’irrationalité de son projet
(c’est
un comble !). Elle ne peut déboucher que sur l’impuissance
radicale
d’une pensée qui en s’enfermant en elle-même (ratiocinant)
se coupe de toute réalité vivante ; elle exprime
peut-être
alors, sur un mode sublimé, l’impuissance de ceux qui ne peuvent
agir qu’en pensée et non pas dans et sur la
réalité.
Transition : Mais alors, renoncer à philosopher, n’est-ce pas
laisse la porte ouverte aux passions et illusions les plus tyranniques,
les plus violentes et les plus décevantes ?
3) Changer la philosophie peut être utile pour mieux vivre.
3-1 L’autonomie est l’essence de la vie
humaine.
Il convient de distinguer les objectifs généraux de la
vie
: le bonheur, la liberté etc.. des fins particulières. Or
l’homme ne peut être pleinement vivant que s’il devient autonome,
c’est à dire capable d’inscrire son propre projet de vie dans
les
conditions contraignantes du monde ; or cette autonomie suppose la
maîtrise
des passions, des désirs destructeurs et des illusions
individuelles
et collectives qui les accompagnent ; seule une pensée critique
peut mettre à jour ceux-ci et proposer des règles
générales
de vie ; d’où la nécessite de philosopher pour
éviter
le pire : la guerre de tous contre tous, les drogues (chimiques et/ou
idéologiques)
, les désillusions de toutes sortes...
3-2 La philosophie comme hygiène de
vie. Exiger de juger par soi-même de la valeur des
valeurs
qui conditionnent nos désirs c’est devenir conscient des
principes
et des fins de nos actions et donc non seulement de l’efficacité
technique des moyens mais de leur utilité finale en vue du
bien-vivre..
En nous faisant prendre conscience des alternatives possibles quant aux
finalités et attitudes cohérentes globales possibles de
la
vie, leur avantages et inconvénients, la réflexion
philosophique
peut nous préparer à mieux nous déterminer
consciemment
dans le vie pour mieux vivre (la résolution est aussi la
première
condition du succès), et à promouvoir en les
régulant
la puissance de nos désirs.
3-3 Quelle philosophie peut nous être
utile et par quels moyens ? La seule philosophie qui puisse
nous aider à mieux vivre c’est une philosophie de l’action qui
nous
fait prendre conscience des contradictions de nos désirs et de
leurs
rapports avec la réalité ; donc une philosophie, qui se
détourne
de l’idéalisme moral abstrait, de l’absolu d’une
vérité
éternelle, au profit d’une réflexion réaliste et
pragmatique
(et donc rationnelle) sur les contradictions de la vie. Elle doit
mettre
ses concepts à l’épreuve de l’expérience
universelle
des hommes dans sa diversité et son évolution historique
et sociale ; le doute, la problématisation, l’argumentation
doivent
toujours mettre au centre de leur démarche les questions : cela
en vaut-il le coup ? au nom de quelles valeurs ? Cela peut-il marcher ?
Sinon pourquoi et si oui à quelles conditions ?. Ce sont les
questions
les plus utiles pour réussir dans la vie à devenir un
homme
autonome et efficace.
Conclusion :
La réflexion philosophique doit devenir une réflexion
critique sur la pluralité des valeurs et des styles de vie
possibles
afin de mieux nous adapter aux jeux pluriels, complexes et mouvants de
la vie personnelle et sociale, quitte à refuser certains jeux ou
à les modifier lorsqu’ils compromettent notre désir
d’autonomie,
celui-là même qui donne à la vie son sens
humain.
Philosopher est-ce se compliquer la vie pour rien ?
Philosopher c’est réfléchir sur les
contrariétés
les plus universelles de l’existence humaines et rechercher les
principes
et les valeurs fondamentales de la pensée et de l’action en vue
de les comprendre et de les traiter ; cela exige une critique
rationnelle
des illusions qui les masquent et qui risquent toujours de susciter
déceptions
personnelles et violences collectives.
En cela la réflexion philosophique semble nécessaire
pour mieux-vivre, mais elle exige un effort de conceptualisation
objective
et surtout la mise en question de nos croyances et de nos modes de vie,
donc un travail sur soi compliqué dont le résultat est
loin
d’être garanti au vue des conflits entre des positions
contradictoires,
à la fois rationnellement argumentées et exclusives, qui
traversent sans fin l’histoire de la philosophie. Si cette
vérité
finale sur le bien-vivre est impossible, le détour philosophique
ne serait-il pas une complication stérile ? En effet elle ne
serait
pas seulement une complication dans l’ordre de la pensée, mais
aussi
et surtout de la vie elle-même, en prétendant vouloir la
transformer
sans que le résultat positif de cette transformation nous soit
garanti.
Plus gravement encore, la réflexion philosophique est souvent
accusée
de méconnaître la vraie vie, faite de désirs, de
passions,
de foi plus ou moins aveugle dans l’action, dans les autres et en
soi-même,
de savoir-faire techniques et empiriques et de croyances communes non
démontrables,
mais indispensables pour vivre ensemble. En cela elle compromettrait la
vie ordinaire et ordinairement sans grands soucis. Bref elle pourrait
être
contraire à la vie comme l’en accusait Calliclès dans le
Gorgias de Platon. Mais alors comment comprendre le rôle actif
qu’elle
a joué et qu’elle joue encore dans le développement de la
culture qui conditionne notre vie ?
L’enjeu de la question est bien de savoir si la réflexion
philosophique
peut contribuer ou non à nous permettre de vivre mieux dans un
monde
changeant et pluriel dans lequel les valeurs et les repères
traditionnels
sont en crise et où la question du comment vivre avec les autres
et avec soi se pose et/ou se posera à chacun de toute
manière,
sans qu’aucune réponse toute faite indiscutable de s’impose
à
lui. Car, en effet, si ce n’est pas elle, quoi d’autre peut nous aider
à comprendre mieux la vie pour être plus heureux?
1) La réflexion philosophique est inutile à la vie.
1-1 Au bonheur. La vie heureuse
suppose que l’on soit capable de « décompresser »,
c’est
à dire d’oublier les soucis et les contraintes de l’existence,
de
nous divertir pour ne plus penser aux contradictions de la vie, au
malheur,
aux souffrances et à la mort. Cela implique que nous
considérions
que l’illusion, tant décriée par les philosophes au nom
d’une
vérité universelle sur le bien-vivre que l’histoire de la
philosophie nous invite à considérer comme
impossible,
soit une conditions du bonheur. Ils vaut mieux jouir des plaisirs
faciles
que la vie nous offre, plaisirs du corps et de l’esprit, conversation
gaie
et superficielle, jeux de société, ambition
mesurée
: moins l’on pense gravement et sérieusement plus on peut
goûter,
sans arrière pensée, aux joies quotidienne et être
de bonne humeur vis-à-vis des nos semblables, et nous accorder
facilement
avec eux en pratiquant un conformisme sécurisant. Et c’est cet
accord
avec les autres, condition de l’accord avec soi, qui définit le
seul bonheur raisonnable, car à la portée des moyens de
quiconque,
auquel nous devons prétendre ici-bas. Or la philosophie
raisonne,
doute et fait douter et donc déstabilise, inquiète,
conceptualise
dans l’abstraction desséchée de raisonnements logiques et
sans vie (sans désirs, ni plaisirs instantanés)
1-2 À la paix civile.
L’entente
avec les autres, non seulement les proches mais les lointains, voire
des
inconnus, suppose des conventions légales ou tacites qui ne sont
pas rationnellement justifiables, de plus, toute tentative de
justification
risquerait de créer des divisions des conflits, voire la guerre
civile et la violence généralisée. Le bien-vivre
ensemble
exige l’adaptation mimétique aux autres contraire à
l’exigence
de penser par soi-même prônée par la philosophie et
le doute volontaire qu’elle cherche à promouvoir. Socrate a
été
jugé pour incivilité et, du point de vue de ses juges et
du peuple, non sans raison pragmatique : il dérangeait le jeu
automatique
et nécessaire des croyances et des comportements collectifs et
ouvrait
la porte à la contestation de la légitimité des
pouvoirs
politiques et sociaux établis qui sont les garants de l’ordre
public
et de la paix civile.
1-3 La stérilité de la
réflexion
philosophique. Elle risque de compliquer la vie du plus
grand
nombre sans apporter des solutions ou les recettes de vie utilisables
par
tous, or elle se réclame de l’universel humain, éthique
et
politique ; c’est là sa contradiction majeure et elle est
insurmontable,
car la question du bien-vivre n’est pas universellement
conceptualisable
: elle met en jeu la sensibilité, les désirs, des valeurs
et les situations particulière de chacun et/ou de chaque culture
et société. Son échec est donc radical : elle
complique,
voire gène le bonheur ordinaire ,le seul possible au plus grand
nombre et à la stabilité des états ; donc son
résultat
est par définition négatif.
Transition : Mais la complexité de la vie, ne
préexiste-t-elle
pas à la réflexion philosophique et la philosophie ne se
développe-t-elle pas lorsque, justement, ce bonheur ordinaire et
la paix civile sont compromis par une crise grave affectant les
croyances
et les comportements conventionnels, pour, sinon y mettre fin, au moins
pour réfléchir dans le dialogue et le débat
dépassionné
à des valeurs nouvelles mieux fondées ?
2) La crise de la pensée et la réflexion philosophique.
2-1 L’interrogation philosophique et
l’exigence
de rationalité (non-contradiction) qui l’anime naît
de la crise des sociétés et des individus, lorsque
ceux-ci
comprennent qu’ils ne peuvent plus vivre sur fond des croyances
traditionnelles
qui ne marchent plus ni pour offrir aux hommes des repères
stables
dans un monde nouveau qui évolue sans cesse, ni à la paix
civile ; mais qui au contraire sont sans vigueur pour gérer sa
vie
et risquent par leur désadaptation d’entretenir les frustrations
et d’aggraver le risque de la violence. Dans cette situation, le doute,
passif et subi dans la désespérance, développe un
scepticisme généralisé et son contraire, des
tentatives
violentes et proprement destructrices de restauration des valeurs
anciennes
inadaptées qui débouchent sur l’impossibilité de
bien-vivre
avec les autres et avec soi.
2-2 Du rôle critique salvateur de la
philosophie. La réflexion philosophique ne
prétend
pas faire le bonheur des gens mais leur permettre de transformer le
doute
passif et désespéré en doute actif et volontaire,
condition pour eux de se donner de nouvelles règles de conduite
et de vie plus raisonnables , c’est à dire mieux fondées
sur l’expérience générale des hommes dans ce
qu‘elle
a d’universalisable et sur la logique afin de que les individus
puissent
construire des projets de vie qui puissent concilier l’autonomie de
chacun
et la paix civile. Pour cela elle rend possible un dialogue
raisonné
et non-violent avec les autres et surtout avec soi pour la plus grand
bien
possible de tous.
2-3 La réflexion philosophique peut
nous simplifier la vie. La vie dans un monde en crise
permanente
des valeurs et des repères produit de la confusion ; or la
réflexion
philosophique nous permet de la réduire en faisant l’examen des
contradictions, de leurs sources principielles, de voir plus clair dans
les différentes attitudes ou styles de vue quant à leurs
conséquences avantageuses ou nuisibles afin de faire des choix
conscients
et cohérents les mieux adaptés à nos situations et
désirs divers.
Transition : Mais le risque n’est il pas de croire que la
réflexion
philosophique pourrait suffire à vivre sans contradictions : une
vie simple et facile ?
3) Les conditions d’une philosophie efficace.
3-1 Critique de la position
idéaliste
: La réflexion philosophique ne peut suffire aux
bonheur
en prétendant faire disparaître les contradictions de la
vie
car vivre c’est faire usage de ses contradictions et non pas les nier ;
ce que prétendait faire les religions après la mort et
une
certaine conception idéaliste de la sagesse où pour
laquelle
il suffisait de connaître les idées universellement vraies
et de s’y soumettre pour être débarrassé des
souffrances,
des frustrations et de la mort. La vie est contradictoire et c’est en
cela
qu’elle est désir et création, plaisir de combattre pour
le bonheur et la reconnaissance de soi ; c’est en cela qu’elle est
vivante.
3-2 Réflexion philosophique et
autonomie.
Philosopher doit nous conduire à mieux comprendre la vie dans sa
diversité et son mouvement qu’animent les contradictions
essentielles
qui affectent l’existence humaine, afin de devenir, autant que faire ce
peut, plus conscients des choix que nous accomplissons pour les
gérer
au mieux, avec discernement et mesure, ce qui est le forme la plus
utile
et la plus simple de la sagesse. La philosophie doit nous aider
à
prendre conscience de nos véritables désirs (ceux qui
accroissent
notre puissance d’agir sur le monde et nous-mêmes) et les
règles
générales les plus efficaces et les plus rationnelles
(puisque
soumises à l’épreuve de la logique et de la contradiction
avec l’expérience) pour les mettre en œuvre.
3-3 Conclusion : La
réflexion
philosophique doit nous permettre, à condition de ne pas fuir la
vie réelle dans une pseudo-vie spirituelle idéale, de
développer
une initiative, une souplesse, une résolution
(autodétermination)
plus grande face à la complexité de la vie en un monde
où
sa simplicité est devenue une illusion.
S. Reboul, le 06/03/2000