Introduction
La
liberté est, si on la définit dune manière
générale, un pouvoir de faire ou de ne pas faire (on
appelle ce pouvoir le " libre arbitre "), capacité
à être le propre principe de ses actions, sans être
contraint par rien dextérieur à nous. Or, on
a coutume de parler de la liberté en plusieurs sens, i.e.,
dattribuer la caractéristique dêtre libre
en fonction de considérations différentes. Par exemple,
on dit dun tel quil est libre parce quil nest
contraint par rien ni personne à agir de telle sorte, i.e.,
parce quil nest pas esclave ; on dit dun
autre, par exemple, un prisonnier, quil est libre de penser
malgré le fait quil est enfermé dans une geôle
contre sa volonté ; on dit encore quest libre
celui à qui, au sein dune société, est
laissée la possibilité, et qui a le pouvoir effectif,
de faire certaines choses ; ou encore, à un autre niveau,
quest libre le sage, qui, et parce quil, maîtrise
ses passions, etc. La liberté comporte-t-elle, dès
lors, des degrés ? Cela nous paraît être
immédiatement évident, puisquon ne peut pas
dire, en effet, que le non esclave, le prisonnier, le sujet dune
société, le sage, etc., sont libres à un même
niveau : il semble donc bien y avoir plusieurs niveaux de liberté.
Chacun de ces personnages serait dès lors " plus "
ou " moins " libre, de telle sorte quon
pourrait tracer une échelle de la liberté, qui irait
du niveau le plus bas de la liberté, au niveau le plus haut.
Mais peut-on vraiment être plus ou moins libre ? Ne faudrait-il
pas plutôt dire que la liberté ne comporte pas de degrés,
et réside seulement dans ce que nous caractérisons
comme étant son plus haut degré ? Le problème
qui se pose est donc celui de savoir si, hormis ce niveau extrême,
on peut encore vraiment parler de liberté, i.e., si cela
fait sens de parler de " liberté moindre "
ou " seulement en puissance ". Si ces niveaux
inférieurs de liberté sont moindres que le niveau
supérieur de léchelle, alors, ne sont-ils pas
tout simplement faux, et ne convient-il pas alors de parler à
leur propos de liberté illusoire ? Le discours sur la
liberté en termes de degrés est-il donc sensé ?
La liberté ne serait-elle pas par définition ce qui
échappe à tout degré ? Nest-elle
pas un absolu ?
I-
Au premier abord, il paraît nécessaire daccorder
que la liberté comporte des degrés.
Il
apparaît en effet que si la liberté était seulement
ce qui se situe au niveau extrême, supérieur, de cette
hypothétique échelle de la liberté que nous
avons commencé à tracer dans notre introduction, alors,
il serait tout simplement impossible que nous soyons dits, en tant
que nous sommes des êtres non raisonnables, mais seulement
rationnels (doués de raison), " libres ".
En effet, comme on peut le voir chez Leibniz, dans le chapitre XXVI
du livre II des Nouveaux Essais, qui trace ici une telle
échelle, cest Dieu qui se situe au niveau extrême,
et donc supérieur, de léchelle. Par conséquent,
on voit bien que si lon ne traçait pas une telle échelle,
sur laquelle viendraient séchelonner des degrés
de liberté, seul Dieu pourrait être dit libre ;
à ce compte, même le sage ne serait pas libre, car,
en tant quil a à prendre en compte les passions qui
existent en tout homme, il na pas la liberté parfaite
qui peut appartenir à Dieu seul.
On
voit aussi Descartes recourir à une considération
de la liberté en termes de degrés, afin de rendre
compte de la possibilité, pour lhomme, dêtre
dit libre. Ainsi est-il amené, en raison de sa théorie
de la création des vérités éternelles
par Dieu, exposée dans les lettres à Mersenne
de 1630, et qui a pour conséquence de poser que Dieu est
le modèle même de ce quest un être libre,
à savoir, que la véritable liberté consisterait
à créer et à vouloir en même temps ce
quon connaît, i.e., à ne pas " adhérer "
ou assentir à quelque chose dextérieur, à
dire, dans sa Quatrième Méditation Métaphysique,
que " le plus bas degré de la liberté "
est la liberté dindifférence ". La
liberté entendue comme pouvoir de faire ou de ne pas faire,
sans être " déterminée "
par aucun motif, nest pas une vraie liberté, ou nest
pas une liberté parfaite.
Il
revient à Aristote davoir montré à quel
point il était nécessaire que la liberté comporte
des degrés. En effet, dans le livre III de lEthique
à Nicomaque, Aristote dresse une liste des différents
degrés de la liberté, afin de contrecarrer la théorie
socratique selon laquelle nous faisons le mal involontairement.
Selon Aristote, en effet, la théorie socratique de la vertu-science
a une conséquence fortement néfaste pour la morale,
puisquelle conduit à dire que nos vices ne nous sont
pas imputables. Il sagit donc de répondre à
Socrate en affirmant que nos vices nous sont bien imputables, et
pour ce faire, Aristote établit une sorte déchelle
des degrés de la liberté. On nous dira ici quAristote
ne parle pas de liberté à proprement parler, que nous
projetons un terme " moderne " sur une théorie
" ancienne ". Mais si certes, la théorie
dAristote est, plus proprement quune théorie
de la liberté, une théorie du " volontaire "
et de l "involontaire ", et même
si le volontaire nest quun " vouloir "
(la " Willkür ", que Kant oppose à
la volonté pratique, la " Wille "), il
a quand même posé les bases dune théorie
de limputation. Aristote pose, dans les chapitres 1 à
3, que le volontaire (nous dirons la liberté) est identique
au non-contraint : il sagit par exemple de ne pas être
emporté quelque part contre son gré ou par une force
extérieure. A ce titre, tout, dans la nature, est libre,
car la liberté consiste à avoir en soi-même
le principe de ses actes (on sait que dans Physique II, Aristote
spécifiait les êtres naturels par rapport aux artefacts,
en leur attribuant la capacité de pouvoir se mouvoir par
eux-mêmes). Une fois posée cette définition
large de la liberté, ou du volontaire, Aristote sinterroge
sur les diverses modalités du volontaire. Pour lui, le volontaire
ne soppose pas de façon stricte et brutale à
linvolontaire : en effet, entre ces deux grandes modalités
de laction, séchelonnent des niveaux intermédiaires
entre les deux Aristote parle dactes " mixtes ".
Que doit-on entendre par là ? Que, en plus des actes
à proprement parler involontaires, qui se reconnaissent à
ce quils sont accompagnés de repentir, et qui ne nous
sont donc pas imputables, il y a des actes accomplis non volontairement.
Ces actes sont un mélange de volontaire et dinvolontaire,
et ne sont pas accompagnés de repentir : ils nous sont
donc, selon Aristote, imputables. Il va ainsi pouvoir dire que celui
qui a cédé à la passion, celui qui, par ivrognerie,
a commis un acte répréhensible, est responsable de
ses actes, même si ces deux personnes ne sont pas " entièrement "
libres. Il y a une différence, en effet, nous dit-il encore,
entre agir par ignorance, et agir dans lignorance. Quand on
agit par ignorance, cest que lignorance est la cause
principale, ou première, de nos actions : alors, lagent
nagissant pas en (pleine) connaissance de cause, il agit involontairement,
il nest pas libre. Par contre, quand on agit dans lignorance,
lignorance nest pas la cause principale, mais prochaine,
de laction. Ainsi, livrogne agit certes dans lignorance
mais non par ignorance : cest son ivrognerie qui est
en effet la cause de lignorance. Comme le dit bien Aristote,
le caractère étant acquis par la répétition
des mêmes actes, nous en sommes responsables : cest
de sa faute que livrogne est ivrogne, et a commis un acte
répréhensible. Livrogne est donc à la
fois libre et non libre, il agit à la fois volontairement
et involontairement. Il existe donc bien des niveaux intermédiaires
de liberté : même si la liberté de livrogne
nest pas " parfaite ", elle est bien une
liberté, mais " moindre ", " inférieure ".
Le fait quil existe des degrés entre le volontaire
et linvolontaire permet donc bien à Aristote déviter
lécueil socratique : la liberté nest
pas seulement dans les actes bons ; cela serait trop facile,
et trop dangereux. Affirmer lexistence de degrés de
la liberté permet de dire que les enfants, les êtres
qui obéissent à leurs actions, etc., sont libres,
agissent de leur propre décision.
Dans
la suite de son texte (dans les chapitres 4 à 6) Aristote
établit que le plus haut niveau de la liberté, la
liberté " accomplie ", se situe au niveau
du choix réfléchi, rationnel, délibéré.
Tout le volontaire, dit-il dans le chapitre 4, nest pas identique
au choix. La liberté " maximale " appartient
à lhomme, capable de réflexion et de décision
rationnelle. La liberté parfaite consiste donc à agir
en pleine connaissance de cause, à " calculer "
les éléments capables de nous faire effectuer un projet.
On
peut considérer que ce que dit Aristote rejoint la thèse
leibnizienne. En effet, si le plus haut degré de la liberté
se trouve dans la capacité à délibérer,
à agir en connaissance de cause, à réfléchir,
cest bien que la liberté appartient " plus "
aux esprits, aux êtres rationnels, quà des êtres
qui en sont dépourvus. Aristote comme Leibniz fondent en
quelque sorte leur théorie des degrés de la liberté
sur une théorie des degrés dêtre. Ainsi,
selon la théorie leibnizienne des monades, telle quelle
est bien résumée dans les Principes de la nature
et de la grâce, il apparaît que tout, dans la nature,
est libre, mais à des niveaux différents, parce que
les êtres existants (les monades) ont différents modes
dêtre, qui séchelonnent sur une échelle
allant de la moins parfaite sorte de monade (il sagit des
monades en sommeil, qui sont les éléments, analogues
à des âmes, de toutes choses) à la plus parfaite,
qui est Dieu (entièrement spirituel). Si les monades inférieures
sont dites libres, cest en tant que, comme chez Aristote,
elles agissent " spontanément ". Et si
les monades spirituelles sont dotées dune liberté
plus parfaite, cest en tant quelles sont capables de
réflexion, et donc, comme chez Aristote, de délibération
rationnelle, et aussi, quelles sont des personnes, douées
de mémoire et porteuses de droits, et par conséquent
capables dêtre responsables de leurs actions. Ici, donc,
ce qui fait que la liberté se pense en termes de degrés,
ou plutôt, quelle comporte des degrés, cest
que tous les êtres constituent une même échelle :
il serait donc erroné de les séparer trop rigoureusement
en disant, par exemple, comme le fait Descartes, que les bêtes
ne sont pas libres. Et, par conséquent, il est bien nécessaire
que la liberté comporte des degrés, cela est, pour
ainsi dire, " bien fondé dans la nature des choses ".
Le
problème qui se pose pourtant ici est quil nous paraît
difficile de dire que la liberté comporte des degrés.
En effet, napparaît-il pas quen fait, seul le
niveau supérieur soit à proprement parler la liberté ?
II-
Rien ne nous assure donc, en fait, que la liberté puisse
faire lobjet dune évaluation en termes de degrés.
La liberté ne serait-elle pas au-delà de tout degré ?
Dire que la liberté comporte des degrés, nest-ce
pas rater sa nature même ?
Ainsi,
si lon cherche, à un niveau métaphysique, ou
ontologique, quelles sont les conditions de possibilité pour
que la liberté comporte des degrés, il semble que
nous sommes alors obligés daffirmer que par essence,
il est impossible que la liberté comporte des degrés.
Que doit être, en effet, une " chose "
qui comporte des degrés ? Kant, dans la Critique
de la Raison Pure, Analytique des principes, Première
analogie, nous dit que tout phénomène, i.e., toute
réalité existant dans lespace et dans le temps,
et soumise au principe de causalité (cf. la troisième
analogie de lexpérience), doit comporter une quantité
et une qualité, et quil ne peut commencer ou finir
dêtre que progressivement, par degrés. Il apparaît
donc que le niveau de discours où nous nous trouvons quand
nous nous exprimons en termes de degrés, ne soit légitime
queu égard à la réalité phénoménale,
à quelque chose de relatif. Or, Kant montre bien, dans la
troisième antinomie de la Dialectique transcendantale, que
la liberté ne peut se situer au niveau des phénomènes.
En effet, en vertu de la troisième analogie de lexpérience,
tout, dans la réalité phénoménale, est
soumis au principe du déterminisme causal, qui stipule que
tout est soumis au principe de cause à effet. Si donc la
liberté était au niveau de la réalité
phénoménale, alors par définition elle ne serait
plus liberté, car tout effet devrait être rattaché
à une cause antécédente, elle-même phénoménale.
Il faut donc, pour Kant, que la liberté soit un absolu, quelle
se situe au-delà des phénomènes. Elle a à
voir avec la possibilité dun premier commencement radical,
qui ne soit déterminé par rien, mais qui puisse pourtant
produire des effets dans le monde phénoménal.
Si
donc la liberté est un absolu, elle ne pourra comporter,
pour Kant, de degrés. Elle est, ou elle nest pas, un
point, cest tout. Dabord, il faut préciser quil
est ici hors de question de soutenir, comme le faisait Leibniz en
reprenant les thèses dAristote, que étant donné
quil existe une échelle des êtres, il faut que
la liberté comporte des degrés, puisquil ny
a pas de coupure stricte entre les différentes espèces.
En vertu de la troisième antinomie, en effet, il savère
que la liberté ne peut être lattribut de nimporte
quelle sorte dêtre. Elle ne peut appartenir quà
un être doué de raison (pratique), qui appartient à
la fois au règne des phénomènes (Leibniz dirait
de la nature) et des noumènes, ou de lintelligible
(Leibniz dirait de la grâce).Par là, lanimal
est évidemment évacué. Mais, plus encore, tous
les degrés de la liberté, tels quon pouvait
les trouver chez Aristote, sont évacués, comme étant
en fait une non reconnaissance de la véritable nature de
la liberté. Il ny a selon Kant quune seule manière
dêtre libre, et cette manière se situe du côté
de lautonomie dune raison pratique. Seule une volonté
entièrement rationnelle est, selon lui, libre. Cela montre
que, non seulement le degré le plus parfait de la liberté
que lon trouvait chez Aristote, Leibniz, ou même Descartes,
est toute la liberté ; mais, plus encore, que la liberté
comme acte rationnel est tout autre chose, quelque chose de bien
supérieur. Etre libre, en effet, comme on le voit bien dans
la Critique de la raison pratique, cest, certes, comme
ces auteurs lont bien vu, être lauteur rationnel
de ses actes, mais, plus encore, cest se déterminer
à agir par soi-même, en vertu de la seule loi morale
(universelle).
On
peut donc dire que la liberté ne peut, par définition,
comporter des degrés. On peut penser que si on a été
amené à penser que la liberté comporte des
degrés, cest du fait que lon a pensé la
liberté comme choix dans le temps, et comme sexerçant
dans le choix des moyens. Cest toute la différence,
par exemple, entre la conception du libre choix que lon trouve
dans le livre III de lEthique à Nicomaque, et
celle que lon trouve dans le mythe dEr à la fin
du livre X de la République de Platon, qui est ici
en jeu. En effet, Aristote, pour qui, nous lavons vu, la liberté
comporte des degrés, pensait le choix comme non effectué
une fois pour toutes : pour lui, il sagissait de faire
des choix dans la vie. Pour Platon, au contraire, il sagit
de faire un choix décisif, et absolu, irrémédiable,
qui est le choix de nous-mêmes, de notre être, et même,
de notre liberté. En ce sens, il est vraiment absurde dadmettre
que la liberté comporte des degrés ! Si la liberté
est un tel acte absolu, elle ne peut par définition comporter
de degrés. Seuls les choix que nous exercerons dans la vie,
auront des degrés, mais il ne sagit plus de liberté
à proprement parler. Cest bien ce que nous dit Sartre,
dans lEtre et le néant : la liberté
étant le choix du rapport que nous avons au monde, étant
le choix même de notre liberté, elle ne peut comporter
de degrés. La liberté, nous dit-il, na rien
à voir avec la délibération, avec le calcul
rationnel et réfléchi : elle est bien au-delà
(" quand je délibère, les jeux sont faits :
je me suis déjà choisi ").
La
liberté étant quelque chose dabsolu, elle ne
peut donc, on le voit, comporter de degrés. Cela est incompatible
avec sa nature même.
III-
Mais pourtant, cette liberté que nous venons de qualifier
dabsolue, est-elle vraiment toute la liberté ?
Et
si, en fait, elle se révélait nêtre quune
des parties du concept de liberté, ne nous resterait-il pas
alors à devoir chercher si nous pouvons accorder la thèse
selon laquelle la liberté comporterait des degrés,
et ce, nécessairement, avec celle selon laquelle ces degrés
ne seraient pourtant pas la "vraie " liberté ?
Ainsi,
il revient, selon nous, à Hegel, dans son Encyclopédie
et dans ses Principes de la philosophie du droit, davoir
montré que la liberté kantienne, envisagée
comme un absolu, nétait en fait quun des moments
du concept, ou de lhistoire de la réalisation, de la
liberté. Avant de pouvoir en aborder les raisons, il nous
faut, après Kant, montrer comment, avec Hegel, nous avons
un nouveau moyen pour penser la nécessité, pour la
liberté, de comporter des degrés. En effet, selon
Hegel, il est faux de croire que la liberté soit immédiatement
en acte, réalisée. Etant éminemment spirituelle,
il faut quelle subisse, pour exister en acte, une évolution,
quelle se fasse devenir elle-même conforme à
son concept. Les degrés de la liberté seront donc
ici les étapes par lesquelles elle passera pour se réaliser,
pour se faire exister. Il est nécessaire que ces degrés
existent, et, même si ce sont bien des degrés de la
liberté, en tant quà chaque fois, la liberté
sera " mieux " réalisée, ces degrés
ne sont pourtant quune liberté partielle, fausse. Ici,
il ne sagit donc plus, à proprement parler, dune
échelle de la liberté, mais dun processus de
la liberté se faisant. Et ces degrés sont ceux par
lesquels la liberté " en puissance ",
non encore réalisée/ vraie, arrive au niveau supérieur,
i.e., est conforme à son concept ce moment, où
la liberté a enfin réalisé son concept, est
le dernier moment, comme nous le verrons, des Principes de la
philosophie du droit.
Dans
lEncyclopédie, Hegel nous relate l "Odyssée "
de la liberté, qui englobe tous les courants philosophiques
qui lont précédé sur ce sujet. Il va
dire, dans les Principes, qui en sont la dernière
partie, quelle est la " vérité "
de ces points de vue partiels, et cest là que nous
verrons que la conception kantienne nest quune liberté
partielle. Au niveau le plus bas de la liberté, qui est à
peine liberté, nous trouvons le désir délibéré
dAristote. A ce niveau, la liberté émerge parce
que lesprit, ou la volonté, commence à se dégager
de la nature. Entre nature et esprit, la volonté libre est
un mixte de désir et de réflexion ; elle nest,
nous dit Hegel, que particulière. Il lui faut dépasser
ce niveau. Au niveau supérieur, on trouve le libre arbitre
cartésien, qui pense la liberté comme jugement, comme
opposition entre un entendement et une volonté. Cette conception
psychologique de la liberté doit encore être dépassé.
Dans les Principes de la philosophie du droit, nous sommes,
nous lavons dit, au niveau de la liberté réalisée.
Cest ici que se situe la liberté kantienne ; cest
donc quici aussi, il y a des niveaux. Quest-ce que la
liberté achevée, vraie ? Cest, nous dit
Hegel, la volonté objective, qui se reconnaît dans
des institutions quelle a elle-même réalisées.
Les conditions pour en arriver à la liberté réelle,
sont, comme il le dit dans le § 4, de se réaliser dans des
uvres, dans le monde de la culture (le Droit, lEtat).
Résumons rapidement comment la liberté sobjective,
se réalise. Dabord, nous dit Hegel, il faut que deux
volontés se reconnaissent. Pour cela, il faut entrer dans
une relation de contrat ; cest par léchange
des choses, qui sont lexpression extérieure de la liberté,
que les deux volontés vont se reconnaître comme étant
identiques lune à lautre. Ensuite, les volontés
vont en arriver à prendre en compte luniversel, une
" norme ". Puis, elles vont, non plus sy
opposer, mais sy identifier, à travers lEtat.
On
voit donc que pour Hegel, les niveaux par où la liberté
passe pour se réaliser, sont dépourvus de vraie liberté,
qui est politique. La liberté cartésienne est donc
un degré moindre de liberté, car, si elle est bien
une étape dans sa réalisation, elle croit quil
est possible dêtre libre individuellement, que la décision
que prend une volonté individuelle, pourrait être libre.
La conception kantienne nest, de même, quune étape
partielle du processus de la liberté : Hegel la situe
au niveau de la " morale subjective ". Elle
a, certes, accédé à la connaissance de luniversel,
mais elle est encore trop abstraite, étant à la fois
individuelle et scindée de cet universel quelle reconnaît
pourtant comme seul valable. Nous ne pouvons agir en pleine connaissance
de cause, être véritablement libres, quau niveau
politique.
Etant
donné que la liberté " absolue "
kantienne nest donc quune étape, un moment, sur
le chemin que la liberté emprunte ou se donne pour se réaliser,
nous pouvons, avec Hegel, dire que la liberté comporte des
degrés. Plus on sélève du particulier
vers luniversel, plus, ou mieux, on est libre. La liberté
kantienne nest pas, on la vu, la liberté réalisée,
car elle est " seule ", et ne sinscrit
pas dans des choses ou dans des uvres.
Conclusion
Ainsi,
la liberté comporte bien des degrés. Ce sont ceux
par lesquels elle passe pour se réaliser progressivement.
Mais avons-nous pour autant résolu le problème qui
nous avait paru découler, dans notre intro, dune telle
affirmation ? Affirmer que la liberté comporte des degrés,
ne nous mène-t-il pas en effet à devoir dire que,
en dernière analyse, la liberté sidentifie avec
le niveau le plus parfait de notre échelle ? Hegel ne
dit-il pas finalement, comme Kant, que la liberté se dit
en fait dune seule manière, puisque pour lui, le seul
discours légitime que nous puissions tenir sur la liberté,
se trouve au niveau de la morale objective, de la Sittlichkeit ?
Nous en arrivons donc à une aporie
.
Bibliographie
Aristote,
Ethique à Nicomaque, Livre III
Descartes,
Lettres à Mersenne, 1630; Méditations
Métaphysiques, quatrième Méditation
Hegel,
Encyclopédie; Principes de la philosophie
du droit
Kant,
Critique de la Raison Pure, Analytique des principes,
Première analogie
Leibniz,
Nouveaux Essais, livre II, chapitre XXVI
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