Introduction
Loeuvre
dart, produit du génie créateur de lhomme,
a souvent prétendu être un moyen datteindre un
absolu, qui est de lordre du suprasensible, et des valeurs
humaines les plus hautes. Ainsi, quand nous nous servons du terme
"oeuvre dart", nous nous en servons avant tout,
non comme dun terme descriptif et neutre, mais comme dun
terme connotant une valeur. Les oeuvres dart sont censées,
dans notre inconscient collectif, exprimer ce qui est de lordre
de labsolu, nous faire avoir accès à ce qui
est "transcendant". Elles sont considérées
comme des objets à part, et nous mettons à leur sauvegarde
un intérêt important (notre ère est bien lère
"muséale").
Pourtant,
loeuvre dart est-elle capable datteindre un absolu?
Comment est-ce possible, si labsolu est par essence ce qui
ne dépend daucune condition, et dautant plus,
daucune condition sensible? Platon na-t-il pas dénoncé
lassujettissement de lart au domaine du sensible, et
par-là, na-t-il pas montré que lart est
incapable de manifester un absolu? Mais la thèse de Platon
présuppose que labsolu ne se manifeste pas : il nous
faut donc ici réfléchir sur les conditions de possibilité
dune révélation sensible de labsolu. Peut-être
faudra-t-il dépasser le dualisme manifestation sensible/
absolu, afin de pouvoir soutenir que loeuvre dart peut
manifester un absolu. Loeuvre dart est-elle seulement
"quelque chose de sensible"? Ne peut-elle rien nous montrer
au-delà, nous révéler une présence irréductible
au sensible comme tel?
I-
Platon : l'uvre d'art, copie du sensible, est éloignée
au plus haut point de l'absolu.
Pour
Platon, loeuvre dart na pas les moyens de manifester
un absolu, étant donné quelle est assujettie
au sensible. L'absolu se situant par définition au-delà
du monde sensible, le moyen par essence le plus inadéquat
pour atteindre labsolu est la manifestation sensible -donc
l'art!
1)
L'uvre d'art est imitation de la nature sensible.
Platon
prend pour accordé que loeuvre dart est imitation
de la nature. Elle consiste à recopier les phénomènes
sensibles.
2)
Les deux sortes d'imitation.
Dans
Le Sophiste, 235 b-263c, il distingue deux espèces
dimitation :
Objet
du texte : définir quelle est la spécificité
de la technique de production des images. Ayant défini plus
haut l'image comme imitation, copie, de quelque chose, il distingue
ici deux espèces d'imitation :
L'Etranger
: je vois en elles, d'une part, une technique qui consiste
à faire des copies. Celle-ci est surtout évidente
lorsque quelqu'un, tenant compte des proportions du modèle
en longueur, largeur et profondeur, produit une imitation
qui respecte, en outre, les couleurs appropriées
de chaque chose.
Théétète
: Et alors? Tous les imitateurs n'essaient-ils pas d'agir
ainsi?
L'Etranger
: Ce n'est pas le cas de ceux qui produisent ou qui dessinent
des uvres monumentales. Car s'ils reproduiaient les
proportions réelles des choses belles, tu sais bien
que les parties supérieures paraîtraient trop
petites, et les inférieures trop grandes, puisque
nous voyons les unes de loin et les autres de près.
Théétète
: Oui, absolument.
L'Etranger
: ces artistes ne laissent-ils pas de côté
la vérité, en produisant dans les images,
au détriment des proportions réelles, celles
qui paraîtront être belles? (
) N'est-il
pas juste alors d'appeler "copie" le premier type
d'imitation, car, en réalité, il "copie"?
(
) Et la partie de l'imitation qui est en rapport
avec elle, ne doit-elle pas être nommée, comme
nous l'avons déjà dit, "technique de
production des copies"? (
) Et alors? Ce qui a
l'apparence de ressembler à ce qui est beau, tout
simpelment parce qu'il est contemplé selon une mauvaise
perspective, mais qui, s'il était regardé
par quelqu'un ayant la capacité de le voir nettement,
perdrait cette apparence, cette image, comment doit-elle
être appelée? Si elle a l'apparence d'une copie,
sans y être semblable, n'est-elle pas une illusion?
(
) Or, cette illusion constitue une partie considérable
non deulement de la peinture, mais aussi de l'imitation
en général. (
) Ne serait-ce donc pas
tout à fait juste de qualifier d'"illusionniste
cette technique, qui produit non pas des copies, mais des
illusions? (
) Voilà donc les deux formes de
la technique de production d'images dont je parlais : celle
de la copie, et celle de l'illusion.
Platon,
Le Sophiste, 235 b-263 c, Ed. GF, Trad.N.Cordero,
1993
|
Il
y a dabord limitation-copie, qui consiste à recopier
fidèlement la chose, mais sans avoir pour ambition de la
remplacer (cest une relation de ressemblance, non didentité)
; et ensuite, il y a une imitation appelée "eikastique",
qui cherche à remplacer la chose même. Pour ce faire,
il faut étudier les lois de la perception sensible, de manière
à "pouvoir faire illusion". Loeuvre dart
ne peut remplacer lobjet ou rivaliser avec lui, quen
faisant illusion. Loeuvre dart appartient donc pour
Platon au domaine de limage, du sensible. Or, tout ce qui
est de lordre de limage est pour Platon, de lordre
du moindre être. Ce qui seul est réel, cest lIdée,
absolu supra-sensible ne dépendant en aucune manière
de conditions et des lois qui gouvernent le monde sensible. Non
seulement loeuvre dart est une image, donc, quelque
chose de sensible, mais en plus, elle est littéralement assujettie
au sensible, elle trompe et illusionne.
3)
Art et illusion ou l'art condamné par la philosophie
Loeuvre
dart privilégie le sensible comme moyen dexpression,
et est donc condamnée par Platon, au nom de la philosophie.
En effet, lart en vient à faire croire que labsolu
ou lIdée est dans le sensible, or, la leçon
du Livre VI de La République (cf. la célèbre
allégorie de la caverne) est bien de nous faire voir que
labsolu est tout autre que le sensible, et inatteignable par
les moyens sensibles. Ce nest pas en étudiant les apparences
et les moyens de redoubler celles-ci que lon pourra atteindre
labsolu, ni même le manifester. Les formes artistiques
sont rigoureusement coupées de leidos, Idée
ou Forme intelligible, qui se trouve dans un monde suprasensible.
Cest le philosophe qui, se détournant du sensible,
à laide de sa raison, atteint labsolu. Labsolu
ne se manifeste pas dans le sensible, il napparaît pas
par essence : le domaine de lapparaître est trompeur
et non seulement ne nous révèle pas labsolu,
mais encore, ne nous apprend pas à le chercher là
où il se trouve. Ce que Platon appelle le principe "anhypothétique",
ce qui est sans conditions, est atteint au terme dun long
parcours, par une sorte dintuition intellectuelle, qui est
une sorte déblouissement, mais en aucun cas une révélation
sensible. Labsolu, lIdée de Bien, est bien comparable
à la luminosité du soleil, mais cest à
loeil de lesprit ou de la raison quelle apparaît,
pas à loeil du corps...
Comme
il le montre dans le Livre X de La République, 597a,
loeuvre dart est éloignée de trois degrés
de la vérité -nous pouvons ici remplacer "vérité"
par "absolu", puisque pour Platon, avons-nous dit, ce
qui est absolu, cest ce qui est le plus réel.
"Ainsi,
il y a trois sortes de lits ; l'une qui existe dans la nature
des choses, et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu
est l'auteur ; -autrement qui serait-ce ? (
) Une seconde
est celle du menuisier. Et une trosième, celle du
peintre (
). Ainsi, peintre, menuisier, Dieu, ils sont
trois qui président à la façon de ces
trois espèces de lits. (
) Et Dieu (
)
a fait celui-là seul qui est réellement le
lit ; mais deux lits de ce genre, ou plusieurs, Dieu ne
les a jamais produits et ne les produira jamais. (
)
le peintre est imitateur de ce dont les deux autres sont
les ouvriers (pire encore, il recopie ce qui déjà
n'est qu'apprence) l'imitation est donc loin du vrai"
Platon,
La République, 597 a-sq
|
Ainsi,
quelle différence y a-t-il entre le lit représenté
par lartiste, le lit empirique qui sert à dormir et
qui est fabriqué par lartisan, et lIdée
de lit? Le lit de lartiste ne fait que copier quelque chose
qui déjà, est dépourvu de réalité,
au lieu de copier directement lIdée. Le lit fabriqué
par lartisan, quant à lui, a au moins lavantage
de "refléter" ou de manifester le lit vraiment
existant, lIdée de lit. Lartiste est un ignorant,
il ne sait pas comment est le vrai modèle. Comment le pourrait-il,
puisque létude du sensible le détourne de tout
accès possible à labsolu?
Ainsi,
il semble que loeuvre dart soit par essence incapable
de pouvoir manifester un absolu. Si le monde des phénomènes
ou monde sensible est manque dêtre, pure "apparence",
alors, si loeuvre dart est un moyen sensible de copier
le sensible, elle ne peut pas manifester quelque chose dabsolu,
puisque par essence cest ce qui est au-delà du sensible
et soppose rigoureusement à toute forme dapparaître.
Le paraître ou le se manifester ne nous fait pas atteindre
lêtre empirique, et encore moins lêtre "en
soi". La figuration sensible ne pouvant rivaliser sérieusement
avec la vision intellectuelle, lart semble bien être
définitivement condamné à nêtre
que pure apparence...
II
-Hegel : l'absolu ne s'opposant pas aux apparences sensibles, l'uvre
d'art peut en droit manifester un absolu, ou même l'absolu.
Mais
lapparence de lart est-elle si trompeuse, si incapable
de rien manifester dautre que lapparence sensible? Et
est-il vraiment impossible, et contraire à labsolu,
de se manifester?
Peut-être
que la dévalorisation platonicienne de lart part de
présupposés faux ; elle aura eu lavantage de
nous permettre de voir les conditions de possibilité que
nous avons à mettre au jour pour pouvoir dire que loeuvre
dart peut manifester un absolu. Il sagit en effet de
se demander si loeuvre dart est, même si ses moyens
dexpression sont évidemment sensibles, si assujettie
que ça au domaine du sensible, et si labsolu est de
son côté si radicalement coupé du domaine de
lapparaître.
A-
Aristote : l'art n'imite pas à proprement parler la nature,
mais rivalise avec elle.
Dabord,
il faut préciser que lart nest pas une pure copie
de la nature, et encore moins des apparences. Il semble que la réponse
aristotélicienne à la thèse de Platon selon
laquelle lart se bornerait à imiter la nature, permet
déjà à lart de pouvoir prétendre
à atteindre à quelque chose au-delà du sensible.
En effet, nous dit Aristote dans la Physique, lart
ne prétend pas imiter rigoureusement la nature, mais rivaliser
avec elle. Ce qui le mène à dire, comme on peut le
voir dans les livres 4 et 9 de la Poétique, que non
seulement lart (en loccurence, la poésie) est
philosophique, car, contrairement à lhistoire, il a
lavantage dêtre rationnel et général,
mais en plus, il nous permet davoir accès à
ce que nous cache la nature et lobservation naturelle ou empirique
des phénomènes. Lart nous découvre des
choses que nous ne savions pas voir dans la nature, il nous découvre
des choses "cachées". Ici, se révèle
la possibilité que loeuvre dart puisse manifester
un absolu -du moins déjà peut-elle nous faire avoir
accès à ce qui ne se montre spontanément pas
dans le réel. Platon ne voit pas que loeuvre dart
est autre chose quune (pâle) imitation de la nature,
et quelle peut en fait renvoyer à autre chose que le
domaine sensible.
B-
La revalorisation de l'apparaître chez Hegel.
Cest
ce qui a été définitivement vu par Hegel dans
Lintroduction à lesthétique ; chez
lui, il est tout à fait possible à loeuvre dart
de manifester un absolu. En effet, dabord, Hegel nous montre
que lart a son apparence propre, et que largument tiré
du fait que lart appartient au domaine des apparences ne tient
pas pour critiquer sa prétention à manifester un absolu
; et ensuite, il nous dit bien que labsolu doit nécessairement
se manifester. Lapparence, le domaine du sensible, lapparaître,
bref, tout ce qui chez Platon était inessentiel à
labsolu et par-là inadéquat pour en rendre compte
ou y avoir accès, est ici revalorisé.
1)
L'art a son apparence propre.
Ainsi
Hegel nous dit que lart a une apparence qui lui est propre,
et non "une apparence tout court". Que veut-il dire par-là?
Pour bien le comprendre, il faut préciser que Hegel estime
bien que les apparences immédiates, ou la nature, sont en
quelque sorte un manque dêtre, une illusion. Mais justement,
lapparence de lart, le sensible quil manifeste
dans ses oeuvres, sont par rapport à ces "apparences
tout court", élaborées par le travail de lesprit
; le sensible que manifeste lart est intellectualisé,
spiritualisé. Comme il le dit bien, "loin dêtre,
par rapport à la réalité courante, de simples
apparences ou illusion, les manifestations de lart possèdent
une réalité plus haute et une existence plus vraie".
Le matériau sur lequel sexerce lart est certes,
le sensible, mais un sensible spiritualisé.
2)
L'absolu a pour essence de se manifester.
Il
dit aussi, comme nous lavons évoqué ci-dessus,
que labsolu a pour essence de se manifester : "toute
essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction
pure, doit apparaître. (...) lapparence constitue un
moment de lessence". A partir de Hegel, on ne peut plus
sérieusement penser que lessentiel soit radicalement
coupé de ce qui apparaît. En effet, on sait que ce
qui seul est réel, cest ce qui est concret ; comme
il le dit dans la célèbre préface des Principes
de la philosophie du droit, "ce qui est rationnel est réel,
et ce qui est réel est rationnel". Labsolu nest
pas pour Hegel quelque chose qui existerait dans un monde "intelligible"
; cest-à-dire, quil nest pas abstrait ;
sil doit exister, il faut quil se fasse exister, et
il devra donc se manifester.
Labsolu,
lIdée hégélienne, qui nest autre
que lEsprit du monde se réalisant à travers
lhistoire des hommes, nest donc plus vraiment ce qui
serait par essence inaccessible à lart.
3)
L'absolu (l'esprit, l'Idée) est donc accessible par des moyens
sensibles
Au
contraire, Hegel estime même que loeuvre dart
est un des moyens privilégiés de manifester labsolu.
Certes, les produits de lart ont toujours une apparence sensible
et naturelle, mais ils ont, avons-nous vu, un contenu éminemment
spirituel. Lart nous révèle véritablement
lesprit, le spirituel. Dans le sensible de lart, se
révèle la présence même de lesprit.
Comme il le dit : "dans son apparence même, lart
nous fait entrevoir quelque chose qui dépasse lapparence
: la pensée". Lart, comme la religion et la
philosophie, est "un mode dexpression du divin, des
besoins et des exigences les plus élevées de lesprit"
et "les peuples ont déposé dans lart
leurs idées les plus hautes". Lart possède
le pouvoir de donner de ces idées élevées une
représentation sensible qui nous les rend accessibles.
4)
L'uvre d'art ne se réduit pas à son matériau
sensible
Loeuvre
dart dépasse toujours ce quelle nous montre,
elle ne se réduit pas à son matériau et ses
moyens dexpression sensible ; son contenu est spirituel. Dans
loeuvre dart , on doit oublier le particulier pendant
que nous sommes en train de lexaminer ;
"La
signification de loeuvre se rapporte à quelque
chose qui dépasse lapparence directe (...)
; loeuvre dart ne sépuise pas toute
entière dans les lignes, les courbes, les surfaces,
les creux et les entailles de la pierre, etc., mais constitue
lextériorisation de la vie, des sentiments,
de lâme, dun contenu de lesprit".
|
Il
nous parle magnifiquement de lart grec, qui parvient à
nous représenter labsolu dune manière
tout à fait adéquate ; dans lart grec, nous
dit Hegel, où le dieu est représenté par la
figure humaine, il y a une union totale entre le sensible et le
spirituel : lart grec a su incarner labsolu quest
Dieu. La forme de lart est donc ici tout à fait adéquate
à représenter, manifester, son contenu, qui est un
absolu. De même encore Hegel analyse la peinture hollandaise
en nous montrant le pouvoir quont ces oeuvres de révéler,
manifester, un absolu, que ce soit lesprit de ce peuple particulier,
ou la présence même du spirituel en général.
Il
semble donc que, contre Platon, loeuvre dart soit à
même de manifester un absolu ; en elle, on trouve une présence
de lesprit, elle nous permet même de prendre conscience
de ses intérêts les plus élevés. Cest
que loeuvre dart ne se réduit pas à son
matériau sensible, comme le verra à sa façon
Sartre, dans les célèbres analyses du portrait de
Charles VII que lon trouve dans lessai sur Limaginaire
: loeuvre dart est, nous dit-il, un irréel ;
sa présence sensible est juste un "analogon", un
moyen sensible de nous rendre présent, de manifester dans
le réel ce qui nappartient pas à ce monde mais
est éternel et indépendant des conditions spatio-temporelles
du monde sensible.
III-
Seule l'oeuvre d'art permet d'atteindre l'absolu
Non
seulement loeuvre dart est tout à fait capable
de manifester un absolu, mais encore, il semble bien que, contre
Platon, elle soit seule capable de le faire : elle nous paraît
être le moyen privilégié datteindre labsolu.
En effet, nous venons de voir que loeuvre dart dépasse,
par ses moyens artistiques, lapparence, le sensible. Elle
manifeste la présence de quelque chose dabsolu, dindépendant
de toute condition sensible, par des moyens pourtant sensibles.
On doit donc nécessairement en arriver à inverser
le rapport instauré par Platon entre la philosophie et lart
et dire que ce nest pas la raison, ou la philosophie, qui
peut atteindre labsolu. Seul lart est apte à
le faire, car il "manifeste", plutôt que dessayer
de dire ce qui par définition ne se dit pas.
1)
La conception romantique de l'art (18e) : l'art permet
de montrer ce qui est indicible, non conceptualisable, ou non connaissable
Si
paradoxal que cela puisse paraître, loeuvre dart
permet de dépasser les limitations spatio-temporelles. Cest
en tout cas ce que les Romantiques ont soutenu. Pour bien comprendre
leur thèse, il nous faut ici nous arrêter un petit
moment sur la philosophie kantienne de la connaissance, qui a ouvert
la voie au remplacement de la philosophie par lart, à
la thèse selon laquelle le contenu même de la philosophie,
qui est un absolu, est révélé par lart.
En effet, Kant a montré, dans sa Critique de la raison
pure, que les concepts étant seulement valables à
lintérieur de lexpérience, quils
sont assujettis aux conditions et aux limitations de celle-ci :
ainsi, si on peut connaître véritablement ou objectivement
les "phénomènes", grâce à nos
catégories, on ne peut jamais par-là atteindre à
labsolu, au fondement des phénomènes, au "noumène".
Tout ce à quoi nos catégories nous donnent accès,
cest à un réel construit par les facultés
transcendantales de lhomme. Labsolu, le noumène,
ou chose en soi, qui est à la base du réel, le fondement
des phénomènes, étant indépendant de
toute conditions, on ne peut jamais y a voir accès. On sait
que Kant a longuement critiqué, dans sa Dialectique transcendantale,
les prétentions de la métaphysique à vouloir
penser, par lintellect, un absolu, comme lâme,
le monde, ou Dieu. On ne peut par définition rien connaître
de ce qui est au-delà de lexpérience possible,
de ce qui est inconditionné.
2)
Kant, Critique de la faculté de juger, § 49 et 57 :
les Idées esthétiques ou l'alliance gratuite entre
imagination et entendement
Par
ailleurs, Kant, dans les paragraphes 49 et 57 de la Critique
de la faculté de juger, parlait de la capacité
créatrice de lhomme comme dune capacité
à montrer, grâce à des Idées esthétiques,
lindicible, même si par-là on ne peut prétendre
épuiser ce quelles nous "donnent à penser"
; et il nous montrait par-là quil y a un moyen spécifique,
ne dépendant pas du concept, de "montrer" ce qui
ne se laisse pas mettre en discours. Ce qui est de lordre
de la figuration peut seul, apparemment, prétendre nous dire,
mais pas sur le mode conceptuel, ce qui est absolu, car nétant
pas alors assujettie au concept, limagination est libre.
3)
L'art fait donc mieux que la philosophie
Ainsi
les romantiques, avertis de ce que labsolu est inaccessible
au concept, de ce que le discours philosophique, ou même scientifique,
ne peuvent en aucune manière nous permettre davoir
accès à ce qui seul importe, au sens de la vie, à
lorigine du monde, etc., va estimer que lart est le
seul moyen qui soit adéquat pour manifester un absolu. Loeuvre
dart nest pas assujettie au concept, au discours, elle
manifeste des vérités sur le mode de lintuition
; elle se situe avant la coupure sujet-objet qui interdit toute
vérité. Ainsi pour Schopenhauer, dans lEssence
intime de lart (in Le monde comme volonté et représentation)
dit que lart, qui par ailleurs a une racine commune avec la
philosophie, répond à la question du problème
de lexistence sur le mode de lintuition ; elle saisit
lessence vraie des choses, de la vie, de lexistence.
Lart, nous est-il dit, déchire le voile des apparences.
4)
Heidegger, L'origine de l'uvre d'art : l'art et la vérité
Heidegger,
dans Lorigine de loeuvre dart, nous montre
bien que seul lart est à même de nous manifester
la vérité de lêtre. Il faut précise
que par-là, Heidegger ne veut nullement dire que loeuvre
nous montrerait adéquatement la vérité dune
chose particulière, empirique, mais bien la vérité
en personne telle quelle vient à éclore. Loeuvre
dart nous manifeste labsolu même, qui nest
autre que la manière dont la vérité vient à
être, en nous la rendant présente. Ainsi lanalyse
des souliers de Van Gogh nous a révélé, non
ce que sont les souliers en vérité, mais la manière
dont la vérité vient à être, son mode
originel dinstauration. De même, le temple est une manifestation
de labsolu, de la présence originelle de lêtre
(avant toute intrusion de lhomme et de ses concepts dans le
monde).
Loeuvre
dart manifeste bien dune manière toute privilégiée,
un absolu, un au-delà.
IV-
Toute uvre d'art manifeste-t-elle un absolu?
Certes,
loeuvre dart paraît bien être à même
de manifester un absolu, mais il ne faut pas oublier que lart
est "un concept ouvert", pour reprendre lexpression
de Wittgenstein, et que toute oeuvre dart ne paraît
pas à même de pouvoir manifester un absolu. Ne serait-ce
pas en fait seulement les oeuvres dun passé révolu,
qui ont été capables de manifester un absolu?
1)
L'art contemporain est-il de l'art?
Promenons-nous
dans un musée dart contemporain : il nous paraît
vraiment impossible de soutenir que lesoeuvres dart quon
y trouve soient capables de manifester un absolu! A moins de dire,
comme certains seraient dailleurs tentés de le faire,
que les oeuvres que lon trouve dans ces musées, ne
sont justement pas des oeuvres dart... Ainsi, comment dire
que Fontaine, de Duchamp, qui est un simple urinoir acheté
tout fait et signé du nom de lartiste, et exposé
dans un musée, puisse manifester un quelconque absolu? Nest-ce
pas dailleurs un geste ironique eu égard au travail
prétendument "sacré" de lartiste,
que nous représente cette oeuvre? Mais que dire même
des tableaux abstraits de Kandisky, qui ne semblent être que
de purs jeux de limagination sur des formes et des couleurs,
ne nous délivrant aucun contenu transcendant (du moins au
premier abord, comme nous le verrons ci-après)?
2)
L'art est-il fini?
Mais
on sait que Hegel, déjà, avait déclaré
que lart est une chose du passé, que sa mission métaphysique
est terminée. En effet, si, comme nous lavons vu, lart
est pour lui la manifestation sensible de lIdée, et
donc, dun absolu, elle ne demeure pas toujours le moyen privilégié
pour y atteindre. Elle ne la en fait accompli quune
fois, en ce point culminant quest lart grec. Après
lui, la religion, puis la philosophie, ont pris le relais, et réussi
à exprimer dune manière de plus en plus adéquate
labsolu. Finalement pour Hegel, le défaut de lart
est toujours, malgré tout ce que nous avons pu en dire, dêtre
prisonnier du matériau sensible ; la philosophie est le moyen
le plus adéquat pour exprimer le spirituel, qui est finalement
le concept, la pensée clairement exprimée ; lart
est quant à lui toujours enlisé dans le sensible...
La mission métaphysique de lart a même été
terminée dès que la religion a mieux su quelle
représenter le dieu chrétien. (Cet absolu là,
loeuvre dart ne pourrait donc pas le manifester). De
plus, il apparaît que si loeuvre dart est un matériau
dans lequel les peuples ont su déposer leurs idées
les plus hautes, labsolu quils ont réussi à
atteindre, à manifester, nen est sans doute pas vraiment
un, puisquil est daté, spatio-temporellement déterminé
; il nest que labsolu dune époque, et donc,
relativement déterminé...
On
peut dire que Hegel a su prédire létat présent
de lart : maintenant, il ny aurait plus dart,
tout est possible, en tout cas, après la religion et la philosophie,
loeuvre dart ne serait plus capable de manifester un
absolu.
3)
L'art abstrait comme langage de l'âme.
Pourtant,
revenons à lart abstrait de Kandisky. Nest-il
vraiment quun jeu, arbitraire, et sans aucun contenu? Bien
au contraire, Kandisky nous dit, dans Du spirituel dans lart,
et dans la peinture en particulier, commentant son oeuvre incomprise
à ses débuts, que son oeuvre est le seul moyen existant
pour que lon puisse, comme déjà le disait de
"lart du passé" Hegel, sentir la présence
de lesprit, et seul il est capable de combattre le matérialisme
dominant, bref, de nous faire reconnaître les intérêts
les plus hauts de lesprit ; il est destiné à
"traîner le chariot récalcitrant de lhumanité",
à la pousser en avant, toujours plus haut... Lartiste
à lavant-garde de ce chariot, ou de ce quil nomme
encore le "triangle sprirituel", qui en loccurence
est ici Kandisky , est le seul à voir labsolu (on pensera
ici à lheureux élu qui, chassé de la
caverne platonicienne, peut enfin contempler la lumière éblouissante
de lEtre), et est seul à même de pouvoir le manifester
à ceux qui sont à la traîne. En effet, lart
abstrait est un art pur, il ne travaille pas à dépeindre
la nature, mais il se sert de la couleur et de la forme pure pour
parler à notre âme même. Lart et en particulier
lart abstrait, est le langage de lâme, et il est
le seul à pouvoir lêtre.
4)
Que faire des ready-made?
Mais
on nous dira que les oeuvres qui sont aujourdhui les plus
compromettantes quant à notre thèse selon laquelle
loeuvre dart est un absolu, et qui semblent bien vérifier
la thèse hégélienne selon laquelle seules les
oeuvres dart dun passé révolu ont réussi
et ont eu pour destination propre de manifester un absolu, sont
comme nous lévoquions tout à lheure, les
ready-made, ou encore, lart dit populaire ou popart.
Il est vrai quà leur égard, nous ne nous comportons
pas du tout comme si elles étaient à même de
manifester un absolu, comme des choses "sacrées".
Le porte bouteille ou lurinoir de Duchamp, les Boîtes
Brillo dAndy Warhol, ne sont après tout que des
choses ordinaires, qui appartiennent à notre vie quotidienne.
Ces oeuvres ne sont dites des oeuvres dart, selon certains
théoriciens de lart, comme Arthur Danto, que parce
que nous les estampillons de cette appellation -mais nous ne pouvons
ici, sans dépasser les limites de notre sujet, nous étendre
sur ce problème complexe, largement débattu de nos
jours. En tout cas, ces oeuvres ne sont pas celles que nous gardons
au musée comme des objets sacrés, elles ne se conservent
dailleurs pas, ne sont nullement "originales", au
sens où elles sont reproductibles ; ainsi, dans ce quon
appelle les "performances", on peut donner les indications
permettrons à des élèves dart plastique
de refaire loeuvre ailleurs ou dans un autre temps, etc. Bref,
ici, on semble vraiment être obligé de dire que les
oeuvres dart contemporaines ne sont pas du tout capables de
manifester un absolu, dévoquer une présence,
dêtre une présence sensible de quelque chose
de spirituel, déternel, ou de sacré.
Pourtant,
il nous semble exagéré de soutenir une telle thèse.
En effet, quant à manifester le domaine du spirituel, des
intérêts de lesprit, il nous semble bien que
ces oeuvres continuent cette ambition propre, semble-t-il, à
lart de tous temps. Ces oeuvres signifient, elles manifestent
un sens au-delà delles ; et ce sens nous fait avoir
accès à un indicible, à ce que les philosophes
ou les scientifiques ne "disent" pas. Ainsi, par exemple,
les oeuvrs dA.Warhol nous renvoient à la vérité
de notre condition, de cette société de consommation
qui est directement présente, mais de manière à
susciter la pensée. Elles manifestent bien, de plus, lesprit
du temps!
Les
oeuvres dart contemporaines nous manifestent donc bien un
absolu, et ce nest pas parce quelles se servent de moyens
tellement concrets que parfois, on à peine à les différencier
des choses ordinaires, quelles ne le peuvent pas. Même
si Hegel estimait que plus on sélevait au-delà
des moyens sensibles de manifestation de labsolu, mieux il
était représenté, il avait bien après
tout montré quil ny avait pas ici une impossibilité
de principe.
Conclusion.
Loeuvre
dart nest pas, contrairement à ce que nous disions
dabord avec Platon, une trompeuse apparence, qui se bornerait
à réfléchir les illusions de la perception
sans aller au-delà, vers ce qui fait la vérité
de ces apparences ; elle nest pas quelque chose de désespérément
sensible, elle nest pas un genre dêtre ontologiquement
inférieur par rapport à labsolu quelle
contribuerait à nous cacher. Bien au contraire, loeuvre
dart ne se réduit pas à son aspect sensible
: elle est un moyen sensible dévoquer quelque chose
au-delà du sensible. De plus, nous avons bien vu que la manifestation
sensible ne fait plus, depuis Hegel, obstacle de principe à
un accès à labsolu. Loeuvre dart
manifeste bien un absolu, elle nous fait avoir accès à
la présence de lesprit même, et dépasser
les limites que nous impose notre connaissance quotidienne du monde.
Nous comprenons donc par-là pourquoi notre rapport à
lart est un rapport particulier : nous considérons
les oeuvres dart comme des choses à part des choses
quotidiennes, nous leur donnons de la valeur ; et, contrairement
à ce que soutiennent certains spécialistes contemporains
desthétique, cette attitude nous paraît tout
à fait justifiée. Elle lest même, dune
certaine façon, et cela contre Hegel, à légard
des oeuvres dart contemporaines. Toute oeuvre dart manifeste
un absolu, et tant quil y en aura, sous quelque forme que
ce soit, lhomme aura des occasions de sessayer à
étancher quelque peu sa soif dabsolu, qui ne peut définitivement
plus lêtre par la métaphysique. Ce qui signifie
que, comme le disait bien Kandisky, grâce à elles,
nous reconnaîtrons ce qui est sprirituel pour ce qui a la
plus haute valeur...
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