Introduction
Le
sujet nous invite à nous interroger sur les rapports entre
le droit, pris en général, et l'histoire. Il ne s'agit
donc pas seulement du droit positif, mais de tout le droit. Ie,
à la fois du droit entendu comme système ordonné
de règles normatives édictant ce qui est permis et
défendu, et du droit entendu comme exigence de la raison,
correspondant soit à une conscience morale, à un idéal
de justice, ou à un droit dit "naturel".
On
notera que la phrase est intitulée négativement, i.e.,
que l'on ne doute pas du fait que le droit est le produit de l'histoire,
mais plutôt du fait qu'il le soit entièrement. Cela
peut vouloir dire qu'on doit se demander, soit (1) si l'histoire
est seule à l'œuvre dans l'élaboration et l'existence
du droit, soit (2) si le droit qui est le produit de l'histoire
s'identifie avec tout le droit - bref, s'il n'y a rien d'autre que
ce qui advient dans l'histoire, pouvant valoir comme droit.
On
notera encore que l'histoire est ici présentée comme
étant l'auteur du droit ; or, depuis l'Ecole des Annales
(au moins...) on sait que l'histoire est un processus collectif,
qui se produit de manière inconsciente. Le droit serait donc
le fruit d'une élaboration collective, mais aussi, inconsciente,
se faisant sans l'homme, ou n'ayant pas son origine dans un esprit
ou une décision (individuels).
Le
droit serait donc, si on répond affirmativement à
la question, le résultat d'un processus sourd et inconscient,
n'ayant de raison d'être que dans les contingences du moment,
puisque l'histoire n'est encore, au sens le plus reçu du
terme, qu'une succession empirique et fortuite d'événements,
n'ayant pas de fil directeur. Mais alors, le droit n'est-il pas
réductible au fait, à ce qui est, ou à ce qui
a été ? N'oublie-t-on pas alors la fameuse thèse
humienne selon laquelle on ne peut déduire ce qui doit être
de ce qui est, que donc, ce qui est légal n'est pas automatiquement
légitime ?
On
voit donc que le problème posé par l'intitulé
du sujet est celui de savoir si le droit est seulement la codification
de l'ordre établi, le miroir des intérêts et
des circonstances temporellement datées, ou s'il n'est pas
également, et avant tout, une exigence critique. Comment
distinguer entre le droit établi, légal, et le vrai
droit, légitime ? Est-ce en ayant recours à quelque
chose de non historique? On le voit, c'est le fondement, ainsi que
l'existence même du droit, qui est ici en jeu.
I-
le droit, réalité historique
Nous
allons d'abord chercher ce que signifie la thèse selon laquelle
le droit est le produit de l'histoire, en cherchant à la
fois ce qui peut la rendre évidente, et ce à quoi
elle s'oppose.
A-
L'évidence de l'historicité du droit, expliquée
par son but
Que
le droit soit le produit de l'histoire, signifie, naïvement
parlant, qu'il est historique, i.e., qu'il subit un devenir dans
le temps, qu'il n'est pas immuable. Or, quand on considère
le contenu du droit à travers les différentes époques
d'une société donnée, on ne peut que constater
qu'effectivement le droit est historique : il porte la trace des
évolutions sociales, techniques, scientifiques, etc., de
la société en question, ainsi que des révolutions
éventuelles. Les règles normatives, énonçant
ce qui est permis et défendu, suivent pas à pas ces
évolutions. Au fur et à mesure que se créent
de nouvelles réalités, se créent de nouveaux
problèmes, et, en conséquence, il faut de nouvelles
lois. Par exemple, il a fallu modifier le Code Civil, le code pénal,
afin de pouvoir régler les problèmes inédits
que posaient les accidents "dus" à des voitures, et, aujourd'hui,
il faut créer de nouvelles lois pour régler les problèmes
liés à l'informatique. Le contenu du droit est donc
changeant, et porte la trace des mutations sociales (donc de l'histoire).
Quoi
de moins étonnant ? En effet, quel est le but, la raison
d'être, du droit ? Il n'est autre que de régler les
rapports entre les hommes vivant en société : il faut
donc bien que, à moins d'être inefficace, il s'adapte
aux circonstances essentiellement changeantes des sociétés
humaines !
B-
Pourquoi alors a-t-on pu s'opposer à cette historicité
du droit ?
Pourtant,
si la thèse de l'historicité du droit, présupposée
dans l'intitulé du sujet, nous semble évidente, elle
s'oppose à ce que nous appelons le rationalisme juridique
- celui de l'ère des Lumières. Pour eux, le droit
est fondamentalement anhistorique.
On
trouve une telle conception du droit chez Rousseau, dans le Contrat
Social, ou encore chez Kant dans sa Doctrine du droit
et dans tous ses écrits portant sur l'autonomie de la raison
pratique.
Ce
qui la caractérise, c'est la croyance en la possibilité
d'édicter, par la raison, des règles universelles
du droit ; la raison serait capable de se donner à elle-même
des lois non déterminées par la tradition, le passé,
ou les contingences du moment. Pour eux, le droit n'est donc qu'un
pur produit de la raison, qui est législatrice, et ce, sans
considération des conditions historiques et sociales.
Or,
on sait bien que des prétendus axiomes rationnels de Kant,
on n'a jamais tiré grand chose en fait de solution juridique.
Cf. ses axiomes, abstraits, concernant les contrats, ou même
encore, ceux concernant la paix universelle : Kant propose-t-il
des règles (concrètes) de droit, qui soient applicables
? On sait encore la fortune du Contrat Social de Rousseau
pendant la Révolution française : quand on veut imposer
à un réel des lois abstraites et inadéquates
qui ne lui conviennent pas, notamment en ce qu'elles manquent de
tout enracinement dans la tradition, qu'elles négligeant,
on ne peut qu'en arriver la "Terreur". On a donc critiqué
à ce propos la violence d'une raison ignorant le réel
et l'histoire : il n'est pas possible de tirer d'une raison (désincarnée)
ne prenant pas en compte l'histoire, des lois.
C-
C’est le fondement du droit dans la raison, et non pas dans l’histoire,
qui rend le droit arbitraire : Montesquieu, De l’esprit
des lois
On
aurait donc pu avoir l’impression que dire que le droit est historique,
et est le produit de l’histoire, devait conduire à l’arbitraire.
Il faut au contraire reconnaître que c’est plutôt la
thèse inverse, celle selon laquelle le droit est le produit
de la raison et de la décision de l’homme, qui y conduit.
En effet, si le droit n’est que le produit de la raison et du consentement
des hommes, alors, il n’est que le fruit des conventions passées
entre les hommes, et par conséquent, il correspondra inévitablement
aux différents caprices ou intérêts de classe
des divers groupes humains à l’intérieur d’une société
donnée ou des différentes sociétés.
Précisons
que nous prenons ici le terme d’histoire comme changement dans le
temps et/ ou dans l’espace.
Ainsi,
selon Montesquieu, il faut reconnaître l’historicité
du droit, mais pour autant, cela n’entraîne nullement un constat
relativiste quant à la nature ou au fondement du droit. Dans
la Préface de l’Esprit des lois, il nous dit bien
qu’il a " examiné les hommes, et (qu’il a) vu
que, dans cette infinie diversité des lois et des mœurs,
ils n’étaient pas uniquement conduits par leur fantaisie ".
Montesquieu cherche, dans cet ouvrage, la raison pour laquelle il
y a des différences entre les règles de droit des
divers peuples ; pour lui, ces différences ne sont pas
dues au hasard, ni aux fantaisies des législateurs, mais
elles répondent à la nature des choses.
C’est
ce qu’il montre dans le chapitre 1 du livre I, à travers
son principe de l’universelle rationalité (ou encore, sa
théorie générale des lois). Ce principe stipule
que tous les êtres ont leurs lois, les lois étant définies
comme des rapports nécessaires et constants dérivant
de la nature des choses. Appliquant ce principe à sa recherche,
Montesquieu en déduit que la diversité, la variabilité,
des règles de droit, ne signifie pas absurdité ou
irrationalité, bien au contraire. Il y a ici la présence
d’une raison cachée, sous-jacente, que Montesquieu appelle
" esprit des lois " : comme il le dit en
sous-titre de son ouvrage, c’est " le rapport que les
lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement,
les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. ".
On
est loin, ici, du rationalisme juridique : la thèse
de Montesquieu est bien que le droit ne peut être qu’un produit
complexe de l’histoire, qu’il est le produit de multiples causes,
et qu’il est profondément lié à l’histoire
d’une nation particulière. C’est ce que montre bien le concept
d’ " esprit général d’une nation ",
que l’on trouve formulé dans le livre XIX, chapitre 4. Montesquieu
y dit que cet esprit général d’une nation est la résultante,
la synthèse, l’effet global, de la vie d’un peuple. Chaque
peuple se distingue des autres par le fait qu’un des facteurs déterminant
les peuples y domine plus que chez les autres. Par exemple, c’est
le climat qui selon lui prédomine chez les " sauvages "
(les sauvages, pour lui, c’est l’Asie…).
Si
donc le législateur veut faire des lois qui soient fondées
dans la " nature des choses ", il doit prendre
garde à prendre tous ces facteurs en considération :
toutes les lois ne sont pas bonnes pour tous les peuples, et, par
conséquent, il ne saurait y avoir de règles de droit
abstraites, intemporelles et universelles.
D-
Que signifie la thèse selon laquelle le droit est le produit
de l’histoire ?
On
voit donc mieux, maintenant, ce que signifie la thèse selon
laquelle le droit est le produit de l’histoire. Elle signifie que
le droit, certes, est historique, mais plus encore qu’il ne peut
être le produit de l’élaboration théorique des
savants, ou d’une activité consciente de l’homme. Nous venons
de voir, avec Montesquieu, que le droit est changeant, qu’il est
le produit de multiples causes, et que cela se comprend du fait
qu’il y a un esprit propre à chaque peuple. Nous sommes donc
bien loin, ici, de la société des citoyens du monde
de Kant !
Dire
que le droit est le produit de l’histoire, n’est-ce pas dès
lors considérer qu’il est seulement la création spontanée
de l’esprit des peuples, comme le soutient l’Ecole historique du
droit allemande, dont le chef de file est Savigny ? Le droit
a selon Savigny sa source dans la coutume, dans le peuple vaquant
à ses occupations quotidiennes. Les mœurs ou les croyances
étant l’unique source du droit, le droit exprime donc la
nature ou les besoins de tel ou tel peuple. Il est le résultat
de sourdes forces agissantes, l’élaboration créatrice
d’un donné mystérieux et obscur, " l’histoire ".
Le droit, selon Savigny, ne se comprend que si on revient à
son origine, i.e., si on parvient à en ériger les
circonstances d’apparition.
Conclusion
I
L’idée
selon laquelle le droit n’est que le produit de l’histoire, nous
semble donc plus viable, plus efficace, que la thèse selon
laquelle il serait le produit d’un législateur doté
d’une raison autonome et énonçant par conséquent
des principes universels.
Pourtant,
il semble bien que si le droit n’est rien d’autre que l’ensemble
des régulations tendant spontanément à s’imposer
dans un organisme collectif, s’il n’est que le produit de l’histoire,
entendue comme pure succession empirique et contingente des faits,
alors, rien ne nous permet plus de fonder le droit, qui n’est plus
alors que l’expression des rapports de force, de ce qui réussit
à s’imposer à travers l’histoire.
II-
L’histoire est-elle un fondement légitimant, nous assurant
que le droit n’est pas le simple fruit des rapports de force ?
Il
semble donc que le droit ne puisse être que le produit de
l’histoire. A moins, évidemment, que l’histoire puisse se
dire en un autre sens. Ne faut-il pas admettre, au-delà de
ce droit positif ou coutumier qui n’est que le produit de l’histoire,
" quelque chose d’autre ", qui soit susceptible
de fonder, ou de légitimer, le droit ?
A-
Il ne faut pas confondre légal et légitime :
Hegel, principes de la philosophie du droit, § 3
En
effet, quels sont les risques encourus par une thèse telle
que celle de Savigny ? Tout simplement, que, à terme,
on en vienne à dire que le temps sanctifie les injustices.
Ce qu’elle échoue à reconnaître, c’est qu’il
y a des lois injustes, bref, que " être légal ",
n’équivaut pas à " être légitime ".
Pour
Hegel, l’Ecole historique du droit allemande a fait une énorme
faute de logique. Elle a confondu, comme il le remarque au § 3 des
Principes de la philosophie du droit, une question d’origine
avec une question de fondement. Et elle a cru que mettre à
jour l’origine d’un droit, pouvait permettre de le justifier. En
effet, selon Hegel, " une détermination juridique
peut se révéler pleinement fondée et cohérente
d’après les circonstances et institutions existant, et pourtant
injuste en soi et pour soi et irrationnelle, comme par exemple une
foule de règles de droit privé romain qui découlent
très conséquemment d’institutions telles que la puissance
paternelle ou le droit conjugal romains ". On voit
bien ici le problème que pose la thèse et la méthode
de Savigny : sous prétexte que la notion d’âme
du peuple est ce en quoi s’enracine le droit, il croit échapper
à l’arbitraire, et estime n’avoir pas besoin de rechercher
la légitimité de ce droit. Il croit n’avoir pas besoin
d’étalon supérieur à l’histoire, à ce
qui est, pour juger du caractère rationnel de ce droit.
Hegel
voit donc bien, dans ce texte, que si le droit est le produit de
l’histoire, ce n’est pas en racontant " l’histoire
de son apparition, les circonstances, les cas particuliers, les
besoins et occasions qui ont amené son établissement ",
qu’on pourra montrer qu’il est juste et rationnel. La justification
par les circonstances n’est pas une vraie légitimation, et
elle n’est pas satisfaisante pour la raison. Par ce genre de méthode,
tout peut se justifier, même les pires crimes. " Or,
continue-t-il, le droit familial romain, l’esclavage, etc., ne satisfont
pas même à de très modestes exigences de la
raison ". A prendre la méthode de Savigny au
pied de la lettre, et d’un point de vue logique, on ne peut que
perdre le droit, puisque " les circonstances n’étant
plus les mêmes, l’institution a perdu son sens et son droit".
B-
Les deux sens du mot "droit"
Au
cours de notre développement, nous avons été
inéluctablement menés à faire un double usage
de terme de "droit". D'abord, le droit ne posait pas problème,
il ne signifiait que l'ensemble des lois établies par une
société, et ayant valeur obligatoire, i.e., faisant
autorité du seul fait qu'elles sont édictées
par l'organisme ayant autorité pour faire des lois. C'est
le droit positif. Mais, finalement, l'usage que nous avons fait
du terme de droit nous renvoie à des exigences idéales,
à l'idéal de justice.
Or,
le problème posé par notre sujet n'est-il pas de savoir
si cette distinction est sensée ? Est-ce que le droit n'est
que le droit positif, comme l'inciterait à croire la thèse
selon laquelle il ne serait que le produit de l'histoire ? Ie, le
légitime est-il la même chose que le légal ?
C-
Si le droit est seulement le produit de l'histoire, il n'existe
que le droit positif et on n'a plus rien pour le fonder en raison
et en justice
Dire
que le droit n'est que le produit de l'histoire, ne peut que mener
à l'abandon de cette distinction, et, ultimement, à
dire que le droit n'est que le produit des rapports de force, de
ce qui a réussi à s'imposer à travers l'histoire.
Le droit n'est plus que l'expression du caprice et de la fantaisie
des hommes, ou des hasards de l'évolution sociale : la critique
du rationalisme juridique se retourne donc contre l'Ecole historique
du droit.
Que
nous montre cette critique du droit positif ?
Que
le droit n'est que d'institution humaine, et qu'il n'est que l'effet
de la force dans l'histoire. rien ne le justifie.
Ainsi,
pour Pascal, dans le Fragment 81 des Pensées (Ed.
Lafuma), c'est la force qui a établi l'ordre social reconnu
comme juste : le droit positif est, de fait, le produit et/ ou la
justification de la force.
De
même, Rousseau, dans le Discours sur l'origine de l'inégalité
parmi les hommes, est mené à dire que le droit
n'étant que le produit de l'histoire, il n'est qu'une usurpation
- celle des riches, qui voulaient l'institution de la propriété
pour posséder en toute liberté et légalement
…
Ce
qu'on voit bien, chez Pascal comme chez Rousseau, c'est que s'interroger
sur la signification de la justice d'un point de vue généalogique,
c'est être renvoyé à la force comme fondement
de celle-ci. C'est que, finalement, il nous apparaît bien
que le recours à l'histoire est incapable de faire apparaître
autre chose. L'histoire n'est pas légitimante, du moins,
tant qu'elle n'est rien d'autre qu'une accumulation de circonstances
fortuites, contingentes, qui auraient pu être autres. Cette
histoire, qui est celle à laquelle Rousseau a recours dans
sa reconstitution hypothétique de l'histoire (naturelle)
de l'homme, n'a aucun sens, elle ne peut légitimer le droit,
étant absence de toute norme et de toute rationalité.
Il
semble donc bien, que dire que le droit n'est que le produit de
l'histoire aboutisse à nier tout droit. C'est la leçon
inoubliable de rousseau qui nous dit, dans le chapitre 3 du livre
I du Contrat Social, qu'un droit qui cesse, lorsque la force
cesse, n'est justement plus un droit, - car la force ne fait pas
droit !
On
voit donc que l'histoire ne saurait suffire à rendre compte
du droit. En fait, dire que c'est l'histoire qui est source du droit
nous prive de la possibilité qu'il soit fondé, juste/
justifié. Il semblerait donc qu'on soit obligé de
recourir à autre chose qu'à l'histoire, à sortir
de l'histoire et de sa succession empirique et insignifiante de
faits contingents.
D-
Une histoire légitimante
Mais
c'est bien ce que disait déjà Hegel, dans le § 3 des
Principes de la philo du droit, contre l'Ecole historique
allemande. Cette Ecole a confondu la genèse extérieure
du droit avec sa genèse à partir du concept. Cette
distinction se comprend à travers la célèbre
distinction hégélienne entre deux types d'histoire.
En
premier lieu, l'histoire, qui est celle dont fait selon lui usage
l'Ecole historique n'est rien d'autre qu'une succession empirique
insignifiante ; en second lieu, l'histoire, que Hegel écrit
avec un grand H, est la venue progressive de la Raison à
travers l'Histoire. Il faut distinguer entre le "dasein" et le "wirklich",
entre l'être-là insignifiant et l'effectif, qui est
ce qui existe comme traversé par la raison s'y accomplissant.
C'est en référence à cette distinction qu'est
à comprendre la formule de la Préface (op. cit. )
qui stipule que "ce qui est rationnel est réel, et ce qui
est réel est rationnel". Le réel de la formule renvoie,
non au dasein, mais au wirklich. Cela signifie que la raison n'est
pas coupée de l'empirique, ou anhistorique, puisqu'elle s'y
réalise. Mais il ne faut pas non plus faire l'erreur de croire
qu'il y a identification entre raison et empirique, ou entre raison
et histoire au sens premier.
Ainsi,
l'histoire dont le droit est le produit est une histoire ayant en
elle-même son propre étalon, qu'elle fait advenir progressivement.
C'est une histoire qui se lit comme étant celle de la raison
et de la liberté se faisant. - Là où Kant,
dans son Idée d'une histoire universelle au point de vue
cosmopolitique, parlait seulement d'une lecture, d'un point
de vue nécessaire pour que l'histoire ait un sens, Hegel
franchit le pas de faire de cette hypothèse quelque chose
de réel. Grâce à cette histoire portant en elle-même
un sens, ayant une finalité que Hegel dira "justifiée
en soi et pour soi", le fait que le droit soit le produit de l'histoire
n'est plus, pour le droit, synonyme de perte de légitimité.
En effet, le développement sur des bases historiques ne se
confond pas avec "le développement à partir du concept",
qui seul apporte cette justification en soi et pour soi du droit.
L'histoire de Hegel, qui est celle de la raison, permet donc de
remplacer la genèse temporelle de l'Ecole historique par
une genèse conceptuelle. A partir de là, on peut réellement
analyser si le droit qui advient à travers l'histoire, est
conforme à son concept. Le droit se réalise dans une
histoire qui se charge de reconnaître ce qui est rationnel,
conforme aux exigences de la raison, comme le montre bien la notion
de "tribunal de l'histoire". Pour Hegel, ce qui dure dans les conflits
entre les opinions, les idées, etc., c'est ce qui était
vrai, rationnel. C'est donc dans le temps, mais celui d'une histoire
ou d'un devenir ayant un sens, une fin, un fil directeur, et qui
est donc évolution et progrès, que se réalise
le droit naturel, qui, au début, n'est que concept, en soi,
ie, virtuel.
Il
n'y aurait donc pas besoin, contrairement à ce que nous disions
au début de notre analyse, d'étalon ou de norme trans-historique,
afin de sauver le droit de l'arbitraire. Toutefois, il nous semble
que pour admettre cela, il nous faut obligatoirement admettre l'Histoire
que loue Hegel. N'est-ce pas beaucoup admettre, d'abord en ce qu'il
faut alors admettre toute sa métaphysique, chargée
d'entités dont il nous est difficile d'admettre l'existence
(cf. l'Esprit du monde, véritable sujet du droit) ? Mais
encore en ce que, aujourd'hui, on n'a de cesse de critiquer les
philosophies de l'histoire …
III-
Le droit positif, produit du droit naturel, exigence morale universelle
Ainsi,
ce qu'on peut garder de l'entreprise hégélienne, c'est
que le droit rationnel n'est pas le droit empirique en vigueur ;
que le mot même de droit appelle à trouver un étalon
universel, quelque chose qui transcende les données contingentes
de l'histoire. Ne sommes nous pas menés, finalement, à
retrouver quelque chose de l'exigence morale ?
Comme
l'a bien vu Hegel, ce qui seul peut légitimer le droit, c'est
qu'il soit fondé en raison, et référé
à la liberté. Il faut donc que le droit soit "juste",
ce qui signifie qu'il transcende les besoins (contingents, puisque
nous ne pouvons accepter l'histoire hégélienne) ou
circonstances changeantes de l'histoire. Il semblerait que finalement,
nous soyons obligés de dire que le droit n'est pas ou ne
doit pas être que le produit de l'histoire. On doit opposer,
au droit positif en vigueur, qui est changeant, une justice éternelle
ou un ordre moral universel, immuable, indépendant des conventions.
Ainsi, nous sauverons le droit de l'arbitraire, et ainsi seulement.
A-
Droit positif et droit naturel
Tout
le droit n'est donc pas que le produit de l'histoire : au-dessus
du droit positif, qui est bien le produit de l'histoire, il y a
"une loi vraie, la droite raison, répandue dans tous les
êtres, toujours d'accord avec elle-même, éternelle",
comme le dit Cicéron dans le livre III de La République.
Cette loi morale est supérieure aux lois instituées,
car elle est véritable, fondée, enracinée,
dans la nature de l'homme, et dans la raison.
On
retrouve donc ici la thèse classique qui, depuis Antigone,
oppose un droit naturel, éternel, à l'histoire, qui
n'apparaît donc jamais susceptible de fonder le droit. Tous
les philosophes jusnaturalistes, toute la philosophie politique
du 18e, va recourir au droit naturel, à la loi
naturelle, voyant là le seul moyen pour que le droit soit
légitimement fondé. En effet, si le droit est enraciné
dans les exigences de la loi naturelle, qui est la parole de Dieu
en nous, alors, le droit sera conforme aux exigences morales qui
se trouvent en tout homme. S'il y a du droit, c'est, comme on peut
le voir chez Hobbes, parce que la loi naturelle nous conseille de
l'instituer. Le droit n'est donc plus le résultat des rapports
de force, mais ce qui s'enracine dans la liberté et la raison
de l'homme.
B-
Mais y a-t-il des valeurs universelles ?
On
nous objectera que décidément, on n'échappe
pas à l'histoire, et que tout droit est dès lors historique.
En effet, comme l'a bien vu Marx dans La question juive,
on pose en fait comme naturel ce qui est historiquement déterminé,
et devenu familier à force d'habitudes. Ainsi, une fois encore,
on n'échappe pas à la mystification du droit, qui
consiste à déguiser ce qui n'est que rapports de force,
en ce qui est juste, légitime. Marx estime par exemple que
l '" "Homme" de La déclaration des droits de l'homme et
du citoyen n'est autre que l'homme de la société
bourgeoise. De même, la liberté soi-disant inaliénable
et universelle, suppose la propriété. Nous serions
donc victimes d'une illusion de classe : nous confondons l'idéal
de notre société avec un idéal universel. Autrement
dit, nous croyons que les valeurs ne sont pas changeantes, et que
la raison est capable de découvrir des principes éternels.
Nous avons donc cru, en rédigeant la déclaration,
que le droit à la propriété était éternel,
inaliénable, et fondé dans la nature de l'homme. Or,
ce droit est historique, et rien ne dit qu'il soit juste, légitime.
Toutefois,
comme l'a bien vu Léo Strauss dans le chapitre de Droit
naturel et histoire, le fait que l'idéal de notre société
soit changeant, n'implique pas qu'il faille renoncer à "rechercher
un étalon qui nous permette de juger de l'idéal de
notre société comme de tout autre"; et "le simple
fait que nous puissions nous demander ce que vaut l'idéal
de notre société montre qu'il y a dans l'homme quelque
chose qui n'est point totalement asservi à sa société".
C-
Le rôle moteur de l'exigence de justice
Il
existe donc autre chose que l'histoire comme source du droit : c'est
l'exigence de justice. Ne modifie-t-elle pas, à travers l'histoire,
les lois légales, pour qu'elles soient de plus en plus conformes
au respect de l'humanité ? Si cette exigence de justice ne
crée pas de toutes pièces le droit positif, elle contribue,
en le critiquant, à l'améliorer. Ce qui signifie bien
que le droit positif oblige si et seulement s'il ne contrevient
pas au respect de l'humanité, s'il ne heurte pas la raison.
N'est-ce
pas le sens de l'actuelle contestation de la loi Debré sur
l'immigration ? L'appel à la désobéissance
civique ne signifie-t-il pas que, au-delà des lois positives,
instituées, répondant à des besoins de la société,
il y a des lois morales, qui sont plus légitimes, et auxquelles
nulle ordonnance civile ne saurait nous forcer à ne pas y
obéir ?
Le
problème est qu'alors, c'est toute l'institution de la société
qui est menacée d'illégitimité . En effet,
comment peut-il se faire que les besoins de la société
ne soient pas adéquats aux besoins "réels" des hommes
? L'organisation juste est-elle alors néfaste aux rapports
réellement justes entre les hommes, que le droit a pourtant
pour but de réaliser ? Le droit ne semblerait alors, décidément,
n'avoir aucun fondement !
D-
Réconciliation droit naturel et histoire (Aristote)
Il
nous semble que nous devons, pour finir, tenter une réconciliation
du droit naturel et de l'histoire, qui aurait le mérite de
se situer entre l'écueil historiciste et celui du rationalisme
juridique.
Pourquoi
le fait que le droit soit le produit de l'histoire serait-il une
thèse nihiliste ? Après tout, chez Aristote, droit
naturel et histoire font bon ménage. Il est de l'essence
même du droit, aussi naturel soit-il, qu'il soit variable
et changeant.
En
effet, il faut d'abord dire que la nature dans laquelle il faut
puiser la source du droit, n'est pas la nature telle qu'elle apparaît
au 17e, à savoir, une nature régie par
des lois invariables. La nature que prend pour modèle Aristote
est plutôt celle des botanistes. De plus, elle inclut les
groupes sociaux, les familles, les cités. Bref, c'est une
nature caractérisée par le changement.
Comme
il le dit dans l'Ethique à Nicomaque, au chapitre
7 du livre V, le droit naturel est variable : il consiste à
s'adapter à chaque situation. De plus, chez lui, le droit
est une notion adjectivale, il n'est pas du tout traité comme
une "chose", mais comme un prédicat : le dikaion, c'est le
juste, qui est une valeur à poursuivre, la solution juste
que nous cherchons, sans la connaître à l'avance.
Aristote
combine donc bien nature et histoire, et par-là, l'exigence
morale et le changement qui caractérise le droit positif.
Il y a bien en effet un droit qui est indépendant de la volonté
de l'homme, et des conventions (il s'agit du "meilleur") mais cela
ne l'empêche pas de varier avec son objet. Comme le montre
bien Aristote dans le texte cité, le juste légal adapte
le juste naturel à la réalité concrète,
il le particularise ou le détermine. C'est donc l'antinomie
nature (droit naturel) et histoire qui était à la
base des "problèmes" qui faisaient qu'on ne pouvait admettre
que le droit soit historique. Aristote concilie en effet le légal
et le légitime en reconnaissant que le droit positif est
fondé sur une exigence de justice - et que, pour cela même,
le droit doit essentiellement être historique.
Il
ne sanctifie pas par-là, comme on peut le constater au fil
de la lecture des Politiques, n'importe quel fait historique
: il reconnaît à l'esprit humain la tâche de
contrôler lesquelles, des institutions historiques réalisées,
sont conformes aux fins naturelles, et peuvent donc nous servir
de modèles de justice. Le problème restant toutefois,
on le sait, qu'il a bien légitimé, avec une telle
méthode, l'esclavage !
Conclusion
Si
le droit nous paraissait au départ comme étant, de
toute évidence, le produit de l'histoire, c'était
en tant qu'il était essentiellement mouvant, ayant pour charge
de réguler la vie sociale essentiellement changeante. Toutefois,
nous ne pouvons soutenir que le droit n'est que le produit de l'histoire,
au nom de la distinction entre fait et valeur, entre ce qui est,
et ce qui doit être. On a bien vu, tout au long de notre développement,
que ceux qui ont voulu fonder le droit sur l'histoire, ont bien
été obligés de recourir à quelque chose
d'autre qu'elle, pour éviter que le droit devienne relatif,
arbitraire, bref, ne soit plus un vrai droit. Que ce soit le Volkgeist
de Savigny, l'Histoire de Hegel, la loi naturelle des Modernes,
tout semblait bien nous pousser à admettre, avec Léo
Strauss, le besoin d'un "droit naturel", qui est, pour lui, équivalent
à un étalon universel et trans-historique pouvant
juger le droit existant. Mais étant données les difficultés
de connaître ce droit naturel, nous avons préféré
retourner au sens antique du droit, tel qu'on le trouve chez Aristote
: le droit est ce qui combine changement et idéal de justice,
et l'idéal de justice n'est pas atteint dans son intégrité
du fait de sa variabilité...
|