La justice se confond-elle avec la stricte égalité?

Publié le 6 Avril 2013

 

Une remarquable dissertation! Merci à Hugo l'auteur de cette réflexion et élève de TS4! N'hésitez pas à proposer vos commentaires!

 

La justice, valeur universelle, est en elle-même un but ; elle s’incarne institutionnellement dans la société au travers du système judiciaire. S’il semble naturel que celle-ci soit la garante de l’égalité des hommes, la justice est cependant obligée de prendre en compte chaque cas particulier dans sa spécificité avant de rendre son jugement. En effet, le jugement d’un crime, même s’il est avéré et que les preuves sont unanimement reconnues, fait l’objet de débats poussés : juger ne va jamais de soi dans mesure où interviennent des circonstances atténuantes qui modifient l’appréciation de la situation et donc l'issue du jugement. Ainsi, c’est bien la justice qui semble s’adapter aux individus, alors même qu’elle doit garantir une égalité absolue entre les hommes.

Dès lors, on peut se demander qui de la justice et de l’égalité est nécessaire à l’autre. Toute justice implique-t-elle l’égalité ? Et la stricte égalité suffit-elle à assurer la justice ? Une telle conception n’est-elle pas réductrice ?

Dans un premier temps, nous verrons que la justice exige une première forme d’égalité. Ensuite, nous examinerons en quoi justice et égalitarisme se distinguent. Enfin, il s’agira d’envisager l’égalité comme un moyen et non plus une fin de la justice.

 

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La nature même de la justice nécessite une égalité fondamentale, sans laquelle elle n’a plus aucune légitimité.

L’action de rendre un jugement implique, pour correspondre à l’idéal de justice, de considérer toute situation indépendamment de ses singularités, c’est à dire en termes généraux. Cette opération quasi scientifique de « désindividualisation » d’une situation permet de faire correspondre à tout cas particulier sa catégorie telle que l’a définie le droit humain. Ainsi, la justice a la possibilité de se référer à des critères prédéfinis par la loi. En conséquence, la justice acquiert une objectivité et une impartialité qui seules garantissent sa légitimité. De fait, c’est l’assurance que je serai jugé comme n’importe quelle autre personne qui me fait considérer la justice comme transcendante à la société et me fait l’accepter comme institution légitime.

La justice se veut donc universelle et c'est sur cette reconnaissance d’une égalité fondamentale entre les hommes qu’elle impose ses principes. De fait, tous les hommes sont soumis à la justice et ce principe est le fondement de notre constitution. L’égalité absolue des hommes devant la justice est la condition sine qua non de la justice dans une société. Dès lors, le droit peut se construire sur le modèle de la morale kantienne. C’est bien parce qu’il s’applique à tous indépendamment de chacun que l’impératif catégorique – que l’on pourrait formuler ainsi : « agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être appliquée universellement » – est juste. Il en découle qu’une seule exception à l’universalité de la portée d’une règle lui ferait perdre la totalité de son caractère juste. Les absolutismes, les immunités juridiques de toutes sortes ou plus largement les privilèges sont injustes en eux-mêmes, mais portent aussi et surtout atteinte à l’ensemble du système.

 

La justice n’est légitime que si elle est universelle, ce qui suppose l’existence et la reconnaissance d’une égalité fondamentale entre les hommes. Pourtant, la justice ne peut se contenter du principe général d’égalité pour rendre ses jugements.

 

 

Il existe un caractère spécifique aux jugements créés par la société, qui s’opposent donc à l’égalitarisme radical qui veut nier les différences.

Un procès ne peut se reposer sur les seules lois écrites, parce qu’elles ne peuvent envisager et formuler des réponses à toutes les situations possibles. Cette reconnaissance de la spécificité des situations judiciaires appelle la reconnaissance des différences de personnalité entre les individus. Dès lors, la justice ne saurait être une machine capable de répondre de façon automatique à chaque situation sur la seule base du droit général. De fait, une telle justice serait une généralisation de l’adage « Œil pour œil, dent pour dent » qui associe à tout méfait une punition équivalente. On voit bien qu’ainsi, l’individu est réduit à ses actes aux yeux de la justice. Pourtant, qu’ont de comparable un meurtre de sang-froid avec préméditation, par pure vengeance, et un homicide causé par la défense à une agression ? Se contenter d’affirmer l’égalité en droits des hommes et nier leurs différences ne permet pas de fonder une justice moralement acceptable et viable pour la société.

Mais on peut aller plus loin encore : la justice n’est pas seulement contrainte par les faits d’adapter ses principes à chaque cas particulier, mais elle peut se définir et agir en fonction même de ces différences entre les hommes. L’égalité n’est plus alors un but idéal vers lequel il faut tendre en dépit des particularités des faits, mais au contraire une idée extérieure à la justice, qui doit se fonder sur les spécificités des hommes. C’est cette thèse qu’a défendue Pascal dans son Discours sur la condition des grands : être juste signifierait, au niveau individuel, témoigner à chacun le respect qu’il mérite. Pour cela, il faut distinguer deux types de grandeurs : celles naturelles, provenant des qualités des hommes et celles d’établissement, créés par l’homme et qui n’ont d’autre justification que le fait qu’elle soient établies. « Il faut parler aux rois à genoux […] c’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs ». Pourtant, il ne faut estimer pour autant les rois, car ce respect est réservé aux grandeurs naturelles, que les rois ne possèdent pas nécessairement. Selon Pascal, la justice n’induit pas simplement une acceptation de l’impossibilité d’une stricte égalité entre les hommes, mais bien plus la légitimité de certaines inégalités. En élargissant cette conception d’une justice de l’individu à une justice institutionnelle, on constate que celle-ci se doit la garante du respect de la structure de la société, en elle-même diverse. En cela, elle diverge de l’égalitarisme.

 

 

Comment concilier la nécessaire égalité des hommes devant la justice et la reconnaissance de leurs différences ? Et si l’égalité était un moyen et non la fin de la justice ?

 

 

La justice ne garantit plus alors qu’une unique égalité : celle du droit d’affirmer sa différence.

Il s’agit de concilier une justice impartiale, légitimée par son refus des inégalités devant la loi et une justice qui affirme et soutient la singularité de chaque individu. On retrouve la distinction qu’opère Bergson entre la justice des sociétés closes et celle des sociétés ouvertes dans Les deux sources de la morale et de la religion. La première a des origines mercantiles et répond mathématiquement à toute infraction à la loi par un jugement et une peine en proportion. Bergson rappelle d’ailleurs que « la justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation ». Cette justice est toute entière résumée par le symbole de la balance qui pèse le pour et le contre et privilégie l’équitable en toutes circonstances. L’autre justice, « celle des droits de l’homme », est au contraire ouverte, infinie, tournée vers la création future. Elle rejoint l’élan vital, ce dynamisme de la vie par nature imprévisible et discontinu, sur lequel est fondé toute la pensée de Bergson.

Pour comprendre le lien entre ces deux justices a priori sans rapport, il faut considérer leur différence de nature : la première est statique, la deuxième dynamique. La première est une suite d’étapes, de stations, de points alors que la seconde est le mouvement même, l’élan de l’ensemble. La justice close a cristallisé les créations de la justice authentique, ouverte. Par conséquent, l’égalité que la première justice admet comme étant nécessaire, n’est qu’une étape dans la progression de l’idéal de justice. Il faut dès lors sortir de la notion statique et passagère de stricte égalité pour rejoindre le courant de création imprévisible de la justice absolu. Elle consiste en une affirmation universelle du droit le plus fondamental : celui d’exister en tant qu’être unique, le droit à l’identité. C’est par l’égalité institutionnellement défendue que la justice peut d’exprimer les différences.

 

 

 

L’égalité apparaît indissociable de l’idée de justice : elle lui apporte une portée universelle et un caractère impartial, conditions de sa légitimité. Cependant, la justice ne tombe pas dans l’égalitarisme qui inhibe l’expression des personnalités et veut uniformiser la société. La justice cherche précisément à dépasser la stricte égalité par l’instauration et la garantie d’une égalité institutionnelle.

L’égalité, condition de son propre dépassement, rend possible l’expression de l’individu dans ce qu’il a d’unique. Pratiquer la justice serait-ce alors un moyen de découvrir l’Humanité dans sa diversité ?

Rédigé par Laulevant

Publié dans #Corrigé de dissertation

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